Eric Rohmer (1920-2010)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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Re: Eric Rohmer (1920-2010)

Message par cinéfile »

El Dadal a écrit : 12 mai 21, 10:25 Excuses au passage à cinéphile pour avoir hijacké son commentaire...
Ne t’excuse surtout pas :wink: C’est le propre d’un fil de discussion que de passer d’un sujet/film à un autre, à l’image du fil de la pensée. De plus, j’avais moi-même citer le Rayon Vert dans mon message et j’avoue y avoir penser plus d’une fois en regardant ce film-ci (La Femme de l’Aviateur), très surpris de voir Marie Rivière dans un registre de jeu assez différent du Rayon Vert qui reste son rôle « phare ».

Nouvelle séance Rohmer dimanche dernier avec une révision du Genou de Claire, qui restait dans mon souvenir un des Rohmer qui m’avaient le moins plu lors de sa découverte. Et ce malgré l’énorme capital sympathie dont il jouissait auprès de moi, étant Annécien d’origine (parti à 20 ans, mes parents y habite toujours). Malgré les années, c’est resté sans doute le film le plus célèbre tourné dans la région. A vrai dire, l’œuvre est paradoxalement une sorte de huit clos à ciel ouvert. Hormis quelques plans tournés à Annecy-même, certainement en une seule et même journée, et une escapade au pied du massif de la Tournette, le décor se limite à l’intérieur de la maison de Brialy/Jérôme et au jardin de la famille de deux jeunes filles (Claire et Laura). Le film réussit d’ailleurs plutôt bien son coup dans la mesure ou il se suit sans souci, à deux-trois faiblesses près. A ce sujet, je citerais (et c’est d’ailleurs ce qui m’avait déjà fait tiquer la première fois) le jeu très approximatif d’Aurora Cornu*. Intellectuelle roumaine assez importante à l’époque semble-t-il, ce sera son unique rôle au cinéma. A plusieurs reprises, elle donne l’impression de réciter scolairement son texte et de ne pas vraiment comprendre ce qu’elle dit… Elle ne devait pas être si à l’aise que ça en français et le tort en revient surtout à Rohmer pour le coup, même si l’origine étrangère du personnage est totalement justifiée par l’intrigue. Heureusement, on ne la voit plus du tout dans la seconde partie au moment où la Claire du titre débarque. Le reste du casting est en revanche exempt de tout reproche. Béatrice Romand** semble poser rétrospectivement les bases de son personnage du Beau Mariage, en interprétant ici une jeune « chieuse » dans la plus grande tradition rohmérienne ! Claire/Laurence de Monaghan, 16 ans à peine, apporte un contre-point idéal par sa beauté énigmatique et son fameux « genou », objet de fascination pour Jérôme. Le spectateur d’aujourd’hui pourrait s’offusquer de la différence d’âge, mais j’y vois pour ma part une référence à Lolita. Comme dans le roman de Nabokov, les velléités de Jérôme (l’homme « mâture », dandy et sûr de son charme) finissent par faire plouf et le film s’amuse de ses déboires. Son aisance rhétorique cache un comportement pleutre, parfois risible. Brialy se montre extrêmement à l’aise dans l’exercice et rappelle le bélâtre de La Collectionneuse (Patrick Bauchau), qui finissait déjà en dindon de la farce. Pour filer la comparaison, Le Genou de Claire appartient également aux cycles des films d’été de Rohmer (suivront Pauline à la Plage, Le Rayon Vert, Conte d’Eté). Je regrette d’ailleurs l’image fatiguée de mon vieux DVD. Il est certain que les restaurations récentes auront su rendre grâce au travail de composition de N. Almendros, déjà fabuleux dans La Collectionneuse. Tout comme ce dernier, le Genou de Claire parvient à trouver un bel équilibre être verbiage, manipulation et sensualité. Révision à la hausse, donc.

*Je découvre d’ailleurs qu’elle est décédé en mars dernier à l’âge de 89 ans.
**C’est dingue comme elle ressemble à Alyssa Milano dans ce film. Oui, j'avoue ça fait bizarre de la citer sur un topic Rohmer...
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Thaddeus
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Ma nuit chez Maud (1969)

Message par Thaddeus »

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À fleur de rhétorique


Comme beaucoup d’artistes originaux, Éric Rohmer est à bien des égards anachronique. De son propre aveu, le cinéma est pour lui "l’art de faire du vrai avec du vrai". On ne saurait mieux définir Ma Nuit chez Maud, où le comble de la sophistication se conjugue avec le naturel le plus pur. Le film constitue le troisième des Contes Moraux, six variations sur un même canevas : un homme à la poursuite d’une femme en croise une deuxième qui accapare son attention jusqu’à ce qu’il retrouve finalement la première. Après l’ut majeur de l’été tropézien dans La Collectionneuse, voici le la mineur des hivers glacés de Clermont-Ferrand. L’intrigue se construit sur une série de paradoxes qui, par addition ou superposition, amènent le spectateur à vivre une aventure sentimentale que l’auteur démonte avec une logique imperturbablement scientifique. Or rien de plus brûlant que la tendresse inavouée — et inavouable au royaume spirituel dont les protagonistes se veulent les rois et les reines — qui court tout au long d’un discours où Pascal, Marx et Dieu se taillent la part du lion. Rien de plus démodé que ces conversations intellectuelles qui n’auraient pas déparé un salon du XVIIIème siècle, mais rien de plus actuel que les êtres qui la tiennent et qui finalement, comme à l’abri des mots, s’entredéchirent avec la meilleure grâce du monde. Leur sérieux mêlé d’impertinence, leur goût de l’introspection témoignent qu’ils sont enfants de Montaigne, de Diderot, de Valéry. Théâtre d’idées où les acteurs se réduisent à ce qu’ils expriment (sans qu’il s’agisse expressément de leurs pensées) mais où rarement au cinéma ils se sont laissé vivre avec tant d’intensité. Conte moral enfin, dont précisément la morale apparaît en ce qu’elle a de fragile, comme une provocation et une injure sinon à l’amour, du moins au bonheur. Car ce qui retient les héros de ce cycle rohmerien n’est pas le souci d’un déclassement social ou d’une déception narcissique mais une angoisse plus radicale. Derrière les attraits faciles de l’étranger se cache le "grand autre" qui pourrait remettre en cause leur système de représentation. Ouvrir la porte ce serait prendre le risque de se confronter au réel, et face à cette indécision tragique, ils préfèrent faire marche arrière.


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Non son malice, Rohmer met en scène un triangle en forme de théorème, constitué d’un professeur marxiste (Vidal), d’une libre penseuse athée (Maud) et d’un catholique se qualifiant lui-même de tiède (Jean-Louis). Ingénieur chez Michelin, féru de mathématiques, ce dernier, qui est également le narrateur de l’histoire, croit en une prédestination, une nécessité. Relisant les Pensées de Pascal, il réfute l’idée du pari et s’insurge contre le jansénisme sombre du théologien. Le film est agencé selon un modèle caractéristique du cinéaste, comme un chassé-croisé multipliant les aléas et les circonstances inopinées. Il consiste en un problème de coïncidences qui, par leur enchaînement, tissent la trame du récit. D’abord, la rencontre de Jean-Louis et de la première femme, Françoise, reste dans le domaine des possibilités. Tous deux sont pratiquants et vont à la messe le dimanche dans la cathédrale de Clermont. Entremetteur discret, Rohmer désigne la jeune fille à l’attention de Jean-Louis par un plan où le halo flou des bougies la nimbe d’une constellation lumineuse qui l’élit entre toutes les femmes présentes dans l’assemblée. À la sortie de l’église, il la perd dans les rues mais continue de la chercher à travers la ville, s’en remettant au hasard seul. Il tombe alors sur un ancien camarade d’études, perdu de vue depuis quatorze ans. Resté marxiste exactement comme Jean-Louis est resté catholique, Vidal quête les motivations d’un engagement qui dépasse largement la politique pour recouvrir son existence entière. Quand il dit douter profondément que l’histoire ait un sens mais parier sur celui-ci, car il est le seul qui justifie son action, il admet que ses raisons de vivre sont purement spéculatives : son idéologie est une foi. Et c’est en toute logique qu’il dénonce le jésuitisme de Jean-Louis, qu’il se moque de sa façon de noyer ses aspirations dans le vin de chanturgue et le marivaudage. Ni Pascal ni Marx ne sauraient tenir, sinon paradoxalement, dans la même équation, alors qu’une certaine conception pascalienne ou marxiste, bien que dégradée, peut au bout du compte s’accommoder de l’autre.

Mais la rencontre la plus importante est celle que Vidal réserve à Jean-Louis. Un soir, il l’invite en effet à l’accompagner chez son amie Maud, avant de s’éclipser. Toute aussi brillante et intelligente que les deux hommes, cette belle mante bien peu religieuse apparaît aussi comme la plus émancipée. Son éducation, imprégnée par l’esprit de la franc-maçonnerie, l’y pousse autant que sa manière de mener sa vie. Divorcée, mère d’une petite fille, elle a toujours su rester par rapport à elle-même et ses liaisons non seulement plus éclairée, mais plus exigeante. Il existe dès lors, entre l’attirance certaine qu’elle éprouve pour Jean-Louis et ce qu’elle pressent en lui de puritanisme — lequel se situe à un niveau dialectique pour le moins douteux — un conflit qu’elle s’efforcera de résoudre avec cette honnêteté, cette franchise qui la caractérisent. Quand Vidal emmène Jean-Louis chez Maud, ce n’est pas sans arrière-pensée : il suppose que son ami et celle qui fut brièvement sa maîtresse coucheront ensemble. Une telle volonté de se faire et de se voir souffrir n’échappe pas à la jeune femme mais, fidèle à ses principes (elle laisse toujours aux autres une liberté absolue de choix), elle ne fait rien pour contrarier la manœuvre. Plus encore, elle feint d’entrer dans le jeu afin de démasquer les contradictions de Jean-Louis, de tenter une impossible mise à nu. Son motif est pourtant sincère lorsqu’elle lui suggère de passer la nuit chez elle parce que les routes sont verglacées. Mais Jean-Louis, qui vit ou affecte de vivre dans un monde abstrait, ne peut voir dans cette proposition qu’un prétexte. Le malentendu, qui ne se dénouera pas, va peser sur leurs rapports et donner au film son plus subtil enjeu dramatique. Le héros se voit donc confronté à deux options : céder ou non aux avances d’une femme relative alors qu’il a pris la décision arbitraire et absolue d’en épouser une autre qui répond parfaitement à ses critères très arrêtés, après avoir joué son existence sur leur premier et seul regard.


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Il y a toutefois davantage. Le conflit latent mais jamais explicité qui oppose les deux personnages (et qu’elle résume assez bien en répétant à deux reprises : "Vous me choquez beaucoup") se situe à un autre niveau. Car Maud ne veut pas se laisser abuser par les mots. Ce sont des signes propres à traduire une certaine réalité mais qui ne sauraient ni la recouvrir entièrement, ni surtout se confondre avec elle. Si la nuit platonique apparaît au bout du compte comme un échec, c’est qu’elle est restée — malgré les hésitations du narrateur — dominée non pas par Françoise mais par son image, refuge facile pour échapper à la brûlure des sentiments. Or rien n’est plus dérisoire que cette passion commandée par la raison, que ce nouveau couple fondé par et sur une imposture, conforme à la médiocrité d’une vie (la conclusion l’indiquera) dont il n’avait dès le départ pas grand-chose à attendre. Jean-Louis est résolu à bâtir son avenir conjugal sur un pari, et s’il déclare ne pas comprendre l’infidélité, il va lui falloir ruser pour ne pas se contredire. Ayant opté pour un mariage doctrinal qui l’oblige à revenir chaque jour à la maison, il s’octroie un éventail de moralités hypocrites : l’adultère n’en est pas un si l’on ne cède pas à la tentation. Le désir extraconjugal est même recommandable car il suffit à combler le séducteur (rassuré de constater qu’il a encore du charme) en plus d’attiser le penchant pour la femme légitime. En un sens, celui que Maud traite de "don Juan honteux" inverse le pacte de l’amour courtois : la chasteté imposée par les dames de jadis à leur soupirant impliquait la promesse d’un commerce charnel à venir, d’un amour éternel. Ici au contraire, c’est lui qui censure l’étreinte, car il ne couche qu’avec des prétendantes qu’il songe à épouser. Ma Nuit chez Maud propose ainsi deux récits : comment Jean-Louis a conquis Françoise en faisant triompher son point de vue chrétien ; et comment, en refusant de conquérir Maud, il fait aussi triompher ce même point de vue.

Les hommes sont-ils libres, soumis aux desseins de la Providence ou aux lois de la matière ? L’univers est-il chaos ou cosmos, fruit du déterminisme ou de quelque plan divin ? Le miracle de l’œuvre est d’aborder ces questions loin de toute sécheresse, en cultivant un esprit et un humour exquis qui préservent la chair de son temps, la vibration du milieu, l’éclat de l’instant, l’émotion de l’immédiat. Dissertant sur la lutte perpétuelle entre l’autorité du discours et les sortilèges du corps, faisant succéder la chasteté au libertinage, les Contes Moraux baignent d’une sensualité à fleur de peau. Épaules dorées par le soleil de la collectionneuse, héroïne d’un marivaudage en bikini dont l’anatomie est détaillée en des plans radieux. Jambes de Claire magnifiées par sa mini-jupe. Chloé, dans L’Amour l’Après-midi, essayant plusieurs robes et prenant une douche pour resurgir nue. Maud se glissant "à poil" sous les draps d’où émergent pieds, mollets, cuisses, chuchotant ironiquement "I-di-ot" à son hôte emmitouflé, puis venant se coller au petit matin contre lui, l’enlacer, lui caresser le dos. Mais si le cinéma de Rohmer suscite le désir, il demeure voué à la dérobade. Les femmes disent oui à des hommes qui ont sollicité cet acquiescement et qui finissent par dire non. L’auteur nous laisse dans l’antichambre du péché et fait entendre la raison. Il marie une écriture filmique à peine visible avec un dialogue infiniment aigu et éloquent où se pèsent au milligramme le pour et le contre, les envies et les inhibitions, les états d’âme et les intermittences du cœur. Cette errance entre le monde nocturne de Maud (à laquelle Françoise Fabian prête sa sombre chevelure) et celui diurne mais hivernal de la blonde Marie-Christine Barrault, ce juste équilibre des noirs et des blancs qui se résout dans la grisaille morne d’une plage automnale, cette oscillation constante entre la loi des mots et celle de l’existence, Rohmer en restitue délicatement toutes les nuances. Il fait ainsi éclore ce qu’on s’attendait peut-être le moins à trouver dans le calcul des probabilités et les rues enneigées de Clermont-Ferrand : la poésie.


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Dernière modification par Thaddeus le 21 févr. 22, 21:00, modifié 1 fois.
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El Dadal
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Re: Eric Rohmer (1920-2010)

Message par El Dadal »

Merci beaucoup Thaddeus pour ce cadeau de Noël avant l'heure. Encore un beau texte, qui révèle avec beaucoup d'à propos l'acuité du réalisateur sur les phénomènes du trouble de la raison, du doute et des fausses certitudes, de l'hésitation, de la pertinence des dogmes et de leur confrontation. Un contenu à la fois textuel et souterrain, car non pas court-circuité mais rehaussé, comme porté au pinacle, par la plus élégante, charnelle et intime des mises en scène. D'une étrange manière, un "film-champagne".
Décidément, le programme parfait des réveillons réussis. Et ce n'est pas Ed qui me contredira.
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AtCloseRange
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Re: Eric Rohmer (1920-2010)

Message par AtCloseRange »

J'en ai profité pour relire le grand débat de 2016... c'était le bon temps.
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Re: Eric Rohmer (1920-2010)

Message par cinéfile »

Conte d’hiver

Bon, sans surprise (je m’aperçois que je truste le topic Rohmer depuis quelques pages pour en dire toujours du bien), ce film m’a énormément emballé.

Les films de Rohmer, j’y rentre depuis quelques années comme dans des chaussons. Mais le cinéaste possède cette faculté d’être à la fois très reconnaissable, mais aussi surprenant pour ces adeptes « récents » comme moi, à qui il reste encore quelques films à découvrir.

En parlant de surprise, l’ouverture de Conte d’Hiver a de quoi stupéfier : un montage vif et sans parole d’une rencontre de vacances idyllique (on y voit Charlotte Véry/Félicie et son amant dans le plus simple appareil comme des nouveaux Adam et Eve) agrémenté d’une ritournelle extradiégétique (rarissime chez Rohmer et composée par lui-même). Séquence-vignettes époustouflante qui vaut à elle seule la vision du film. Skorecki avait trouvé, je crois, un bel oxymore pour parler du cinéma de Rohmer : c’est Hélène et les Garçons avec de l’intelligence. Faire ressortir la plus incroyable profondeur de situations qui dans d’autres mains sembleraient confondantes de naïveté béate. D’autant plus qu’ici, cette introduction sert de contraste, de parenthèse enchantée, à une ellipse brutale de 5 ans qui nous transporte dans un univers parisien hivernal, peu engageant a priori, mais que Rohmer sublime par son approche.

Contrairement à ce que j’ai pu lire (pas forcément ici même, mais souvent ailleurs sur la toile), Charlotte Véry/Félicie a recueilli toute ma sympathie dès le départ. En guise de comparaison, il m’aura fallu bien une heure pour m’attacher à l’exaspérante héroïne du Rayon Vert (qui m’a bouleversé à la toute fin, en revanche), pour citer cet autre film de Rohmer, sans doute le plus proche de Conte d’Hiver sur de nombreux autres aspects (personnage qui trouve un sens à son existence dans une foi absolue contre tout entendement et toute probabilité, pour finalement
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être récompensé de sa détermination
). Cela tient en partie à la réalité assez modeste de sa condition, femme seule avec enfant (la fillette est super bien en plus). Quoique les héros/héroïnes rhomériennes roulent rarement sur l’or (celles de La Femme de l’aviateur et L’Amie de mon ami sont de « petites » employées de bureau). On confond parfois capital financier et capital culturel. Cela dit, la sociologie de Rohmer est totalement unique : Félicie se dit inculte, mais sa sagacité rivalise avec les personnages forts cultivés qu’elle côtoie (Loïc/Hervé Furic). Idem pour sa mère qui vit dans un petit pavillon de banlieue parisienne. Tout le charme de Rohmer se trouve dans ce genre de choix. Au passage, je ne souviens pas d’avoir vu beaucoup de parents chez Rohmer (exception faite de Bernard Verley dans L’Amour l’après-midi). Il est vrai qu’à partir des Comédies et Proverbes, les personnage principaux types sont des jeunes femmes de 20-25 ans dont la situation amoureuse n’est pas encore stabilisée (soit le sujet même de ces histoires).

Rohmer respecte vraiment tous ses personnages, donne à chacun voix au chapitre et le droit d’expliquer/exprimer son points de vue et ses choix. C’est particulièrement vrai ici pour un personnage secondaire qui prêterait vraiment à rire aux premiers abords : la femme que Félicie croise chez Loïc (le soir où il va le quitter). On découvre dans un premier temps cette adepte de la théorie de la réincarnation (« Bonne année karmique ! »), hors champ, puis de face, sous des attraits peu avantageux (voix snob horripilante, pincée, tenue et posture à l’avenant). On se gausse dans les premières minutes, avant que ne s’engage la discussion avec Loïc (catholique cultivé et excellent débatteur), discussion lors de laquelle elle fait jeu égal avec lui, pointe ses contradictions (surnaturel chrétien contre surnaturel de la réincarnation).

Les scènes entre Félicie et Loïc sont parmi les plus réussies (Hervé Furic est parfait). Là encore, Loïc est un personnage fort cultivé, mais qui ne roule pas sur l’or (bibliothécaire). L’humanité de Félicie s’exprime dans sa gêne lorsqu'elle lui annonce qu'elle va le quitter (« crois bien que je souffre autant que toi, si ce n’est même plus »). Son honnêteté ne fait pas de doute sur ce coup. Son idée fixe, son espoir fou (retrouver son amant de vacances d’il y a cinq ans, le père de sa fille qui devait partir pour les États-Unis) ne l’empêche pas de comprendre le monde qui l’entoure et la propre « folie » de son entreprise.
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In fine, elle se trouve récompensée de son entêtement, là où j’aurais plutôt imaginé une déconvenue, un retour cinglant à la trivialité de la vie. Ses pleurs de joie à la fin resonnent à l’inverse de ceux, de dépit, déchirant, de Pascale Ogier à la fin des Nuits de la pleine Lune.
Encore une fois, une merveille :D

Next : Conte d'Automne !
Dernière modification par cinéfile le 9 sept. 22, 15:32, modifié 3 fois.
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Re: Eric Rohmer (1920-2010)

Message par Alexandre Angel »

J'aime beaucoup ton analyse cinéfile :wink:
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

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Re: Eric Rohmer (1920-2010)

Message par Supfiction »

AtCloseRange a écrit : 19 janv. 16, 14:46
Oui, Rohmer garde encore un côté "happy few" et on a tendance à "suraimer" des plaisirs plus intimes.
Exact.

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Re: Eric Rohmer (1920-2010)

Message par cinéfile »

Alexandre Angel a écrit : 9 sept. 22, 12:28 J'aime beaucoup ton analyse cinéfile :wink:
Merci Alexandre :D
A te lire régulièrement sur Rohmer, je crois qu'on est souvent sur la même longueur d'onde au sujet du cinéaste.
Supfiction a écrit : 9 sept. 22, 15:18
AtCloseRange a écrit : 19 janv. 16, 14:46
Oui, Rohmer garde encore un côté "happy few" et on a tendance à "suraimer" des plaisirs plus intimes.
Exact.

Tu me régénères/Tu es le rayon vert
Oh les rabat-joies, les gueux ! :uhuh:

Blague à part, l'observation soulevée par ACR est assez pertinente. Comme la Félicie du Conte d'Hiver, qui s'avère lucide sur son entreprise, je réfléchis beaucoup sur ma propre cinéphilie (ciné-folie, partagée par beaucoup ici c'est rassurant) et comment les circonstances (appartenance générationnelle, préjugés, doxa critique ou cinéphile qu'on peut suivre ou rejeter) influent sur la perception d'un film, qu'on ne reçoit jamais que pour et par lui-même, d'un cinéaste, d'un mouvement...

J'ai officilellement découvert Rohmer au moment de sa mort (je le connaissais de nom avant, mais c'est l'hommage d'Arte avec Les Nuits de la pleine lune en 2010 qui constitue ma véritable découverte à 21 ans, pas tellement enthousiaste d'ailleurs). Je n'ai pas connu en direct son succès assez important des années 80. Je n'ai pas vu un seul Rohmer en salle, à l'exception d'une reprise en ciné-club étudiant de Ma Nuit Chez Maud à Clermont-Fd où j'étudiais alors. Je noue d'autant plus un lien particulier avec lui que j'ai grandi à Annecy où Le Genou de Claire reste un film emblématique (enfin pour les cinéphiles du coin). Contrairement à d'autres films ou réalisateurs, mon goût pour Rohmer n'a jamais trouvé d'écho dans mon entourage (pas excessivement cinéphile cela dit), même ponctuellement. Aujourd'hui, il est plus facile de parler de Romero que de Rohmer. C'est finalement logique qu'il compte parmi les cinéastes sur lesquels j'interviens le plus ici. Quand je dis que je rentre dans ses films comme dans mes chaussons, c'est aussi à prendre au sens littéral. Lorsque j'ai lancé le film l'autre soir, il était déjà assez tard, l'ambiance autour de moi était très calme (pas un bruit dans la rue, personne chez moi), j'étais en chaussons devant la téloche... et le film ne m'a pas lâché. Aurais-je autant aimé Rohmer si j'avais eu 30 ans en 1985 ? Si tout le monde autour de moi m'en rabâchant les oreilles ? Aimerai-je encore autant Rohmer dans 10, 15 ans ? Rien n'est moins sûr. Le surplus d'ivresse lié au sentiment d'être un happy-few peut-il intervenir dans nos expériences face aux films ? Sommes-nous conditionnés à un moment ou un autre ? C'est probable. Mais le résultat, le panard que je prends devant de nombreux Rohmer est on-ne-peut-plus réel :D
Dernière modification par cinéfile le 9 sept. 22, 21:49, modifié 1 fois.
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Re: Eric Rohmer (1920-2010)

Message par Flol »

J'aime beaucoup ce que tu dis. Je trouve ça très beau mais aussi très rassurant, bizarrement (sûrement pour le côté chaussons).
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Re: Eric Rohmer (1920-2010)

Message par hansolo »

Top 10 des meilleurs films de l'histoire établi par Rohmer en 1961

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Thaddeus
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Re: Eric Rohmer (1920-2010)

Message par Thaddeus »

Plus de soixante ans après, au moins trois d'entre eux le sont toujours.
À noter que trois des films cités ont moins de trois ans au moment où Rohmer se prête à l'exercice. Peut-être à l'époque était-on moins frileux de statufier des films récents. Il est vrai que le cinéma était alors deux fois plus jeune.
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