Jean-Pierre Melville (1917-1973)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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Rick Blaine
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Re: Jean-Pierre Melville (1917-1973)

Message par Rick Blaine »

Je suis bien d'accord. C'est pour moi la naissance de la patte Melville - ce qui n'empêche pas la réussite du Silence de la mer ou de 24 heures dans la vie d'un clown, mais dans un autre registre - ici Melville trouve ses thématiques, son registre, les journées qui se déroulent la nuit, l'atmosphère visuelle. Il va ensuite creuser ce sillon, l'approfondir, l'épurer, pour atteindre ses chefs d'œuvre. Et Bob est le premier grand personnage Melvillien, et aussi le témoignage de la capacité de Melville a transformer un acteur en une figure propre à son cinéma en offrant un écrin mémorable à Roger Duchesne, acteur au parcours pour le moins cabossé.
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Re: Jean-Pierre Melville (1917-1973)

Message par Invité1 »

J'ai (enfin) découvert Léon Morin, Prêtre, 6ème long-métrage de Jean-Pierre Melville et adaptation du prix Goncourt 1952.
L'histoire serait apparemment vraie, vécue durant la seconde Guerre Mondiale par Beatrix Beck, auteure du roman original narrant comment elle fut touchée par la grâce suite à sa rencontre avec un jeune abbé nommé Jules Albert Peillet. Sous sa plume, ce dernier devint Léon Morin, religieux dont l'ouverture d'esprit bouleversa bon nombre de lecteurs en ce début des années 1950.
Melville souhaitait depuis longtemps adapter le livre mais ne trouvait pas l'acteur idéal pour incarner ce prêtre singulier. Suite à sa rencontre avec Belmondo durant le tournage d'À Bout De Souffle, le métrage se concrétisa et fut le 1er grand succès public du cinéaste.

Léon Morin, Prêtre est un superbe film à la réalisation véritablement sublimée par le sens du cadrage et quelques idées artistiques audacieuses extrêmement modernes pour l'époque. Le plan de l'arrestation de deux résistants filmée à travers le reflet d'une fenêtre est, par exemple, sidérant de contemporanéité.
Le casting est également remarquable et les tête-à-tête (mot invariable) entre Emmanuelle Riva et Jean-Paul Belmondo transfigurent littéralement l'habituelle notion de face-à-face propre au cinéma français populaire d'alors. Les propos anticléricaux et le jeu de séduction entre les deux protagonistes sont remarquablement appuyés sans sombrer une seule fois sous une forme de clichés dans laquelle de nombreux cinéastes auraient pu sombrer. Ici, tout sonne juste et résonne telles plusieurs séances de psychothérapie dans le confidentiel cabinet d'un psy. Il y a donc une forme de voyeurisme de la part de Melville qui rend également hommage à Don Juan avec ce charmant Léon Morin qui apprécie pathétiquement exciter la libido de ces femmes esseulées de par la guerre et dont certaines fricotent avec l'ennemi.

Une œuvre complexe et audacieuse dont le point de vue féminin reste central à l'instar de celui des Enfants Terribles, mais sans l'ombre dictatoriale de Cocteau pour corrompre la créativité du cinéaste.
Un grand Melville, libre et beau.

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Re: Jean-Pierre Melville (1917-1973)

Message par Invité1 »

Après avoir visionné l'intégrale, voici mon petit top Melville dans mon ordre préférentiel...

01 - Le Deuxième Souffle
02 - L'Armée Des Ombres
03 - Le Doulos
04 - Le Samouraï
05 - Léon Morin, Prêtre
06 - Le Cercle Rouge
07 - Le Silence De La Mer
08 - Bob Le Flambeur
09 - Deux Hommes Dans Manhattan
10 - Les Enfants Terribles
11 - Quand Tu Liras Cette Lettre…
12 - Un Flic
13 - L'Aîné Des Ferchaux

(Hors catégorie) - Vingt-Quatre Heures De La Vie D'Un Clown

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Watkinssien
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Re: Jean-Pierre Melville (1917-1973)

Message par Watkinssien »

Ravi que cette découverte Melville fut plus que concluante! :wink:
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tchi-tcha
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Re: Jean-Pierre Melville (1917-1973)

Message par tchi-tcha »

Surtout qu'on revient de loin.

On a une fille sérieuse, méthodique, aux goûts bien affûtés (sauf pour Ari Aster), qui se lance à la découverte du cinéma de Melville en attaquant directement par... Un Flic :shock:

Autant dire qu'elle a déclenché un sacré vent de panique dans le topic-monstre :mrgreen:
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Re: Jean-Pierre Melville (1917-1973)

Message par Invité1 »

tchi-tcha a écrit : 22 mai 22, 23:37 On a une fille sérieuse, méthodique, aux goûts bien affûtés
Ça, c'est gentil tout plein, merci :oops:
tchi-tcha a écrit : 22 mai 22, 23:37 (sauf pour Ari Aster)
(Ari Aster est un génie, c'est juste que tu es trop vieux pour le comprendre)
:P
The Eye Of Doom
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Re: Jean-Pierre Melville (1917-1973)

Message par The Eye Of Doom »

Le doulos
Un malfrat sorti depuis peu de prison se rend chez son ami receleur. Il doit faire un casse sous peu…

Amitiés, amours et trahisons chez les truants… selon Melville.
Je ne gardais aucun souvenir du film sauf la scene finale, donc ce fut hier hier une quasi decouverte en famille.
J’ai failli ecrire « rien ne fonctionne dans ce film » mais c’est certes un peu severe. :mrgreen:

Commençons par les qualités.
Superbe clair obscur et symphonie de noir et gris, dont la magnifique ouverture, Reggiani remontant la rue Watt, passant en alternance de la nuit au crepuscule, est la plus belle illustration.
Une certaine âpreté, notamment dans la scene « bondage » évoquée pages precedentes.
Des plans de mise en scene incroyables comme le mouvement circulaire complet dans le bureau de l’inspecteur.
Bref la perfection du style unique de Melville.

Mais alors, qu’est ce qui ne marche pas (pour moi)?
En premier l’invraisemblance de l’ensemble.
Apres une introduction sompteuse au limite du fantastique : no man land, maison desserte, … j’ai décroché avec le plan du réverbère :
Spoiler (cliquez pour afficher)
Le gars il a plusieurs millions en francs et bijoux et il choisit le lieu le plus exposé pour le planquer, au vu et au su de n’importe quel passant !
Et ensuite j’ai vu que les defauts. Bad luck !
Les flics maraudent et croissent forcément Bebel sur un trottoir.
Picolli et son acolyte qui se jettent sagement dans la gueule du loup.
Et j’en passe.
Bref, tout ca ne tiens pas vraiment pas debout et a pour seul motivation la volonté de Melville de raconter son histoire exemplaire d’amitié et d’honneur.
Je passe aussi sur le peu de cas fait des personnages feminins: cf le sort de la demoiselle
Spoiler (cliquez pour afficher)
Qui est exécuté froidement, d’ailleurs aussi de facon plutot invraisemblable : vous en croisser souvent des falaises comme ca en région parisienne?
Et puis, je connais pas les prix immobilier de l’epoque mais ca devait etre franchement moins cher qu’aujourd’hui pour qu’une petite frappe se paye une maison de maitre en banlieue.
Et je passe sur la deco chic et choc, de standing, meme chez les copines de truands.

J’ai aussi trouvé le tout assez mal joué : mention spéciale pour Dessailly, qui ratent toutes ses scenes, franchement pas aidé par des dialogues « serie noire » presque caricaturaux
Bebel est à peine mieux, entre sourire gaugenard et visage inexpressif, c’est selon.
Regianni est quand meme mieux heureusement et Picolli n’a rien à jouer.

Il faut prendre Le doulos comme le film de transition entre des oeuvres neo nouvelle vague, Bob le flambeur et Deux hommes à Manhattan, et la construction formelle, rigoriste et abstraite qui démarre avec Le deuxième souffle et atteint son apogée dans Le samouraï et Le cercle rouge.
Le samouraï et Le cercle rouge ne sont forcement moins invraisemblables que Le Doulos, mais le geste esthétique est extrême. On quitte le realisme et le code du film noir pour une pure épure tragique.
Le doulos est encore trop plein de ce folklore « noir » et « petite pegre du millieu » pour etre vraiment satisfaisant.
En fait il souffre peut etre de vouloir etre encore rattaché à la vie, quand les oeuvres qui suivront ne seront pleines que de morts vivants.

En fait j’ai pensé qu’un coup à Pépé le moko. Le geste de Duvivier est finalement précurseur de celui de Melville: on y croit pas plus à ses grands sentiments de truands enfermés dans la Casbah mais l’art de Duvivier, y compris, dans sa mise en scene, se situe justement à l’exact millieu entre mythologie et realisme (de studio). On est pas dans le premier degré, c’est bien l’imagerie folklorique qui est invoquée, ici dans un contexte colonial tout aussi carte postale. Mais Duvivier reussi tout ou presque dans ce film. Melville semble lui encombré de ces vignettes, passages obligés, qu’il semble quelquefois devoir s’assurer d’avoir bien toutes coché dans son exposé.
Un exemple, la boite de nuit. Dans Le doulos, rien ne marche. Dans Le cercle rouge ou Le samouraï, tout fonctionne.
Pourquoi, je ne sais pas. Les clients ont l’air de mannequins figurants dans Le doulos. Dans les deux autres films, ils sont bien venus de leur plein gré s’emmerder dans cet espece de purgatoire feutré. D’ailleurs peut etre que la différence vient que dans Le doulos, ce n’est pas la boite de nuit qui intéresse Melville (et le personnage), c’est ce qui se passent la haut, hors des regards, dont on ne saura pas grand chose. Dans le samouraï , la boite existe pour elle meme, c’est un espace à la vie propre. C’est elle dont on se souvient. Les lieux existent. Dans Le doulos, ils ne semblent etre que les espaces dans lesquels se jouent le drame.

Bon j’en reste la.
On l’aura compris, je ne troque pas 1h du Doulos pour les 10min de braquage de la voiture dans Le samourai ou Delon faisant sortir Volonté du coffre de sa bagnole dans Le cercle rouge.
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Re: Jean-Pierre Melville (1917-1973)

Message par Invité1 »

C'est dommage que tu sois passé à côté car je n'ai pas du tout ressenti le même rejet envers Le Doulos que j'ai au contraire trouvé remarquable sur certains points que tu juges totalement négatifs...
The Eye Of Doom a écrit : 29 mai 22, 18:38 En fait il souffre peut etre de vouloir etre encore rattaché à la vie, quand les oeuvres qui suivront ne seront pleines que de morts vivants.
C'est un fait (surtout en ce qui concerne Le Samouraï et Le Cercle Rouge, voire même Un Flic), mais je ne pense pas que le métrage en ''souffre'' pour autant.
Le Doulos reste à mes yeux l'hommage francophone de Melville au cinéma Noir américain qu'il admirait. Les "clichés" que tu mentionnes sont une relecture à la française, une sorte de "remixes" avec lesquels le cinéaste s'amuse et berne finalement ses spectateurs.
De par mon jeune âge, je n'ai certainement pas la maturité nécessaire pour analyser l’œuvre avec le regard d'une experte, mais l'intrigue a parfaitement fonctionné pour moi. Et bien plus ici que pour Le Samouraï et Le Cercle Rouge qui sont des œuvres plus atmosphériques et où l'intrigue reste quasiment secondaire pour laisser place à des émotions nettement plus mortuaires. Aussi réussis que soient ces deux derniers, ils n'ont absolument pas le "fun" que propose Le Doulos. Et je comprends parfaitement que Tarantino le cite comme son Melville préféré car cela entre totalement dans l'univers de son propre cinéma.

En fait, Comparer Le Doulos aux dernières œuvres de Melville n'est peut-être pas le plus pertinent. Et pour moi, le film de la transition que tu mentionnes est Le Deuxième Souffle qui est la genèse du cinéma "fin de parcours" de Melville.
Avec Le Doulos, Melville s'offre un un gros plaisir de fan de cinéma Noir. Il réalise un rêve de gosse suite au triomphe critique et commercial de Léon Morin. Et il le fait remarquablement bien. Sûrement avec ses clichés, ses invraisemblances et son espace limité, mais avec du cœur et de l'amour pour ses personnages. Ce qui disparaitra peu à peu dans ses œuvres ultérieures.

Je peux donc comprendre que l'on puisse juger Le Doulos comme mineur face, par exemple, au Samouraï.
Mais à mes yeux, ce n'est pas le cas. Ce sont des œuvres diamétralement opposées. Et pour ma part, j'ai été plus touchée par l'espoir envers la vie que Melville conserve pour Le Doulos que pour la traversée du "couloir de la mort" opérée dans ces derniers films.
Peut-être que je changerai d'avis en mûrissant, en ayant moins foi en la vie et en mes rêves à l'instar de Melville en cette fin des 60's. Mais du haut de mes 21 ans, Le Doulos reste un grand film empreint de plaisir pour le genre et de suspens. Et avec des comédiens tous remarquables, Dessailly inclus.
Quant au personnage incarné par Piccoli, il ne se jette pas dans la gueule du loup. Il prend tellement Belmondo pour un petit truand de pacotille qu'il ne le calcule pas et n'imagine pas une seule seconde qu'il pourrait s'attaquer à lui. Et justement, le jeu de Piccoli en ce sens est fantastique. Le caïd dépassé par une situation créée par un boloss de doulos. Perso', j'ai adoré :wink:
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Re: Jean-Pierre Melville (1917-1973)

Message par The Eye Of Doom »

Je me doutais bien que mon post te ferait reagir vu la decouverte enthousiasmante que tu as eu du film.
Je ne pense pas que ce soit une question d'age : j'ai decouvert les films de Melville, comme le gros de ma cinephilie entre 20 et 25 ans, mais bien de sensibilité.
Ce que confirme le fait que je deteste a peu pres tout de Tarantino (je lui reconnait bien volontiers de grande qualité pour ses scenes de dialogues).
En fait, je ne suis pas rentré dans le "jeu" du film, justement ce coté hommage. Non pas qu'il soit artificiel dans son essence ; pas de second degré ni de coté forcé mais les ficelles m'ont paru trop apparente, comme un trop plein. J'admire la sobriété du Samourai et du Cercle rouge. D'accord avec toi pour dire que dans ces deux films, l'intrigue est somme toute secondaire mais l'enjeu n'est pas/plus la.
IL faut que je revoie Le deuxieme souffle...

Sinon, au dela du Duvivier des années 30 qui crée la mythologie "noire" francaise d'une certaine facon, un autre parallele interessant pourrait etre à chercher du coté de l'Ange Ivre et Chien Enragée de Kurosawa.Kurosawa, admirateur de Simenon et du film noir, transpose cette mythologie dans le tokyo de l'apres guere. Chien Enragé est exemplaire pour cela jusqu"à la symbolique du double flic/tueur classique mais sans le manierime de Melville. On retrouve pourtant les passages obligés : l'interogatoire, la boite de nuit, ... Sinon le geste d'un Suzuki dans La naissance de la bete ou La marque du tueur est quasi Melvinien. Bon je m'egare...
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Re: Jean-Pierre Melville (1917-1973)

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Du coup, tu m'as donné l'envie de découvrir le cinéma de Duvivier. Merci pour ça :wink:
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Profondo Rosso
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Re: Jean-Pierre Melville (1917-1973)

Message par Profondo Rosso »

Le Silence de la mer (1948)

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Un homme d'une soixantaine d'années demeure avec sa nièce dans une maison du Dauphiné, dans la France occupée pendant la Seconde Guerre mondiale. La Kommandantur envoie un officier allemand loger chez eux, en zone libre. Le père de cet officier, qui avait survécu, avait lui connut la défaite de l'Allemagne face à la France, durant la Première Guerre mondiale. Pendant plusieurs mois, l'officier, compositeur de musique dans sa vie civile, tout imprégné de culture française, essaie d'engager, en dépit d'un silence immuable, un dialogue avec ses hôtes.

Si le polar est le genre de prédilection de Jean-Pierre Melville et celui qui où son influence se fait le plus ressentir, le cadre historique de l’Occupation constitue un vrai corpus dans sa filmographie puisqu’il consacrera trois films à cette période. On se souvient bien sûr des célébrés Léon Morin, prêtre (1961) et L’Armée des ombres (1969) mais dès cet inaugural Le Silence de la mer le sujet est au cœur des préoccupations de Melville. La période de l’Occupation est fondamentale pour Melville, qui dès l’armistice de 1940 s’engage dans la résistance avant de s’engager plus tard dans les Forces françaises libres. Ses séjours en Angleterre contribueront à forger son goût pour le cinéma américain qu’il peut voir sur place, et c’est également là que celui né Jean-Pierre Grumbach se choisit le pseudonyme de « Melville ».

Le Silence de la mer est adapté de la nouvelle éponyme de Vercors (inspiré de son expérience lorsqu'il dû loger un officier allemand admirateur de la culture française), récit humaniste publié clandestinement durant l’Occupation en février 1942. Marqué par ce texte, Melville qui vise déjà une carrière de réalisateur veut en faire son premier film et cherche à en obtenir les droits auprès de Vercors réticent. Melville décide donc d’en tourner une version clandestine qu’il soumettra à Vercors et un groupe d’anciens résistants en espérant obtenir leur approbation. C’est aussi un moyen d’accélérer son accès à la réalisation puisque le système de promotion et de syndicat de l’industrie du cinéma français ne le lui permettrait pas alors qu’il n’a aucune expérience officielle ou de connexion. En présentant un film achevé, il mettrait les décideurs devant le fait accompli. Melville finance donc le tournage de sa poche dans une économie précaire, ne bénéficiant pas de tarifs réduit pour la pellicule (puisque pas syndiqué), étalant le tournage sur plus d’un an et s’attelant au montage dans le dénuement le plus total.

Cela va cependant stimuler l’inventivité de Melville qui innove là tous précepte de la future Nouvelle Vague dont on peut le considérer le parrain même s’il s’en défendit. Le travail sur le silence, les non-dits, la thématique de la solitude qui feront toute la force de classiques à venir comme Le Samouraï (1967) sont déjà présents ici. Le contexte de guerre et la cohabitation forcée apporte une distance naturelle entre les individus qui va être progressivement mais aussi très implicitement atténuée. La voix-off très littéraire de l’oncle (Jean-Marie Robain) exprime initialement l’animosité qui ne peut être dite par peur envers l’officier allemand von Ebrennac (Howard Vernon), puis peu à peu le semblant d’amitié qui ne peut être prononcé par patriotisme. Le rituel des arrivées de l’officier dans l’intimité de l’oncle et de sa nièce (Nicole Stéphane) procède à une ignorance polie, une glace qui ne peut être brisée. Melville par les introductions spectrale de von Ebrennac renforce cette aura intimidante qui n’appelle aucun rapprochement, avant que l’allemand s’impose en douceur. Arrivant par une autre porte et se changeant en vêtement civil avant de se présenter à ses hôtes, il apparaît comme un colocataire plus que comme un envahisseur. Ses longs monologues révèlent que c’est également son dessein pour les relations entre l’Allemagne et la France, la présence de l’une visant à maintenir la grandeur de l’autre.

L’oncle et la nièce sont évidemment sourds à ce discours, mais se laissent peu à peu émouvoir par les confessions de l’officier qui, aveugle ou naïf, entrevoit la solution de ses maux intimes à la grandeur de l’Allemagne. Melville façonne grâce à la photo de Henri Decaë un cocon intimiste, où sa mise en scène traduit toute l’ambiguïté des rapports unissant les personnages. Les compositions de plan montrent parfois le trio ensemble à l’image, mais la liberté de mouvement de l’officier soliloquant s’oppose à la position assise et la nature silencieuse de ses hôtes. Malgré ses efforts de rapprochement, cette disposition, ce langage corporel trahit les rapports de forces. Pourtant, en travaillant sur le passage du temps, les habitudes nouées malgré elles (le bruit de pas raide de l’officier que l’oncle guette désormais), les précautions initiales s’estompent sans pour autant délier la parole. Le besoin de communication de von Ebrennac se heurte à la nécessité de distance de l’oncle et la nièce, les préventions d’un contexte empêche cela et s’avère malgré l’impasse à l’honneur des deux camps. La voix-off révèle explicitement le trouble de l’oncle, mais se montre plus évasive pour révéler les sentiments naissants de la nièce. Un pincement de lèvres, un regard à la dérobée, une main moins assurée dans ses séances de tricot, tout invite à laisser deviner une hésitation.

Fidèle à la nouvelle, Melville en reste là et amène le schisme par les illusions perdues de l’officier. Le fait d’avoir un allemand « humain » fut fortement reproché à Vercors au moment de la publication (au point de le soupçonner d’être un collaborationniste) mais le fait que la fragile connexion se rompe par une prise de conscience de ce qu’est sont camp apporte une force émotionnelle certaine. On peut se demander à quel niveau un gradé non-membre des SS ou de la Gestapo pouvait être renseigné sur la vraie face du nazisme (ce que semble découvrir le personnage ici lors d’une visite à Paris) mais la surprise de von Ebrennac à ce sujet le brise les élans amicaux. Melville effectue alors un ajout essentiel à la nouvelle en suggérant l’insoumission à des ordres monstrueux pour l’officier. Mais celui-ci soumit à un dogme et un rêve qui l’ont déçu préfère choisir la mort assurée, quand le silence maintenu par l’oncle et sa nièce suggère la résistance intime et collective. C’est un élément inhérent au récit mais aussi en coulisse puisque, outre le passif héroïque de Melville, l’actrice Nicole Stéphane, d’origine juive, fut une résistante émérite (membres des Forces françaises libres, agente de liaison en Allemagne, sous-lieutenante à Londres).

Sous le beau message, Melville malgré des moyens limités fait déjà montre d’une précision clinique et d’une grande inventivité dans sa mise en scène. L’agencement parfait des stock-shots au montage, les transitions à la fois précise et poétique, les effets expressionnistes trahissent l’influence de Citizen Kane (1941) qui est un de ses films de chevet. Le Silence de la mer en plus d’être une belle réussite, remplira son objectif en convaincant Vercors de le laisser exploiter et lance la carrière d’un grand cinéaste. 4,5/6
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Alexandre Angel
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Re: Jean-Pierre Melville (1917-1973)

Message par Alexandre Angel »

Il serait temps que je comble cette lacune, du genre "vraie lacune" (cf "les films que vous n'avez toujours pas vus").
Merci à toi d'accélérer le processus! :)
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

m. Envoyé Spécial à Cannes pour l'Echo Républicain
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