L'homme qui tua Liberty Valance (John Ford - 1962)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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kiemavel
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Re: L'homme qui tua Liberty Valance (John Ford - 1962)

Message par kiemavel »

tenia a écrit :Je suis donc un robot dont on a enlevé les batteries.

Ca me rappelle quand j'avais dit que je n'avais pas aimé Stagecoach et qu'on m'avait répondu que je devrais me sentir minable de pas savoir l'apprécier. :mrgreen: (blague à part, ça avait duré bien moins longtemps que dans mon souvenir)

En fait, mon problème, c'est que je n'ai pas un grand souvenir de Liberty Valance alors que je ne l'ai pas vu il y a super longtemps (1 an, quelque chose comme ça). J'en ai surtout le souvenir d'un film qui m'avait paru bien long. Bien écrit, oui, mais au rythme non pas lancinant mais étiré, l'impression, en fait, que la durée ne correspond par au potentiel du contenu. En tout cas, ça a eu énormément de mal à me passionner alors que, cinématographiquement, c'est au poil (acteurs, écriture, cadrages). Mais les enjeux m'ont paru (de mémoire, à nouveau) trop faibles pour justifier une durée pareille.
Stagecoach m'avait déjà donné l'impression aussi d'enjeux trop faibles pour me passionner, malgré une durée bien plus faible. Par contre, j'ai trouvé My Darling Clementine absolument formidable, et ce sans réserve. Comme quoi.
Sans aller aussi loin que notre ami Boat People, on peut quand même à bon droit fustiger votre insensibilité ! :P

Pour une réponse sérieuse, ll vaut mieux compter sur demi-lune, Strum et même Phnom&Penh qui après cette expression malheureuse avait nettement tempéré le propos. Je ne reviens sur les différents arguments qui s'étaient exprimé, juste sur cette idée de sensibilité personnelle. Ce que Federico faisait mine de trouver universel ne l'est pas, c'est entendu mais le ton n'était pas condescendant, c'était une déploration. On vous plaint :mrgreen: . L'ennui que tu éprouves devant Liberty Valance ou Stagecoach, honnêtement, je ne le comprends pas. Je ne suis même pas convaincu par ce que j'avance mais pour accéder à ce genre de films ou en tout cas pour y être sensible, il faut peut-être du temps. Pas inutiles en tant qu'êtres humains confrontés à des oeuvres d'art, le spleen, le mal de vivre et la mélancolie, ne sont certes souhaitables à personne mais ce sont des maux quand même plus sympa qu'une rage de dents :mrgreen: .
Strum écrivait à ce sujet : Et surtout : 2. Par la manière dont il interroge et illustre des archétypes (c'est à dire des personnages qui renvoient à des types d'homme ou de caractère universels, dans le temps et l'espace), les mythes, l'Histoire, la position de l'homme par rapport à sa communauté, la position de l'homme par rapport à l'invisible, par rapport à sa croyance (dans des idéaux, ou dans un Dieu), et ce sous un angle profondément mélancolique, donnant le sentiment qu'il y a une fuite du temps à laquelle personne n'est en mesure d'échapper, il y a quelque chose d'intemporel chez Ford, une interrogation que l'on retrouve à chaque époque, quelque chose qui parle et qui parlera pour toujours, à chaque renouvellement d'époque, à certains d'entre nous.

Mais au delà de cette dimension mélancolique qui a peu d'équivalent dans l'histoire du cinéma, il y a aussi une dimension humaniste tout aussi bouleversante. Il n' y a pas tant de cinéastes à avoir montré que tout être humain avait une valeur, même le clodo bourré, la prostituée méprisée, il en a fait des héros. C'est ça qui (entre autres) est sublime chez Ford. Sensibilité personnelle disais-je ? Ben oui, on peut me dire : un clodo, c'est juste une espèce de parasite puant qui fait chier à la sortie de la poste.

Alors sinon pour la fameuse séquence d'ou cette échange est parti : Un pauvre cactus en fleurs, 3 bras rachitiques sur un tronc maigre, sûr ça fait pas le même effet qu'un beau Chrysanthème mais symboliquement c'est plus fort. Visuellement aussi l'image n'est pas malheureuse. Le cactus est posé sur une motte de terre et semble jaillir du cercueil, dressé comme un homme dont il a d'ailleurs la silhouette. Puis montés dans le train l'homme qui vient de confesser son histoire interroge sa femme et reçoit un choc émotionnel violent qu'il contient lorsque la révélation de son épouse ne fait que confirmer son attachement indéfectible à Doniphon. Ensuite, on a une de ces ruptures de ton typique de Ford (et qui parfois peuvent irriter, moi y compris d'ailleurs mais pas dans le cas présent). Le contrôleur du train tient des propos banals et amusants plus du tout dans le registre de la confession, celle de Stoddart puis celle implicite de sa femme que nous venons de voir. Stoddart à l'air d'abord gêné par cette irruption qui vient interrompre le moment de vérité qui précédait puis il semble en être soulagé. Il sourit aux propos de l'homme qui lui manifeste des égards …avant que tout ne s'effondre quand il comprendra que toutes les confessions qu'il pourrait faire n'y changeront rien…(Mais là, on repart sur des pages à faire sur tout ce que brasse ce film en dehors de ce final lui même ouvert aux interprétations)
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Re: L'homme qui tua Liberty Valance (John Ford - 1962)

Message par Strum »

AtCloseRange a écrit :punaise, tu y tiens à ça :mrgreen:
Comment expliques-tu alors à quel point la programmation d'un film de Ford (essentiellement les westerns) était l'exemple ultime de film familial dans les années 80 (et sans doute avant aussi)?
Je n'ai jamais vu autant de Ford que lorsque j'étais gosse ou ado.
Je trouve au contraire que leur humour bon enfant (c'est le cas de le dire) en faisait le divertissement idéal à cet âge.
Ce n'est pas le cas de tous les Ford (Liberty Valance n'est pas forcément dans ce cas) mais ça me semble aller à contre-courant de ce que tu dis.
Je me l'explique par un nivellement culturel par le bas. :mrgreen: Les chaines publiques au temps de notre enfance programmait dans l'ensemble de meilleurs films, souvent des classiques pour toute la famille, que maintenant. C'est la raison pour laquelle on pouvait voir enfant des Ford (mais pas seulement) à 20h30 à la télé le dimanche soir.

Cette remarque ne me semble pas en contradiction avec l'idée que Ford n'est pas le cinéaste le plus à la mode ni le plus abordable pour un cinéphile d'aujourd'hui qui ne le connait pas encore. Formellement, Ford privilégie les plans fixes, avec des cadres très composés, reposant sur des diagonales. Cela va à l'encontre de l'esthétique d'aujourd'hui qui repose sur les mouvements de caméra et le découpage. Et les films de Ford, nostalgiques et décrivant des communautés fermées reposant sur des institutions que certains croyaient éternelles, vont à rebours du monde actuel qui privilégie l'ouverture, la vitesse et le changement au détriment de la culture et du permanent. D'où mon observation selon laquelle le goût de Ford s'acquiert et n'est pas immédiat chez certains.
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Re: L'homme qui tua Liberty Valance (John Ford - 1962)

Message par AtCloseRange »

Strum a écrit :
AtCloseRange a écrit :punaise, tu y tiens à ça :mrgreen:
Comment expliques-tu alors à quel point la programmation d'un film de Ford (essentiellement les westerns) était l'exemple ultime de film familial dans les années 80 (et sans doute avant aussi)?
Je n'ai jamais vu autant de Ford que lorsque j'étais gosse ou ado.
Je trouve au contraire que leur humour bon enfant (c'est le cas de le dire) en faisait le divertissement idéal à cet âge.
Ce n'est pas le cas de tous les Ford (Liberty Valance n'est pas forcément dans ce cas) mais ça me semble aller à contre-courant de ce que tu dis.
Je me l'explique par un nivellement culturel par le bas. :mrgreen: Les chaines publiques au temps de notre enfance programmait dans l'ensemble de meilleurs films, des classiques pour toute la famille, que maintenant. C'est la raison pour laquelle on pouvait voir enfant des Ford (mais pas seulement) à 20h à la télé le dimanche soir.

Cette remarque ne me semble pas en contradiction avec l'idée que Ford n'est pas le cinéaste le plus à la mode ni le plus abordable pour un cinéphile d'aujourd'hui qui ne le connait pas encore. Formellement, Ford privilégie les plans fixes, avec des cadres très composés, reposant sur des diagonales. Cela va à l'encontre de l'esthétique d'aujourd'hui qui repose sur les mouvements de caméra et le découpage. Et les films de Ford, nostalgiques et décrivant des communautés fermés reposant sur des institutions que certains croyaient éternelles, vont à rebours du monde actuel qui privilégie l'ouverture, la vitesse et le changement au détriment de la culture et du permanent.
C'est quand même assez différent de ce que tu disais au départ. En fait, t'es pire que moi :mrgreen:
Même si le côté "ancien monde" est très présent chez Ford, je ne vois pourquoi tu ne pourrais pas faire le même constat pour beaucoup d'autres cinéastes classiques.
Dans le même temps, je comprends ce qui nous différence dans l'appréciation du cinéaste. C'est vrai que je suis toujours beaucoup plus attiré par les cinéastes qui montrent des signes de modernité que ce soit dans leurs thématiques ou dans le traitement et ce n'est pas vraiment ce qui caractérise le mieux le cinéma de Ford.
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Re: L'homme qui tua Liberty Valance (John Ford - 1962)

Message par Strum »

AtCloseRange a écrit :C'est quand même assez différent de ce que tu disais au départ. En fait, t'es pire que moi :mrgreen:
Même si le côté "ancien monde" est très présent chez Ford, je ne vois pourquoi tu ne pourrais pas faire le même constat pour beaucoup d'autres cinéastes classiques.
Dans le même temps, je comprends ce qui nous différence dans l'appréciation du cinéaste. C'est vrai que je suis toujours beaucoup plus attiré par les cinéastes qui montrent des signes de modernité que ce soit dans leurs thématiques ou dans le traitement et ce n'est pas vraiment ce qui caractérise le mieux le cinéma de Ford.
Tout se tient. :) De tous les grands cinéastes classiques américains, Ford est le plus nostalgique et évoque souvent des paradis perdus. Quand on voit des Ford enfant, on retient surtout le côté rassurant d'une communauté forte composée de personnages truculents et reposant sur des institutions solides. Mais quand on voit des Ford adultes, on retient surtout sa nostalgie car on comprend que Ford décrivait aussi cette communauté idéale (qui n'a peut-être jamais existé telle qu'il la décrivait) pour évoquer sa disparition et le temps qui passe. A ce titre, on le considérait dans le temps, lors de sa programmation à la télé le dimanche soir, comme un classique pour toute la famille.
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Re: L'homme qui tua Liberty Valance (John Ford - 1962)

Message par tenia »

Une précision sur mon retour : j'ai apprécié Liberty Valance, mais pour faire simple, si je devais donner une note, ce serait peut être aussi de 7.5/10, alors que je m'attendais à un truc qui m'agripperait à fond.

Donc il y a aussi une certaine déception de ma part de ne pas avoir été soufflé par le film. J'ai peut être raté des éléments, c'est possible, mais bon.
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Re: L'homme qui tua Liberty Valance (John Ford - 1962)

Message par Supfiction »

Le fait est que les westerns de Ford ne sont pas ceux que les enfants (enfin ceux des années 70/80) préféraient. Les Sergio Leone et les John Sturges ayant souvent les faveurs de ce public bien davantage que les films sur la cavalerie de Ford. Et encore, je ne parle pas des films sans John Wayne, qui sont pour le coup souvent inconnus du grand public. Et comme Kiemavel, je n'avais que moyennement accroché à My darling Clementine à sa première vision.. heureusement qu'il y avait Linda Darnell pour me faire accrocher.

Un Ford ça s'apprécie avec la maturité oui. Mais ne tombons pas dans le sophisme. On a le droit d'être insensible aux dits "chef-d’œuvre" officiels mais on a surtout le droit (ou même le devoir) d'exprimer son enthousiasme pour les films que l'on aime et surtout de ne pas être objectifs !

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Sinon, cette ressortie cinéma peut-elle laisser espérer un nouveau blu ray ?
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Re: L'homme qui tua Liberty Valance (John Ford - 1962)

Message par Supfiction »

Trois ans ont passé...

Toujours pas de nouvelle sortie blu ray. Si le blu ray actuel est à l'image de ce qui passe sur Arte, le grain y est aussi rare qu'un canard mandarin dans l'île de Ré.
A propos des scènes sans vf, est-ce des coupes des exploitants français (comme par hasard dans les scènes sans action) ou autre chose, quelqu'un sait ?
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Re: L'homme qui tua Liberty Valance (John Ford - 1962)

Message par Supfiction »

Trois ans ont passé...

Toujours pas de nouvelle sortie blu ray. Si le blu ray actuel est à l'image de ce qui passe sur Arte, le grain y est aussi rare qu'un canard mandarin dans l'île de Ré.
A propos des scènes sans vf, est-ce des coupes des exploitants français (comme par hasard dans les scènes sans action) ou autre chose, quelqu'un sait ?

Edit: j'ai l'impression que les passages en v.o. forcé (du dvd) ont disparu. Sans doute grâce à l'affreuse vf.
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Re: L'homme qui tua Liberty Valance (John Ford - 1962)

Message par O'Malley »

Supfiction a écrit : A propos des scènes sans vf, est-ce des coupes des exploitants français (comme par hasard dans les scènes sans action) ou autre chose, quelqu'un sait ?
C'est dû effectivement aux coupes de l'exploitation française, comme souvent à l'époque.
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Re: L'homme qui tua Liberty Valance (John Ford - 1962)

Message par Supfiction »

Ils faisaient ça avec les westerns italiens mais visiblement ils n'avaient pas plus de scrupules pour des films plus prestigieux.

Revu le film ce soir. Fabuleux l'introduction du flashback !
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Thaddeus
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Re: L'homme qui tua Liberty Valance (John Ford - 1962)

Message par Thaddeus »

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Le manuscrit trouvé à Shinbone


Épitomé du cinéma fordien, L'Homme qui tua Liberty Valance se caractérise par la richesse d'une matière foisonnante alliée à une apparente économie de moyens. Il constitue à la fois le sommet et la synthèse de sa période mûre, le réalisateur y conjuguant certains des traits les plus fondamentaux de son art. Humour, avec cette façon de ne pas prendre au sérieux — ou de le feindre — ses élans les plus sérieux. Thème du héros malgré lui, honoré ici non pour son héroïsme véritable mais pour un acte qu'il n'a pas accompli. Idéologie : le monde (ou si l’on préfère, la société américaine) n’est pas si mauvais puisque, à côté de crapules et de couards, il compte assez de braves gens qui sont le sel de la terre, et permet à ceux qui en ont la volonté et les vertus d'y faire bien ce qu'ils doivent y faire. Attrait supplémentaire, la vision de l’auteur parait cette fois illustrer les fameux syllogismes-aphorismes de Pascal : la justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est criminelle ; aussi la force bonne mais injuste a fait que la justice soit forte. Heureuse démocratie. S'y ajoute une dimension profondément nostalgique née du retour en arrière, du rappel d'un passé exaltant mais perdu, fût-ce pour le mieux et le bien de tous. La grandeur allait naguère avec le risque et l'injustice, le bien avec le mal. Ce creuset social où se forgeait, où se trempait l'homme authentique, n'existe plus. La diligence autrefois attaquée est d’ailleurs l'intersigne qui permet d'embrayer du présent de la narration au passé du flash-back. Tout se passe, en quelque sorte, comme si La Chevauchée Fantastique était, à la manière d'un récit qui serait effectivement de vingt-trois ans antérieur, inscrit dans un texte-palimpseste. Mais alors que la fin de ce film suscitait l'espérance d'un radieux avenir agrarien pour Ringo Kid et son amie Dallas, Liberty Valance conclut sur un mode non réactionnaire à la disparition des valeurs de la Frontière. Enfin, le film reste inépuisable par l’enjeu intertextuel quant aux motifs et archétypes du western. C’est un aspect moins caractéristique de l’œuvre de Ford, pour autant que l'un de ses mérites essentiels réside dans sa densité, son épaisseur charnelle, un réalisme immédiat.


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Que chaque habitant porte sur lui son pistolet et n'hésite pas à s'en servir pour le bien, voilà qui a fasciné tous les spectateurs dès l'âge de six ans. Cette proximité du judiciaire et de l'exécutif, réunis dans une seule main sur un revolver, rendait la Loi bien réelle et vivante et, du coup, le monde habitable et humain. Le mythe voulait certes que le meilleur tirât aussi le mieux, mais il n'y aurait pas eu un seul western s’il n'avait achoppé sur une réalité contraire. Puisqu’il y a partout, tôt ou tard, plus de bons que de méchants, qu’ils font boule de neige pour essayer de partager les coups, et qu’enfin un homme fort vient toujours qui, porté par les autres, se sent plus juste, les héros s’élèvent, prenant en charge la sécurité de tous, y gagnant le bonheur, l'amour ou la gloire. Le groupe propose, l'individu dispose. Chacun sait qu’il existe sur cette terre des êtres libres et des puissants asservissant les humbles. C’est pourquoi la charpente du film est si solide, pourquoi les rapports du droit et de la morale y sont si clairement élucidés, et pourquoi il rend vain par l’évidence de son propos toutes les méditations en chambre sur le même sujet. Ford incarne cette dialectique à travers trois personnages. Ransom Stoddard introduit dans l'Ouest le droit, la loi, l'écriture, l'éducation. Liberty Valance incarne non pas la liberté mais la licence que fonde la force, poussée jusqu'à la violence sadique et dont l'instrument est son fouet bagué d'argent. De ces deux extrêmes, Tom Doniphon, personnage mixte et intermédiaire, paraît situé à égale distance. Respectant l'idéalisme de Stoddard, il le leste d'une bonne dose de lucidité car il sait que les livres n'arrêtent pas les balles. Il est le fort qui n'est pas assez droit pour faire respecter la justice en soi, ou la justice pour les autres. Mais l'équilibre est chez lui parfait : les méchants le respectent. Stoddard est le juste qui n'est pas assez fort pour faire respecter les autres ni lui-même. Il aspire à défendre l’équité sans, paradoxalement, vouloir y mettre d'autre force que celle de la loi (le code en place de colt). Il convient d’ajouter à ce trio le journaliste Dutton Peabody, poivrot shakespearien qui cite Henry V, avec qui c'est encore la justice qui s'affirme, mais seulement dans le bavardage, la rhétorique et l'éloquence des ivrognes. La construction est d’une clarté impeccable. Stoddard couvre sa faiblesse de son code et il est bafoué. Peabody couvre la sienne de ses cuites et il se bafoue lui-même. Tout autour et au milieu d'eux, le "marais", la ville, qui s'agite et ne fait rien. Ford ne l'épargne pas quand il montre, après la mort de Valance, le flot des lâches s'agglutinant autour de la victime, sans un regard pour l'homme qui l'a abattue et qui, lui, est peut-être fatalement touché.


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Peabody était déjà l'expression de ses concitoyens, criant tout haut leur credo, portant au grand jour leur doctrine officielle. Ransom est l'expression utopique du code. L’alphabétisation est indispensable à sa pratique ainsi qu’à celle du journalisme, aussi le voit-on ouvrir une école où s’affichent les portraits de Washington et de Lincoln. On y apprend à lire sur le texte de la Constitution, ce qui vaut la scène si émouvante du Noir qui a oublié la phrase "All men have been created equal." Ford filme ce lieu dans sa fonction sociale, qui est de fabriquer une communauté idéale et intégrante : les Blancs, les Indiens, les Hispaniques, les pauvres, les jeunes, les vieux, les hommes, les femmes. Chantre de la naissance et plus encore de la croissance d'une nation, Ford s'arrête pourtant ici sur un crépuscule. À cet égard le plan de la bière misérable, veillée par Pompey, est terriblement éloquent. Le monde de l'Ancien Testament va céder la place à la Nouvelle Loi et il faut pour cela tuer encore une fois, la dernière — finalement Ransom s'y prépare. Mais puisque la Loi doit rester pure, c'est Doniphon qui prendra sur lui le "péché", sans que nul ne le sache. Le droit aura alors un corps. Ainsi naissent les légendes. Un berger héroïque ne suffit-il pas à changer cent brebis égarées ou stupides en troupeau, c'est-à-dire en une grande famille respectable ? Stoddard apparaît d’ailleurs, dans le prologue et l'épilogue qui enchâssent le récit, vieilli mais surtout autre, ayant troqué son ridicule tablier de cuisine pour une redingote dont il cambre les revers avec une avantageuse élégance. Sa plasticité est désignée par les multiples manières dont on s'adresse à lui, sur des registres qui vont de la familiarité qu'autorise une amitié ancienne (Ranse) à l'emphase des tréteaux électoraux (The Honorable Ransom Stoddard). Les séries dominantes signalent l'homme de loi ("lawyer", "law and order"), mais aussi, non sans ironie, le défenseur de la veuve et de l'orphelin ("a ladies man"), et l'intellectuel candide, étranger à l'Ouest. Doniphon le surnomme "pilgrim", allusion aux puritains du Mayflower en 1620. Le pilgrim, c’est l’homme de l’Est, c’est aussi le prophète désarmé dont parle Machiavel. Mais il est brave, il est prêt à se battre.

Dit comme ça, on donne l’impression de se livrer à une analyse théorique, de dégager des structures à partir d'une réalité et de plaquer sur celle-ci des modèles empruntés à un bagage culturel commun. Puisque l'abstraction est issue un jour du concret, il faut bien que les deux coïncident plus ou moins. Si on le fait si aisément, c'est parce que le travail a préalablement été effectué : Ford a commencé le premier, et ces grilles de lecture essaient de recouvrir les siennes. Dans beaucoup de modèles westerniens (à commencer bien sûr par La Chevauchée Fantastique ou La Poursuite Infernale), les sublimations, les amplifications, la précision des mouvements portèrent longtemps sur l'exercice de la force, de la violence et de l'adresse. Le bon tirait le plus vite et le plus droit. Les duels, au pistolet comme au lasso, et même leurs ébauches, avaient la dureté du cristal mallarméen, le tranchant des diamants éluardiens, le rythme exact et la précision des ballets keatoniens. La brutalité s'y décantait en épures. Tous les autres gestes épiques — monter à cheval, sauter en croupe, donner un coup de poing, enlever un corps vivant — relevaient de la même géométrie quasi platonicienne. Les actes de la vie ordinaire, manger, dormir, aborder quelqu'un, parler, travailler, escorter, poursuivre, aimer, s'enfonçaient eux dans l'humus terre à terre du quotidien et demeuraient soumis aux aléas de la matière, aux approximations jamais définitives de l'existence.


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L'Homme qui tua Liberty Valance abolit tout l'informe, tout l'imprécis de la vie dans son ensemble. À la cuisine de l'auberge, ce n'est plus une famille qui s'affaire à nourrir ses clients, à laver la vaisselle, à soigner le nouvel arrivé ; c'est un ballet, une mécanique bien réglée et pourtant formidablement vivante, rythmée par le passage incessant des steaks entre la cuisine et la salle. Quand Ransom part pour s'entraîner au tir, rencontre Doniphon qui le retient, le défie, l'humilie, peu avant de mettre le feu à sa propre maison, c’est une danse à la fois gestuelle et verbale, la transparence morale de l'épopée qui contamine le réel. D'où ce sentiment de perfection que l’on éprouve à voir si bien s'engrener les rouages de l'horloge, cette impression de voir embrasser en une seule harmonique toute la cosmogonie du monde. Avec ce film on est comme devant le spectacle de l'églantine qui se complique en rose, la rose en rosace, les rosaces en décorations et rinceaux d'arabesques — massifs rigoureusement structurés. Toutes les formules de base sont posées au départ : le western et ses archétypes, la comédie civique et unanimiste, le journalisme et le droit facteurs des progrès de la justice, l'éternel innocent de la comédie sophistiquée. Encore mieux, Ford fait incarner ce naïf par Monsieur Smith lui-même : James Stewart, lunaire, entêté, bravant le ridicule, Nazarin ou Sancho promu à la gloire de Don Quichotte. Cette marqueterie s'emboîte admirablement et quand Ford nous fait trembler, c'est devant une maladresse possible de l'ébéniste. Le noir et blanc se justifie par la seule scène du duel entre Stoddard et Valance, en extérieurs nuit, superbe comme une gravure de Rembrandt. Quant à l’inadéquation des âges entre les acteurs et ceux qu’ils incarnent, souvent raillée, elle confère au film une dimension théâtrale dans la mesure où elle délaisse les pouvoirs de l’illusion (caractéristique du cinéma) pour accéder à la puissance de la représentation (qui est l’affaire du théâtre) : le décalage sert la mélancolie du propos en révélant que le sujet est aussi le temps, le vieillissement, le devenir qui signifie non pas l’innocence, mais la perte et la décadence. Le début de Liberty Valance, avec ses personnages aux cheveux blanchis et aux visages poudrés, c’est le bal de têtes chez la princesse de Guermantes dans Le Temps Retrouvé.

Certains autres aspects essentiels du film doivent être soulignés. Sa dimension humaniste d’abord : ainsi de la honte d'Alice quand elle avoue qu'elle ne sait lire ni écrire, de son bonheur contagieux quand Ransom s'offre à le lui apprendre. Sa richesse psychologique ensuite. Si Tom n'avait pas tout raconté à Ransom, s'il n'avait pas pris sur lui, sans remords, le meurtre de Valance, Stoddard aurait renoncé à se porter candidat : le gouvernement des justes exige des mains blanches. On peut penser que derrière ce purisme, Ford regarde sans juger le pharisaïsme du pouvoir. Le politique doit rester immaculé aux yeux du peuple afin de légitimer son statut, et disposer (provisoirement ?) d'auxiliaires aux agissements sales pour l'exercer. Chez un cinéaste qui a toujours su montrer précisément comment se fabrique l’idéologie, les justifications imaginaires de la réalité, cette position n’est pas une surprise. Enfin, l’œuvre brille par son caractère symbolique : l'ordre et la légalité se sont imposés grâce à la force si définitivement que celle-ci en est devenue inutile, qu’elle a été oubliée, enterrée. La loi désormais puise en elle-même, et le western vit d'exploits. "Quand la légende dépasse la réalité, on imprime la légende", affirme le célèbre proverbe du film. Ford et les successeurs de Peabody impriment la légende de Ransom Stoddard, qui a su s’en montrer digne. Mais le plus beau, le plus poignant, est que le premier à l’établir, Tom Doniphon, ait lui-même renoncé à la sienne, qu'il l'ait détruite afin de servir le bien collectif et permettre l’avènement de l’état de droit. C’est un acte tragique et doublement sacrificiel, le personnage renonçant à la femme qu'il aime et la gloire d'avoir tué Valance, se soumettant à la loi d'airain du progrès et permettant, contre ses propres instincts et désirs amoureux et libertaires, la transformation du désert en jardin, autrement dit la mort de l'Ouest, objet d'un inlassable lamento depuis les origines du genre. Structure en abyme et dialectique héroïque des fondations américaines selon Ford, qui boucle ainsi la rose : ne sont-ce pas les histoires qui aident l'humanité à avancer ?


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Re: L'homme qui tua Liberty Valance (John Ford - 1962)

Message par Thomas Archer »

Thaddeus a écrit :Mais alors que la fin de ce film suscitait l'espérance d'un radieux avenir agrarien pour Ringo Kid et son amie Dallas, Liberty Valance conclut sur un mode non réactionnaire à la disparition des valeurs de la Frontière
Pour le simple plaisir de répondre à la très belle synthèse offerte de ce western chryptique, je ne crois pas que Ford soit si favorable à la disparition des valeurs de la frontière : le personnage de Doniphon semble à mes yeux sublimé, son sacrifice donne la tonalité nostalgique du film. Déjà dans Les deux cavaliers Ford dénonçait "la féminisation" de l'Ouest, mais si la tournure que prend l'Histoire ne va pas dans le sens de sa volonté, il est capable d'humilité devant le cours des choses. L'Ouest qui achève le film est plus confortable, moins dangereux, mais aussi moins vertueux, au sens chevaleresque, celui de ceux qui placent l'honneur au-dessus de tout... à l'image de Tom Doniphon, le plus sacrifié, de tous ces personnages marqués.
Très juste propos sur l'âge des acteurs.
Et grand paradoxe relevé par le film : c'est la violence qui impose la loi.
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Re: L'homme qui tua Liberty Valance (John Ford - 1962)

Message par Thaddeus »

Bien sûr, et c'est justement la leçon du film : la souveraineté héroïque, dont Doniphon est le véritable représentant et auquel Ford accorde manifestement toute son admiration et toute sa sympathie, doit s'effacer devant la démocratie. La complexité morale du cinéaste le conduit à donner à cet effacement un caractère non pas édifiant mais tragique qui confère au film son amertume et sa dimension crépusculaire. Entre l'homme de loi, du savoir, de la civilisation emblématisé par James Stewart, et le héros chevaleresque auquel John Wayne prête ses traits, il y a une vraie dialectique, car il y a à la fois une opposition et un terrain commun qui permet le passage de l'âge épique à l'âge démocratique. La grandeur secrète de Doniphon, c'est qu'il protège l'homme qui va lui faire perdre tout (son monde et la femme qu'il aime). Il est le seigneur qui favorise l'avènement d'une nouvelle société, qui la voit naître (présent aux élections locales, il met en échec la tentative d'intimidation de Valance), puis qui comprend qu'elle ôte tout sens à sa vie (à la Convention, où il regarde l'ère du train et des citoyens, l'ère des orateurs qui à son goût parlent trop). La mélancolie de l'oeuvre vient donc de ce qu'elle ne cache rien de la nécessité du sacrifice du héros, un sacrifice sans rédemption et qui doit rester secret.
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Thomas Archer
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Re: L'homme qui tua Liberty Valance (John Ford - 1962)

Message par Thomas Archer »

Parfaite conclusion! Quelle leçon d'Histoire, et quelle sagesse de la part de Ford... Le silence de Doniphon est le plus beau discours du film.
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Jack Griffin
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Re: L'homme qui tua Liberty Valance (John Ford - 1962)

Message par Jack Griffin »

Ford à l'assemblée

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