Le Feu follet (Louis Malle - 1963)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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G.T.O
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Re: Le Feu follet (Louis Malle - 1963) - ou l'homme désoeuvré

Message par G.T.O »

Watkinssien a écrit :
G.T.O a écrit :Avec Le feu Follet, j'ai toujours eu l'impression d'être jamais très loin de la réclame publicitaire, notamment dans son rythme mécanique et monocorde, où chaque scène remplit sa fonction d'étayage.[...]Etouffant.[/justify]
Ton avis perplexe est finalement intéressant, notamment sur le dernier adjectif que tu emploies pour terminer ton texte. Car c'est là la puissance qu'on sentit la plupart des admirateurs du film. Le film est implacable, étouffant, oui, mais tout en étant marqué par une élégance terrible dans sa mise en scène, comme à la fois empathique et distante sur son protagoniste.

En revanche, je suis en complet désaccord avec le terme "réclame publicitaire", peut-être parce que je ne le comprends absolument et je ne saisis pas où il se situe dans ce film qui est à des années-lumière de cette expression ô combien étrange.
Je trouve le film programmatique dans le mauvais sens du terme, sans réelle surprise. Un discours ânonné solennellement, qu'aucune variation ni changement de registre ne vient contrarier. Les images assurant ce côté lisible, leur caractère sans profondeur. Le montage, notamment dans la scène de la chambre, établit une correspondance molle avec les objets d'une vie, comme si le film finalement révélait ce qu'il est: une coupe volontiers inerte d'une vie. Où chaque objet renvoie à un détail d'une vie et une vie se réduit à des objets. Et ceci ne procure aucune stimulation à la mise en scène, rien que de plus qu'une plate illustration d'un scénario, des compos et des thèmes musicaux tristes. Ça se voudrait déchirant mais c'est juste plat et surfait. Car la mise en scène filme tout ce petit monde foutu et ce thème de l'homme désoeuvré, comme une chose acquise, un truc à dérouler. Une carte routière que le film déroule péniblement. Sur un thème funeste, il m'a semblé que Cléo de 5 à 7 était autrement plus inattendu, varié, notamment dans la collision parfois très spectaculaire des genres que le film distribue.
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Watkinssien
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Re: Le Feu follet (Louis Malle - 1963)

Message par Watkinssien »

Le film ne se veut jamais déchirant, mais implacable, la tristesse et le désœuvrement du personnage y sont présents, mais également son cynisme qui s'éparpille au fur et à mesure des rencontres sur des êtres soit aveugles, soit aussi déconnectés d'une certaine vision du protagoniste.

En ce sens, le film évite l'écueil du misérabilisme, contrairement au récent Joker (je sais, c'est facile, et je suis chafouin sur ce coup-là :mrgreen: mais tes arguments négatifs me semblent parfaitement idoines avec le film de Todd Phillips).

Un film programmatique ne rendrait pas l'ensemble si paradoxal. Et pourtant de cette lente descente vers une cohérence qui n'appartient plus qu'à son protagoniste vont naître des nuances, voir apparaître des contradictions envers le monde qui entoure Leroy. De l'aide lui est apportée, mais il n'est jamais convaincu et pourtant, il va s'en servir (le chèque de la jeune femme est quand même utilisé). Leroy devient "le roi" de l'égoïsme le plus rédhibitoire, son programme, c'est plus lui qui l'impose que Malle qui parvient à créer des reliefs dans son parcours par le seul biais de sa mise en scène que je trouve remarquable de fluidité. On est sans cesse balancé par l'empathie que l'on peut ressentir selon nos propres expériences et une vraie colère envers un personnage qui ne semble pas comprendre (ne veut plus) ce qui l'entoure, s'imposant sa vision du monde et des choses essentielles.

Leroy ne peut plus toucher les choses, la gestuelle de ses mains est savamment élaborée, il se pense déjà comme un fantôme errant entre deux étapes. Qu'un personnage ne ressente rien même dans le sens du toucher amène irrémédiablement des idées dans la mise en scène de Malle, insistant sur les différentes matières, donnant au film un côté organique que le spectateur ressent à la place du protagoniste. Et c'est ce paradoxe entre le public et le personnage qui rend le film véritablement violent, où l'on peut s'effrayer de l'océan qui sépare Alain Leroy, cet être que nous devons suivre jusqu'à ce qu'il nous domine et nous entraîne, impuissants, à l'inéluctable. La sensorialité éprouvée est d'une grande singularité.

Par contre, la comparaison avec Cléo de 5 à 7, une des meilleures réussites de Varda, est assez pertinente. Même si je rapprocherais plus volontiers cette errance avec un autre film déambulatoire de Malle, l'excellent Ascenseur pour l’Échafaud sorti 5 ans plus tôt. Car dans le film de Varda, l'héroïne tente de profiter des derniers instants pour les savourer, pour adhérer et se connecter aux éléments qui cerne sa vie dans l'instant. Le film est ouvert, là où Le Feu Follet est cloisonné, étouffant effectivement.
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Re: Le Feu follet (Louis Malle - 1963)

Message par G.T.O »

Watkinssien a écrit :Le film ne se veut jamais déchirant, mais implacable, la tristesse et le désœuvrement du personnage y sont présents, mais également son cynisme qui s'éparpille au fur et à mesure des rencontres sur des êtres soit aveugles, soit aussi déconnectés d'une certaine vision du protagoniste.
Moins un cynisme qu'une amertume dont le film nous dispense en la détaillant d'au plus près; jamais mise à distance. C'est une tragédie écrite à la 1er personne, le monde s'y fait moins l'écho d'une différence qu'il n'est mise à l'épreuve dans sa solidité, son absence de sens. Peut être est-ce là ce que tu appelles cynisme. Je parlerais de nihilisme plutôt.

Watkinssien a écrit : En ce sens, le film évite l'écueil du misérabilisme, contrairement au récent Joker (je sais, c'est facile, et je suis chafouin sur ce coup-là :mrgreen: mais tes arguments négatifs me semblent parfaitement idoines avec le film de Todd Phillips).
Moui, rien à voir, excepté pour la blague. :)
Watkinssien a écrit : Un film programmatique ne rendrait pas l'ensemble si paradoxal. Et pourtant de cette lente descente vers une cohérence qui n'appartient plus qu'à son protagoniste vont naître des nuances, voir apparaître des contradictions envers le monde qui entoure Leroy. De l'aide lui est apportée, mais il n'est jamais convaincu et pourtant, il va s'en servir (le chèque de la jeune femme est quand même utilisé). Leroy devient "le roi" de l'égoïsme le plus rédhibitoire, son programme, c'est plus lui qui l'impose que Malle qui parvient à créer des reliefs dans son parcours par le seul biais de sa mise en scène que je trouve remarquable de fluidité. On est sans cesse balancé par l'empathie que l'on peut ressentir selon nos propres expériences et une vraie colère envers un personnage qui ne semble pas comprendre (ne veut plus) ce qui l'entoure, s'imposant sa vision du monde et des choses essentielles.
De cette descente, d'ailleurs l'est-elle réellement, parlons plutôt de stagnation, de ligne droite, rien n'en émerge vraiment. Pas plus le vascillement d'une conscience que celui d'un monde qui, malgré ses offres, s'avère décevant. Alain Le Roy s'arrête toujours sur des termes qui témoignent de l'enferment des êtres en choses et qui traduisent sa déception, surtout dans les témoignages d'affection d'autrui. C'est au fond le rapetissement des choses et la chosification qui écoeure ce personnage. Sur le plan de la mise en scène, jamais ce programme ne se dérègle: c'est un compte à rebours à l'issue connue. Toutes ces rencontres ne forment qu'un pis aller à la traduction de son sentiment unique. Il y a dans cette ruine, cette course à la mort, d'où le côté fluide, mais aussi survolé, un absolu, qui semble désemparer un peu la mise en scène, si ce n'est de révéler la part dérisoire de la vie. Le monde n'étant qu'un fond neutre, où s'inscrit le personnage et son échéance funeste.

Watkinssien a écrit : Leroy ne peut plus toucher les choses, la gestuelle de ses mains est savamment élaborée, il se pense déjà comme un fantôme errant entre deux étapes. Qu'un personnage ne ressente rien même dans le sens du toucher amène irrémédiablement des idées dans la mise en scène de Malle, insistant sur les différentes matières, donnant au film un côté organique que le spectateur ressent à la place du protagoniste. Et c'est ce paradoxe entre le public et le personnage qui rend le film véritablement violent, où l'on peut s'effrayer de l'océan qui sépare Alain Leroy, cet être que nous devons suivre jusqu'à ce qu'il nous domine et nous entraîne, impuissants, à l'inéluctable. La sensorialité éprouvée est d'une grande singularité.
De cette insuffisance, carence, neutralisation, ne nait pas une mise en scène luxuriante ou sensorielle. Mais l'enregistrement neutre d'une suite de tableaux déclinant un thème. La matière, l'inorganique, l'architecture indiffère la mise en scène comme elle indiffère le personnage. Il y a, pour moi, stricte équivalence entre le ressenti du personnage et intensité de la mise en scène. Et je dirais que même ces rencontres sont décevantes car elle n'inspire pas Malle. Le film cherche à être au plus près alors qu'il est, par sa subordination au texte, extrêmement lointain.

Watkinssien a écrit : Par contre, la comparaison avec Cléo de 5 à 7, une des meilleures réussites de Varda, est assez pertinente. Même si je rapprocherais plus volontiers cette errance avec un autre film déambulatoire de Malle, l'excellent Ascenseur pour l’Échafaud sorti 5 ans plus tôt. Car dans le film de Varda, l'héroïne tente de profiter des derniers instants pour les savourer, pour adhérer et se connecter aux éléments qui cerne sa vie dans l'instant. Le film est ouvert, là où Le Feu Follet est cloisonné, étouffant effectivement.
Il y a un suspense dans Cléo de 5 à 7 lié au mystère d'une annonce. Une annonce de mort, le tarot du début, que le film ouvrira sans fermer, comme si un compte à rebours fictif était déclenché. Cela n'empêche pas le film d'être, par ailleurs, presque évolutif, en rupture, comme lors de cette scène où elle rencontre ses acolytes artistes et que le film d'un coup se transforme en comédie musicale à la Demy. Comme si Varda cherchait à inverser le programme, le fatum. Le film de Malle entérine le fatum, décline son champ lexical de la mort (d'où ce côté implacable) en ne choisissant de ne pas aller contre lui, et la mise en scène ne cherchant au final, qu'à s'y fondre sans sourciller, avec complaisance. Consciente de sa force tragique. Trop.
Dernière modification par G.T.O le 12 janv. 20, 21:42, modifié 1 fois.
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Re: Le Feu follet (Louis Malle - 1963)

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La compagnie des œuvres, sur France Culture, a justement consacré cette semaine une émission à Jacques Rigaut qui a inspiré le personnage du Feu follet
https://www.franceculture.fr/emissions/ ... -plus-beau
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Re: Le Feu follet (Louis Malle - 1963)

Message par Watkinssien »

G.T.O a écrit : Le film de Malle entérine le fatum, décline son champ lexical de la mort (d'où ce côté implacable) en ne choisissant de ne pas aller contre lui, et la mise en scène ne cherchant au final, qu'à s'y fondre sans sourciller, avec complaisance. Consciente de sa force tragique. Trop.[/justify]
Il est difficile pour un auteur impliqué de ne pas être conscient de la force tragique de son projet. Je ne vois pas trop en quoi cela pourrait se transformer en complaisance à partir du moment où cet atout n'est jamais pris à la légère mais avec un sérieux permettant un recul sur ce que l'on filme.

Je pense qu'il y a confusion entre la complaisance du personnage et l'apparente "complaisance" de l'artiste qui le filme, en réalité une conscience jamais dominée par son sujet psychologique complexe. Il y a une lucidité qui amène force au récit, mais la complaisance ressentie ne peut t'apporter que la limite du procédé. Or, je pense vraiment que Malle ne s'enlise jamais dans sa mise en scène, et se sert de toutes les composantes de ses cadres, mouvements et découpage pour aborder avec une certaine finesse la lourdeur négative de Leroy et de sa vision de l'existence.

Pour Malle, les points de repère qu'il a observés de sa propre expérience sont le décès brutal d'un ami scénariste et la fin difficile de la guerre d'Algérie. A travers la présence de l'argent, dont le franc était récemment le nouveau franc, se met en place également un tableau d'un pays qui essaye de se reconstruire à travers une cinquième République où l'émancipation serait un mot-clé dans cette société (notamment la liberté un peu plus marquée des femmes dans leurs fonctions et leurs statuts).

C'est un film également sur les apparences et les faux-semblants, qui joue sur les matières, les objets, les reflets. Un film qui, malgré son sujet se définissant a priori comme la fin d'un tout, parle également de la transmission (le personnage de Milou), même si elle semble plus que fragile. C'est donc la fin d'une vie d'un personnage qui semble croiser des êtres en qui il ne croit plus, avec qui il ne ressent plus rien, mais déambulant dans une France en pleine mutation, qui passe d'une époque mortifère, traumatisée par des conflits historiques à un renouveau social majeur (la prochaine étape sera Mai 68). Lui s'enlise alors que la société bouge, peut-être est-ce une raison de son désespoir, mais Leroy (et jamais Malle) y préfère la complaisance pour se persuader que ces changements ne peuvent rien sur ce qui est déjà mort en lui.
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Re: Le Feu follet (Louis Malle - 1963)

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Watkinssien a écrit :
G.T.O a écrit : Le film de Malle entérine le fatum, décline son champ lexical de la mort (d'où ce côté implacable) en ne choisissant de ne pas aller contre lui, et la mise en scène ne cherchant au final, qu'à s'y fondre sans sourciller, avec complaisance. Consciente de sa force tragique. Trop.[/justify]
Il est difficile pour un auteur impliqué de ne pas être conscient de la force tragique de son projet. Je ne vois pas trop en quoi cela pourrait se transformer en complaisance à partir du moment où cet atout n'est jamais pris à la légère mais avec un sérieux permettant un recul sur ce que l'on filme.

Je pense qu'il y a confusion entre la complaisance du personnage et l'apparente "complaisance" de l'artiste qui le filme, en réalité une conscience jamais dominée par son sujet psychologique complexe. Il y a une lucidité qui amène force au récit, mais la complaisance ressentie ne peut t'apporter que la limite du procédé. Or, je pense vraiment que Malle ne s'enlise jamais dans sa mise en scène, et se sert de toutes les composantes de ses cadres, mouvements et découpage pour aborder avec une certaine finesse la lourdeur négative de Leroy et de sa vision de l'existence.

Pour Malle, les points de repère qu'il a observés de sa propre expérience sont le décès brutal d'un ami scénariste et la fin difficile de la guerre d'Algérie. A travers la présence de l'argent, dont le franc était récemment le nouveau franc, se met en place également un tableau d'un pays qui essaye de se reconstruire à travers une cinquième République où l'émancipation serait un mot-clé dans cette société (notamment la liberté un peu plus marquée des femmes dans leurs fonctions et leurs statuts).

C'est un film également sur les apparences et les faux-semblants, qui joue sur les matières, les objets, les reflets. Un film qui, malgré son sujet se définissant a priori comme la fin d'un tout, parle également de la transmission (le personnage de Milou), même si elle semble plus que fragile. C'est donc la fin d'une vie d'un personnage qui semble croiser des êtres en qui il ne croit plus, avec qui il ne ressent plus rien, mais déambulant dans une France en pleine mutation, qui passe d'une époque mortifère, traumatisée par des conflits historiques à un renouveau social majeur (la prochaine étape sera Mai 68). Lui s'enlise alors que la société bouge, peut-être est-ce une raison de son désespoir, mais Leroy (et jamais Malle) y préfère la complaisance pour se persuader que ces changements ne peuvent rien sur ce qui est déjà mort en lui.
Pour moi, le manque de regard qui, condamne le film à l'illustration, témoigne en un sens d'une vaine satisfaction à redéployer la mélancolie du personnage, et notamment à surévaluer la force tragique et cinétique de l’issue. Malle tombe dans le piège du film à programme tragique, dans sa représentation. Il y a peut être là, la promesse d’un sujet fort à côté de l'autre, de quoi nourrir un regard. Mais force est d'admettre que Malle ne s'en sort pas, il semble ne pas savoir quoi faire de son histoire, à part nourrir un lyrisme totalement convenu. Chaque rencontre met faussement à l'épreuve un désœuvrement inamovible, que le film lyricise (avec Satie à l'appui, les images léchées suspectes car vaniteuses). Tout ce spectacle des mondanités dont tu parles Watkinssien fait jeu que parce qu'il honore le contrat de dénonciation de l'artificialité et superficialité mondaines attendu. Jamais les images ne disent autre chose: elles ne renvoient qu'à leur absence de fond et à leur frivolité. Au fond, le portrait psychologique du mélancolique, celui de Leroy, ne sert au film qu'à pouvoir rendre lyrique l'absurdité du monde, qui est la projection du personnage. Le filmé se confond dans le représenté, manque juste un regard sur ce sujet, à même de décaler ces deux instances.
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Watkinssien
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Re: Le Feu follet (Louis Malle - 1963)

Message par Watkinssien »

G.T.O a écrit : Le filmé se confond dans le représenté, manque juste un regard sur ce sujet, à même de décaler ces deux instances.[/justify]
Ouh là, ce sont deux instances pourtant plus que complémentaires. Tout ce qui est filmé, photographié devient représenté. Il faudra apporter plus de nuances pour que je comprenne cette distinction.

Leroy est un exemple parmi d'autres de ce qu'il peut incarner dans la société française des années 60, ici pourtant peinte comme un monde aux multiples portes ouvertes que le personnage principal décide de ne pas adapter, concevoir, tout en les franchissant toutes.
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Thaddeus
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Re: Le Feu follet (Louis Malle - 1963)

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L'échappatoire


"Essayez, si vous le pouvez, d’arrêter un homme qui voyage avec son suicide à la boutonnière…" Jacques Rigaut, l’auteur de ces lignes, avait du répondant. Le 6 novembre 1929, dans une clinique de Châtenay-Malabry, en pleine cure de désintoxication, il se tira une balle dans le cœur. Ainsi disparaissait, à trente ans, l’une des plus fascinantes figures du dadaïsme. Tous ceux qui l’approchèrent en ont témoigné : ce dandy glacé forçait l’attention par une détermination rare à accorder les actes aux pensées. Rien, dans ce suicide, d’un geste hâtif volé à quelque accès de désespoir. Mais la logique farouche de la vocation et le besoin éperdu, Dada oblige, d’assumer dans leurs ultimes conséquences le refus et la dérision. Pierre Drieu la Rochelle était l’ami de Rigaut. Écrivain par excellence de la contradiction, agent double de sa propre conscience, ce chantre de la décadence et des causes perdues — pouvait-il en rêver de plus amère que la collaboration ? — devait à son tour se donner la mort à la Libération. Si Le Feu Follet, récit à peine romancé par Alain Leroy interposé, demeure l’un de ses textes les plus achevés, c’est parce qu’il pèse de tout le poids d’un vécu anticipé. Rigaut, Drieu et, par voie de conséquence, Leroy : une même marginalité où s’affirme ce penchant de la bourgeoisie, lorsqu’elle atteint à un certain niveau de lucidité, pour hâter sa propre annihilation. Voilà peut-être ce qui a attiré Louis Malle. Aux profits faciles des industries sucrières (les Béghin-Say), ce fils de la haute, du paternalisme social, de positions politiques conservatrices et d’une éducation catholique stricte a vite préféré les aléas acides de la pellicule. Mais il n’a jamais cherché à renier ses origines. Le couple floué d’Ascenseur pour l’échafaud, l’épouse scandaleuse des Amants, la star désemparée de Vie Privée, l’anarchiste sarcastique du Voleur voire, au second degré, les zombies lunaires de Zazie dans le Métro, voilà sa vraie famille. Signe distinctif : le néant. Et à la boutonnière, le crêpe de la solitude dont ces errances vaines donnent l’inquiétante mesure. Famille trouvant en Alain Leroy son modèle et son exemple.


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La secrète parenté entre l’univers du cinéaste et celui du romancier éclate déjà dans la qualité, l’intelligence, la richesse de l’adaptation. Si Malle conserve l’essentiel du livre, il le recrée pour le faire sien. Par légères touches, par inflexions successives. Premier glissando : l’époque. Il y avait du Fitzgerald chez Drieu, du Gatsby chez son Leroy. Paris exhalait dans ses pages le parfum suranné des Années Folles. Malle transpose le contexte et remplace Montparnasse par Saint-Germain, la Coupole par le Flore. À chaque âge de la capitale ses villages. Le "vice" du protagoniste baudelairien n’est plus la drogue mais l’alcool. Est-ce l’ombre vigilante de la censure qui a imposé cette légère entorse à la logique de la destruction ? Peu importe, Ronet rétablit l’équilibre. L’Alain de Drieu était sec, lointain, muré dans son obsession de l’argent. Celui de Malle, désarmé, vulnérable, en perdition, suscite l’empathie. Dernière translation, et non des moindres : dans le roman, le héros exprimait quelques bouffées d’espoir, velléitaires et maladroites. Le cinéaste gomme, épure, débarrasse la fiction des scories qui pouvaient l’engager dans les bas-côtés du doute. Pris au piège atroce d’une impossibilité viscérale à trouver sa place dans un environnement qui le rejette tout autant qu’il le refuse, un homme a décidé d’en finir. La mort est bien l’ultime solution pour réprimer un perpétuel bâillement devant sa propre image ou celle des autres. La vie ne vaut pas la peine d’être vécue, et se tuer c’est enfin exister. La voie choisie par Malle est celle du détour et d’une pratique résolument elliptique, parce que le trajet suivi par le film recoupe celui du personnage : elle ne fait pas la lecture d’un symptôme mais transmet l’endurance d’un fait. Son dernier vagabondage mènera Alain aux portes de sa vérité. En trois étapes : avenir, présent, passé. Ramassées en quarante-huit heures et conjuguées dans cet ordre, donc à l’envers. Mais c’est aussi de cette inversion dont il ne peut se défaire, de son refus à s’arracher à l’adolescence que meurt cet enfant triste égaré dans un monde désespérément adulte, où tout se compte et se mesure.

L’avenir, c’est Lydia. Le prologue donne le ton. Une aube triste diluée dans une chambre d’hôtel minable. Si chaque plan dégage une émotion si poignante, c’est parce que Malle trouve d’instinct la juste distance. Plus près, ce serait le danger de la complaisance ; plus loin, celui de l’indifférence. Question de dosage, de point de vue interne et externe au récit, d’entre-deux constant. Il ne faut ni plaindre ni disséquer mais comprendre, c’est-à-dire aimer. La caméra cerne le visage de Maurice Ronet, encore beau bien que déjà marqué par les stigmates du désenchantement. Rarement l’énergie et la volonté réclamées pour se lever d’un lit, pour embrasser une femme, pour continuer à vivre auront parues si surhumaines chez un acteur. Est-ce vraiment une légende que le bruit voulant que ce film fut aussi l’histoire de son double, le moyen de se débarrasser de ses peurs, de ses doutes, de ses anxiétés ? Légende ou pas, on peut penser que revivre, plutôt qu’interpréter — le terme est ici dérisoire — le suicide du personnage, c’est tuer en lui le jeune homme qui se refusait pareillement à vieillir. Comment oublier ce corps fatigué, ces traits bouffis, empâtés, cette voix sourde et éraillée, ces gestes furtifs qui collent aux objets comme s’il pouvait reconnaître quelque mystérieuse chaleur éteinte du contact avec la matière, ce regard absent qui ne s’éclaire qu’à de rares moments, ceux où il implore ? Si Lydia acceptait de rester, tout serait peut-être encore possible. Mais comme Dorothy, l’épouse lointaine, elle est l’image de la vie qui passe, fugitive, et se dissout dans de dérisoires escales. Elle renvoie le héros à sa réalité. Car le monde vu par les yeux d’Alain est incolore, d’une blancheur sans éclat, trop lisse pour pouvoir s’y accrocher. Même les frissons, les souffles qui rôdent autour de lui, les cris d’enfant dans un jardin, les draps offerts au soleil sur le rebord d’une fenêtre, la majesté des parcs et la turbulence des rues, n’ont aucune prise sur sa perception anesthésiée de l’existence.


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Vient le présent. La clinique où, à défaut de paix, il peut trouver le repos dans la fraternité complice des réprouvés. Et puis il y a sa chambre douillette, son refuge. Tout autant mansarde d’étudiant que malle des Indes ou cache-misère. Des bibelots, des photos, des coupures de presse punaisées au mur, des valises dans un coin. Un échiquier, partie engagée. Sur le miroir, une date inscrite au magic marker : 23 juillet. Le mat n’est pas loin. Échec au roi. C’est qu’on ne veut plus de lui. Qui permet à ce médecin de décider qu’Alain est guéri, qu’il a en lui assez de force pour desserrer l’étau qui le broie, alors que c’est justement sa volonté qui est malade ? Le roi, comme un fou, prend alors la tangente. Le temps d’une journée et d’une nuit, Alain va chercher auprès des images de son passé les dernières raisons de ne pas mettre fin à ses jours. Vainement. Charlie, le barman de l’hôtel où il habitait naguère ; Dubourg, le complice d’antan enfoui désormais dans la tiédeur de l’amour comme un cochon dans sa bauge ; Eva, la seule peut-être à le comprendre ; les frères Mainville, terroristes de café perdus dans des rêves fous d’Algérie française ; Solange, l’insupportable inconscience de sa jeunesse ; Milou, son double furtif. Mais personne ne peut rien pour lui, tout dialogue est voué à l’échec. Malle éclaire alors au plus près le désarroi de sa génération : une lassitude précoce, un dégoût de la facilité donnée en héritage par des aînés dont n’apparaît que la médiocrité ou la faiblesse. La fêlure est douloureuse et le fracas de la croyance importe plus que son objet : l’OAS, la volonté de puissance, le culte de l’argent et des femmes. Reflet presque exact de l’anarchisme de droite qui fut si cher à la Nouvelle Vague, Rivette excepté. Le défilé de ce que l’auteur identifie comme les diverses formes de l’action n’est qu’un carrousel navrant d’intellectuels désabusés ou rangés. Tous ces misérables fantoches engoncés dans leur égoïsme, leur tartufferie ou leur snobisme sont plus ou moins ridiculisés par le protagoniste extralucide qui leur demande somme toute — acte socialement insurrectionnel — de lui faciliter la tâche.

Troisième volet du périple, le retour d’Alain à Paris accentue un imperceptible crescendo. La description du milieu noctambule, où s’opposent et s’ajoutent toutes les nuances du spectre lumineux de l’ombre, du blanc des néons au noir des smokings, impose Malle en peintre remarquable de la nuit urbaine. Alain prend congé, dignement. Comment supporter l’humiliation du verre de la rechute ? Comment tolérer la morgue satisfaite de Brancion, les certitudes dérisoires des Dubourg, la gentillesse évanescente de Solange ? Adieu Solange. Retour à la chaleur du ventre maternel dont il n’aurait jamais fallu sortir. "La vie ne va pas assez vite en moi, alors je l’accélère, je la redresse", disait-il un peu plus tôt. C’est très exactement ce que représente son suicide. Un redressement de son désir, une remise up-to-date, un compte réglé avec le temps en une seconde de vertige qui est aussi une domination désespérée, unique, de l’instant. Leroy est composé de trop de sédiments arrachés à des êtres humains pour ne pas palpiter d'une vie à laquelle sont étrangers les artifices ordinaires de la pure création intellectuelle. C'est à ces voix entrecroisées qui disent toutes la même chose, à ces invites qui se fondent en une appel unique que le film doit son pouvoir d'envoûtement, son charme morbide auxquels il est difficile de rester insensible. Chaque détail étant apposé comme un gage de sollicitude, on en sort moins accablé qu’étreint par la mélancolie radieuse donnée par les images de la beauté et de la vérité. Il fallait trouver un parfait halo musical pour envelopper la lente et taraudante marche aux supplices d’Alain, et le cinéaste ne pouvait mieux choisir que l’une des Gymnopédies d’Erik Satie. Difficile d’écouter ces notes apeurées sans que vienne s’inscrire en surimpression le sourire épuisé de Ronet. Complicité absolue entre un écrivain, un musicien, un acteur et un metteur en scène. Superbe alchimie que le cinéma lorsqu’il s’appelle Le Feu Follet, ce film sobre, feutré et grave qui va droit au cœur. Le meilleur de Louis Malle, dont la préoccupation renvoie ici à l’essentiel : la quête angoissée du sens de la vie.


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