La Balade sauvage (Terrence Malick - 1973)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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NorbertJacques
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Re: Badlands / la Balade sauvage (Terrence Malick - 1973)

Message par NorbertJacques »

EliWallou a écrit : 20 mai 22, 03:21
NorbertJacques a écrit : 18 mai 20, 23:42 Je me questionne sur les éditions Blu-Ray de "Badlands". Sur le plan des qualités d'image et de son, les éditions Criterion et Warner sont-elles équivalentes, ou l'une d'elles est-elle préférable ?
Ayant les deux, le Warner est très légèrement recadré, mais le master restauré est le même, comme tu peux le voir ici:
https://caps-a-holic.com/c.php?a=1&x=74 ... 0&i=0&go=1

Pour le son, le Criterion a la piste Mono des 35mm d'origine remasterisée 24bit.
Le Warner a, pour l'anglais, une piste 5.1 et une 2.0, ainsi que de nombreux doublages et sous-titres. Je peux pas me prononcer sur la qualité mais au casque je n'ai rien à redire sur le Criterion.
Merci !
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EliWallou
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Re: Badlands / la Balade sauvage (Terrence Malick - 1973)

Message par EliWallou »

NorbertJacques a écrit : 20 mai 22, 08:51 Merci !
J'ajoute que pour les bonus y a pas photo entre le Criterion et le Warner. Y a un seul docu d'une 20aine de minutes sur le Warner, où intervienne Spacek, Sheen, l'éditeur et le directeur artistique.
C'est intéressant notamment car ça éclaire la vision et la personnalité de Malick. La qualité de la production est mauvaise par contre.
En comparaison sur le Criterion les mêmes personnes interviennent dans des documents plus longs et mieux produits. J'ai pas encore tout regardé sur le Criterion mais j'ai l'impression qu'ils disent les mêmes choses, notamment Sheen qui a pleuré de joie le lendemain de la réception du rôle, où l'éditeur qui souligne l'importance pour Malick d'un plan à la fin.
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le plan sur un homme qui porte des sacs de courrier, qui a pris le même avion que vont prendre les protagonistes, et qui fait son travail sans savoir de quoi il retourne sur ce tarmac…
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Thaddeus
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Re: La Balade sauvage (Terrence Malick - 1973)

Message par Thaddeus »

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Un cauchemar de douceur


"J’ai vu un autre monde", se souvient le soldat Witt dans La Ligne Rouge. Avant de s’interroger : et si ce n’était que le fruit de son imagination ? Cet autre monde, Terrence Malick l’a capturé dès son premier long-métrage. À travers l’odyssée dérisoire de deux "rebelles sans cause", basée sur la cavale sanglante de Charles Starkweather et Caril Fugate dans le Nebraska et le Wyoming, en 1958, La Balade Sauvage récapitule, décape et finalement inverse les significations d’une mythologie de la révolte, de l’exil et de la violence qui, même dans ses plus remarquables représentations, ne fut jamais totalement exempte d’une certaine complaisance romantique. S’il s’annonce comme un démarquage de Bonnie et Clyde, le film n’entretient aucun rapport avec son modèle supposé tant il est expurgé du folklore générique attendu. L’imagerie attachée aux amants criminels en fuite est envisagée selon une tonalité radicalement nouvelle, qui soutient la comparaison avec la prose d’Albert Camus bien davantage qu’avec les figures classiques du cinéma policier américain. Dès que, du haut de ses quinze ans, Holly évoque avec détachement la mort de sa mère, on pense en effet à l’incipit de L’Étranger et à un Meursault au féminin, mourant d’ennui dans une bourgade anémique et littéralement désaffectée. La présence-absence de la jeune fille ne sera ensuite nullement entamée par les actes funestes de son compagnon de fugue, qui sème les cadavres sur son passage comme pour conjurer la nature exsangue des territoires qu’ils traversent. Au contraire, la narration rétrospective de l’héroïne semble se faire plus paisible et indolente à mesure que se déchaînent le bruit et la fureur homicide de son acolyte. La trajectoire meurtrière de Kit, avatar nihiliste d’un James Dean à bout de souffle, œuvre patiemment à la mise en scène d’un quart d’heure warholien culminant au dénouement lorsque les policiers venus l’arrêter le prennent en sympathie et l’adulent comme une rock star. L’éboueur anonyme considère sans doute qu’il n’a pas d’autre choix que les armes pour devenir quelqu’un et accéder à la légende, celle que l’on imprime alors que son statut à lui l’opprime. En définitive, le film ne raconte rien d’autre que la fabrication d’un hors-la-loi à l’heure des mass-médias, à la manière d’un western moderne observant sans jugement la morale du temps.


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Dans sa substance la plus élémentaire, le cinéma de Malick est motivé par une aspiration métaphysique à la transcendance. D’où l’étrangeté de l’attitude de Kit, si désireux de "faire des vagues", de laisser une trace. D’où les commentaires désarmants de Holly, si attachée à vivre le bonheur de l’instant qu’elle paraît imperméable au tragique. D’où cette obsession panthéiste soulignée par l’œil d’une vache hagarde, le flanc d’un chien agonisant dans les herbes, la bouche du poisson-chat jeté dans les citrouilles. L’auteur cultive un rapport dévot aux souvenirs qu’illustrent les photos d’antan, les objets incendiés sur chant liturgique ou inhumés comme des talismans sacrés. Tel un véritable coryphée, la voix-off entoure l’action visuelle, l’élide, l’enrichit ou s’en démarque par son caractère laconique, fataliste, délibérément décalé par rapport aux évènements. Les moments de bien-être hors de la société (à l’image de Thoreau période Walden) n’ont pas tout à fait la ferveur euphorique attendue, tandis que les scènes de fusillade, très légèrement hébétées, semblent un rien suspendues. Tout concourt à l’extrême condensation des séquences, qui paraissent désossées et décomposées tant elles ne présentent que leur face accomplie, comme si Malick en gommait les phases antérieures (crescendo émotionnel) et postérieures (decrescendo). Quoiqu’il ne justifie ni ne condamne jamais ses personnages, le cinéaste suggère l’acquis inconscient qui peut entraîner le comportement de Kit, restreignant par là sa dimension pathologique. Découvert dans son refuge forestier, il tue ses poursuivants d’une fosse camouflée dans le réseau de tunnels qu’il a édifié au préalable pour sa défense, et dont on est tenté de chercher la matrice dans la guérilla vietnamienne qui, des années durant, s’est imposé aux Américains par le truchement de la télévision au point d’émousser en eux toute espèce de réaction. Malick suggère peut-être ici le rôle joué par une certaine forme d’intoxication dans la régression des tabous préservateurs contre les agressions instinctives. De même qu’il est convaincu que les communistes peuvent lâcher la bombe sur les États-Unis, Kit pense sérieusement que toute violence est justifiée quand il s’agit de défendre sa vie.

Tout au long de l’échappée à travers les plaines du Midwest, cinq lieux illustrent une évolution matérialisée en trois moments, qui passent d’un microcosme urbain (civilisé) à un macrocosme naturel (primitif). Le premier s’articule autour des rues désertes de Fort Dupree, petite ville de Dakota du Sud comme stupéfiée dans sa torpeur, et de la maison de Holly où est consommé le premier meurtre. Cette scène nocturne, traitée en couleurs franches mais opaques et comme plombées par un éclairage d’aquarium, ainsi que l’incendie qui lui succède, restituent le climat mental des protagonistes, la troublante sérénité d’une adolescente figée dans l’irresponsabilité de l’enfance, dans une innocence définitivement en-deçà du Bien et du Mal. Par sa légèreté et sa suavité mêmes, le thème musical au xylophone (Gassenhauer de Carl Orff) semble paraphraser le cauchemar de douceur que content les images. Le second concrétise une volonté de régression restée jusque-là implicite : c’est l’épisode bucolique de la vie dans les bois, faite de pêche, de chasse et de cueillette, où Kit cherche à renouer contact avec un élan vital disparu. De ce rousseauisme qu’il perçoit obscurément comme purificateur, il trouve la rationalisation dans le périple du Kon-Tiki dont Holly lui fait la lecture. Malick retrouve ici un thème cher à la génération perdue — l’impossible retour à la nature — et en cerne l’ambigüité avec la même fermeté qu’un Boorman (Délivrance). Le dernier moment se déroule pour l’essentiel sur ces badlands désertiques qui élargissent la géographie à des dimensions planétaires et parachèvent l’isolement des deux errants. Kit s’en remet désormais au hasard pour déterminer la direction qu’ils doivent emprunter. Il organise néanmoins sa propre capture, dans les limites du libre arbitre dont il dispose encore. N’ayant pu exister sur sa terre ni dans sa vie, il va prendre rang, avec l’assentiment amusé et légèrement incrédule des consommateurs de faits divers, dans la galerie des sous-mythologies les plus frelatées, après avoir commémoré par anticipation le lieu même où il y est entré. La riche demeure du propriétaire qu’il séquestre quelques heures accentue encore son isolement maladif. Aucun conflit ne surgit de la rencontre du supposé drop-out et du représentant de l’establishment ; rien qu’une indifférence plutôt bienveillante — Kit se reclut, seule Holly ébauche un dialogue — et une secrète admiration devant les témoignages tangibles de la réussite sociale.


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Si l’issue dramatique s’annonce dans l’enchaînement des actions, dans la brutalité des réactions, dans la répétition de l’insensé, l’atmosphère demeure nonchalante, insouciante, inconséquente jusqu’à la conclusion, qui joue de manière saisissante l’ironie de l’inconscience. Les grands espaces aux horizons moirés, les cabanes sylvestres construites sur des rêves et des plans d’enfants sont le seul univers que Kit organise : il jouit de son état, de l’image qu’il s’en donne. Et cette beauté qu’il se bâtit contre toute raison est la manifestation la plus nette de son irréalisme. C’est parce que tout est trop beau que rien n’est vrai : on le comprend à peu près au même moment que l’héroïne. Malick use du contrepoint entre la magnificence du monde et l’impossibilité pour ses personnages d’y trouver leur insertion, autrement qu’en de rares exclamations où ils trouvent soudain, pour la reperdre aussitôt, la faille qui leur permettrait d’entrer en symbiose avec les éléments. Ils sont ensemble moins pour communiquer que pour communier simultanément avec un ailleurs qui leur fournirait la clé de leur destin ou simplement l’oubli de ce qu’ils sont. Ils échangent peu, égrènent des monologues que leurs actes contredisent et sèment les jalons d’une aventure à laquelle ils espèrent secrètement trouver un sens. En réalité, ils ne sont jamais sur la même longueur d’onde : le film ne délivre pas un hymne à l’amour fou mais dissèque un profond malentendu. Son compagnon exécuté, Holly opérera sa réintégration dans la société, vraisemblablement pour s’installer dans une misère existentielle d’autant plus effrayante qu’on la devine indolore. Quant à Kit, la démesure aberrante de sa conduite est sous-tendue par la volonté mythomane de laisser sa marque dans un ordre qui continue de lui servir de repère, même s’il n’en saisit plus les critères et se contente d’en singer certaines idées reçues. Son marginalisme ne se réclame d’aucune contre-culture ; il n’est que le reflet grimaçant, contrefait jusqu’à la monstruosité, du corps social qui l’a produit. D’où cette sorte d’esthétique "carte postale" détonant parfois au cœur de la dramaturgie. Après décantation, ce qui peut passer pour un excès de joliesse apparaît au contraire comme le comble de la perversité : la démonstration par sympathie (comme on dirait "par l’absurde") qu’aucune utopie n’est exempte de clichés.

Ainsi La Balade Sauvage transpose et fait vivre dans les couleurs de son temps la vieille thématique de l’iconographie américaine. Cette transgression devenue spectacle, dont l’échec lui-même se donne à admirer et qui fournit par exemple les grands enjeux des films de gangsters (voir la fin de Scarface), n’est plus seulement un sujet actualisé : elle constitue le mouvement même de l’œuvre. À force d’en porter les espoirs et les mirages, celle-ci est débordée par une singulière amertume. D’une coulée de lave, elle a l’apparence tranquille et l’inexorable force de destruction. Le feu — motif privilégié chez Malick — n’y embrase les êtres et les choses qu’avec une sorte de majesté, dans la splendeur des soirs d’été. Le film semble enveloppé par l’étonnante quiétude de la photo hollywoodienne suspendue sur le mur de la chambre d’hôtel de Barton Fink, et dans laquelle précisément le protagoniste finit par prendre la fuite. Si l’explication sociologique n’en est pas absente, sa présence se réduit à des indices succincts et sporadiquement distillés, qui préservent le mystère du propos et son pouvoir d’inquiétude. Certes le réalisateur pratique la distanciation et refuse au spectateur toute identification avec les personnages, mais il résiste aussi à la tentation d’un didactisme vaguement humecté de cette compréhension-compassion dissolvant d’ordinaire les problèmes dans l’élixir lénifiant de la pitié familière. Superbement rythmé et photographié, retenu comme un solo de jazz cool auquel des breaks intempestifs confèrent une coloration fantastique, le film serait parfaitement pessimiste si ne l’en préservait une lucidité qui dissipe toute équivoque comme toute complaisance et empêche que l’on confonde, dans la peinture d’une maladie sociale, les remèdes avec les symptômes. Irrigué par cette poésie élégiaque imposant à la fiction le registre poignant de l’illusion lyrique, il marque la naissance d’un cinéaste majeur qui portait d’emblée à maturation ses rêveries d’artiste solitaire.


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Re: La Balade sauvage (Terrence Malick - 1973)

Message par Alexandre Angel »

Thaddeus a écrit : 19 oct. 23, 16:54 Malick suggère peut-être ici le rôle joué par une certaine forme d’intoxication dans la régression des tabous préservateurs contre les agressions instinctives.
Peux-tu expliciter cette phrase s'il te plaît ?

Sinon, tout va bien, merci à toi!
Mon Malick préféré (avec Les Moissons du ciel ) :D
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

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Re: La Balade sauvage (Terrence Malick - 1973)

Message par Thaddeus »

Alexandre Angel a écrit : 20 oct. 23, 10:11Peux-tu expliciter cette phrase s'il te plaît ?
L'idée, c'est que le comportement de Kit participe en quelque sorte d'un inconscient collectif perverti par la hantise de l'agression. Une autre manière beaucoup plus simple de l'exprimer serait celle-ci : le personnage reflète la paranoïa américaine, entretenue par les conflits (Corée, Vietnam) contemporains au récit ou au tournage. Et cette parano peut expliquer tous les débordements. C'est pourquoi, juste après, je mentionne la terreur de l'attaque communiste comme alibi aux justifications de Kit. Mais peut-être que je frise la sur-interprétation...

Pou moi, Malick n'a jamais fait plus grand et plus beau que La Ligne Rouge (que je place dans mon Top 15). Les Moissons du Ciel et Le Nouveau Monde sont juste derrière. Badlands ne figure pas dans mon podium du cinéaste ; c'est dire à quel point je tiens celui-ci en très haute estime (malgré tous ses égarements depuis dix ans).
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Re: La Balade sauvage (Terrence Malick - 1973)

Message par Alexandre Angel »

Thaddeus a écrit : 21 oct. 23, 10:55 L'idée, c'est que le comportement de Kit participe en quelque sorte d'un inconscient collectif perverti par la hantise de l'agression. Une autre manière beaucoup plus simple de l'exprimer serait celle-ci : le personnage reflète la paranoïa américaine, entretenue par les conflits (Corée, Vietnam) contemporains au récit ou au tournage. Et cette parano peut expliquer tous les débordements. C'est pourquoi, juste après, je mentionne la terreur de l'attaque communiste comme alibi aux justifications de Kit. Mais peut-être que je frise la sur-interprétation...
Merci pour l'explication.

Oui, pourquoi pas : dans mon souvenir, je ressens quelque chose d'un peu facho chez Kit. Pour faire très court, c'est un peu un (proto) Rambo.
Un des aspects remarquables de l'œuvre, c'est ce que tu expliques, provient de son décalage avec l'air du temps (1973). Encore que d'autres films contemporains prenaient une sorte de contrepied au romantisme des la fin des sixties, notamment chez John Boorman, comme tu le mentionnes, mais aussi chez Schatzberg.
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

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