Martin Ritt (1914-1990)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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Nestor Almendros
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Re: Martin Ritt (1914-1990)

Message par Nestor Almendros »

THE MOLLY MAGUIRES – TRAITRE SUR COMMANDE (1970)

La ressortie récente du film en salles ainsi que les échos élogieux de certains forumeurs m’ont mis la puce à l’oreille. Car j’avais visionné le dvd Paramount en mars 2006 et j’en gardais depuis un souvenir déçu (pour le coup, c’était vrai). Voici ce que j’en disais à l’époque:
Malgré une reconstitution d'époque très convaincante, malgré un casting intéressant (Sean Connery et Richard Harris), malgré un cast technique tout aussi intéressant (James Wong Howe à l'image, et Henry Mancini très inspiré, à la musique), et malgré toute l'affection que je porte au réalisateur (dont je garde d'excellents souvenirs de HOMBRE ou NORMA RAE), je me suis passablement désintéressé du film, sans jamais réussir à rentrer dedans. Pourtant le point de départ est intéressant, et la mise en scène est audacieuse (le 1er mot n'est prononcé qu'au bout de 14mn, par exemple...), mais probablement un peu austère, à l'image des décors noirs et gris de cette région minière. Dommage...

Master dvd Paramount tout à fait convenable. Quelques points blancs et poussières mais c'est très regardable...
SPOILERS
L’une des forces du film est d’avoir un scénario qui joue simultanément sur trois aspects très intéressants. Pour assembler le tout, le scénario adopte une trame prétexte de film policier qui utilise l’intrigue « classique » de l’agent infiltré. Au milieu d’un contexte historique fort et d’un discours social pertinent, nous sommes pris dans un suspense judicieusement dosé (le spectateur sait, par exemple, qui est le chasseur et qui sont les proies).

J’étais déjà très admiratif du soin apporté à la reconstitution historique et c’est vrai qu’une partie du charme et de l’intérêt de ce film réside dans le rendu extrêmement fidèle de la vie de l’époque. On note une justesse dans les décors qui, sans jamais tomber dans la caricature glauque, dépeignent simplement l’humilité contrainte de ce mode de vie. L’histoire rappelle GERMINAL ou QU’ELLE ETAIT VERTE MA VALLEE, surtout dans le tableau communautaire, mais avec une dimension supplémentaire qui intervient notamment par le contexte historique : les USA ont à peine 100 ans et, pendant que l’émigré européen (ici anglo-saxon) donne sa force à une industrie déjà puissante, le colon explore les terres du Far West. Si le cow-boy et l’aventure font partie du mythe américain traditionnel, TRAITRE SUR COMMANDE apporte un témoignage cinématographique trop rare sur un autre pan de l’histoire US.
La description de cet univers privilégie l’épure émotionnelle. Les rapports y sont fraternels mais plutôt distants. Toute la région est vouée à l’extraction du charbon : ainsi les décors et les paysages sont dominés par des couleurs tristes (noirs, gris). On remarque aisément les seules apparitions de verdure qui coïncident avec des moments de joie ou d’émotion : le match de rugby qui réunit la communauté, ou le pique-nique intime du couple. Martin Ritt accentue d’ailleurs la rareté de la Nature en accompagnant longuement le couple à travers des étendues grises où apparait presque bizarrement un point d’eau aussi vaste qu’un petit lac. On notera l’humour de la situation, le spectateur se demandant un instant si les deux amoureux ne vont pas s’allonger sur le sol pierreux si peu romantique…

Allant de pair avec la peinture du milieu ouvrier, le scénario a un discours à forte dimension sociale. Utilisant certainement des exactitudes historiques concernant des groupuscules « terroristes » issus du monde prolétaire, le film met en évidence certaines conséquences de la condition ouvrière et de sa lutte permanente pour la dignité. Comme Sean Connery le dit dans le film, « il n’y a pas de justice pour le faible ». Par la scène forte du paiement des salaires ou en observant les conditions précaires dans lesquelles est laissé le vieux mineur au moment de mourir, on se rend compte que ces hommes triment sans relâche pour finalement récolter une misère. Ils sont écrasés par la force de l’industrie et des patrons qui agissent uniquement dans leur propre intérêt. Le film explique que ces terroristes ouvriers n’ont pas d’autre choix. On ne les écoute pas et on ne veut pas les entendre. Cette lutte est un moyen d’exister pour ces esclaves modernes. En frappant de grands coups comme avec le meurtre d’un directeur de mine, ils pensent agir dans le bon sens. Mais c’est un faux combat, inégal et dangereux, car, la loi intervenant, ils seront forcément pris entre deux feux et n’auront jamais droit de raison, ce genre d’arguments pouvant trop aisément être retournés contre eux. Trop aveuglés par leur lutte, ils en oublient l’évidente faiblesse de leur efficacité et outrepassent la sphère symbolique.

McParlan (Richard Harris) se rend compte assez tôt de l’ambiguité de sa situation. Il semble prendre lentement fait et cause pour cette communauté, sans oublier qui il est ni pourquoi il est là. L’apparente complicité qu’il se doit de montrer pour accomplir sa mission se révèlera finalement sincère. Au point qu’il participera à la destruction d’une boutique du village, symbole d’un capitalisme voué à la consommation qui n’a que faire de ces mains ouvrières. Confronté à ses propres valeurs, McParlan essaye de convaincre les Maguires qu’ils font fausse route. En vain puisque cette lutte est, pour eux, une raison de vivre.
La fin du film amène logiquement à la découverte des vraies identités. Comme très souvent dans ce genre d’histoire, le héros qui a lié des relations avec ceux qu’il voulait piéger est amené à les trahir. Mais, ici, la fin est encore ambigüe : au-delà de personnes à la confiance bafouée, il s’agit surtout d’une trahison envers une classe sociale et un idéal. Bien que les Molly Maguires aient commis des actes répréhensibles, ils agissaient pour des idées honorables et pour un peuple impuissant et soumis. C’est cette dualité entre le devoir de les stopper et la légitimité morale de leurs revendications qui obsède le détective au point d’aller chercher un pardon auprès du leader emprisonné.
Finalement, en jouant le jeu des autorités, donc des puissants, et en trahissant ainsi la communauté ouvrière, McParlan perd l’amour et le respect de Mary Raines. La petite romance qui ponctuait délicatement le film trouve dans ce final une conclusion amère qui vient appuyer l’aspect social de l’histoire. McParlan se désengage moralement du groupe et la jeune femme, malgré des sentiments amoureux, ne peut assumer cette ambiguité.

Malgré des faiblesses certaines dans la deuxième moitié du film (sitôt passé l’intérêt pour l’environnement et l’intrigue policière), c’est une œuvre très intéressante dont les thématiques sociales rappelleront celles de NORMA RAE que Ritt réalisera une dizaine d’années plus tard. Sean Connery trouve là un de ses meilleurs rôles. On peut noter que c’était une période artistiquement fructueuse pour l’acteur, loin des clichés Bondiens.
C’était une bonne réévaluation qui m’a ouvert les yeux sur les enjeux sociaux du scénario, mais je trouve le film un peu moins réussi que d’autres réalisations de Martin Ritt (la faute à un manque d’émotions ?).
NotBillyTheKid a écrit :certains commentaires du dvd anglais indiquent ce début de 15 minutes sans dialogue... Peut-être, tout simplement, que la version dvd est complète, mais inédite en salles :idea: :?:
Je crois que c’est ça : le dvd contient aussi ce premier quart d’heure impressionnant quasi documentaire, sans parole, qui m’avait déjà marqué à l’époque.
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Jack Carter
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Re: Martin Ritt (1914-1990)

Message par Jack Carter »

dvd, qui rappelons-le, est à 3.99 euros sur play, et qui contient des stf :wink:
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Re: Martin Ritt (1914-1990)

Message par NotBillyTheKid »

Je l'ai regardé hier, ce dvd de chez Play.

Le film est très bien, sans toucher au sublime non plus. La première heure est effectivement bien plus réussie que la seconde qui, sans être décevante, est plus conventionnelle. C'est un beau film "classique" se permettant des audaces. Il vaut le coup d'être vu (surtout à ce prix), même s'il manque un petit truc. C'est plus une belle additions de plusieurs talents (acteurs, Mancini, chef op,...) sans que ce soit vraiment la somme de tout ça...
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Re: Martin Ritt (1914-1990)

Message par julien »

NotBillyTheKid a écrit :C'est plus une belle additions de plusieurs talents (acteurs, Mancini, chef op,...) sans que ce soit vraiment la somme de tout ça...
Pas terrible cela dit la musique de Mancini sur ce film.
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Nestor Almendros
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Re: Martin Ritt (1914-1990)

Message par Nestor Almendros »

julien a écrit :Pas terrible cela dit la musique de Mancini sur ce film.
Ah, moi je ne déteste pas le thème principal qui est, certes, particulier, mais qui utilise assez bien sans en faire trop des "sonorités irlandaises"...
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Message par Boubakar »

Profondo Rosso a écrit :Traître sur commande (1969)

1876, Richard Harris est un flic infiltrant une communauté de mineurs afin de démanteler l'organisation secrète menée par Sean Connery et mettant à mal la tyrannie du patronat. Très grand film nous plongeant parmi les émigrants Irlandais et faisant vivre l'enfer de la mine comme on l'a rarement vue au cinéma. Le scénario confronte deux idéologies à travers les héros du film pas si éloigné au final, Richard Harris prêt à tout pour réussir et s'élever socialement et Sean Connery faisant preuve de la même obstination pour revendiquer ses droit, meurtre et attentat compris. Récit mené tambour battant, ambiance boueuse et qui sent la suie avec une intensité dramatique de tout les instants qui réserve de chaleureux moments de camaraderie toutes irlandais alternant avec de saisissante explosion de violence. Sean Connery, tout en rage contenue est immense et Richard Harris arrive à rendre humain et attanchant un personnage au comportement discutable. grand film 5,5/6
En plus il y a une de mes trognes de série B préférée ce visage de sournois de Anthony Zerbe.
Pour l'avoir vu cet aprèm au cinéma, je suis tout à fait d'accord avec toi ; c'est vraiment excellent, ne serait-ce que par son premier quart d'heure sans aucun dialogue (qui fait penser à du There will be blood), et l'apparition assez tardive de Sean Connery (qui est finalement davantage un second rôle comparé à la présence de Richard Harris, qui est magistral dans un rôle de flic ambigu), qui montre l'enfer de la vie dans les mines comme on l'a peu vu. En plus, artistiquement, c'est magnifique (avec une photo superbe), et une très belle musique de Mancini.
Et la dernière scène a quelque chose de très triste
Spoiler (cliquez pour afficher)
avec la dernière rencontre entre Harris et Connery en prison, et quand le premier passe devant la "machine de mort" sans lui jeter un œil
, qui achève de rendre ce film très intéressant.
En deux films (The offence), je suis stupéfait des rôles de Sean Connery, à mille lieux des James Bond.
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Re: Martin Ritt (1914-1990)

Message par Watkinssien »

Je suis en train de découvrir Martin Ritt, cinéaste qui s'annonce intéressant. Le premier film que j'ai vu de lui reste un choc, c'est le superbe L'espion qui venait du froid (1967) avec un Richard Burton absolument puissant !
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Jeremy Fox
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Re: Martin Ritt (1914-1990)

Message par Jeremy Fox »

Avoir découvert à peu de temps d'intervalle, Hombre (avec surtout une superbe écriture des personnages, notamment ceux de Diane Cilento et de Paul Newman) mais surtout Traître sur commande (The Molly Maguires) et le magnifique Hud (Le plus sauvage d'entre tous) me fait dire qu'il faut que je me penche encore plus attentivement sur cet excellent réalisateur que j'avais négligé jusqu'ici. Prochaine étape, Paris Blues qui sort chez Wild Side
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Jack Carter
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Re: Martin Ritt (1914-1990)

Message par Jack Carter »

tu devrais essayer aussi Norma Rae :wink:

http://www.dvdpascher.net/fiche_dvd/nor ... .html#Neuf (Jack Carter, pousse au crime :lol: )
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Jeremy Fox
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Re: Martin Ritt (1914-1990)

Message par Jeremy Fox »

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Hombre (Hombre - 1975) de Martin Ritt
20TH CENTURY FOX


Avec Paul Newman, Richard Boone, Diane Cilento, Fredric March
Scénario : Irving Ravetch & Harriet Frank Jr. d'après un roman de Elmore Leonard
Musique : David Rose
Photographie : James Wong Howe (DeLuxe 2.35)
Un film produit par Irving Ravetch pour la 20th century Fox


Sortie USA : 21 mars 1967


1884. Alors que la plupart de ses congénères Apaches sont parqués dans les réserves de l’Arizona, John Russell -surnommé Hombre (Paul Newman)-, un homme taciturne élevé par la tribu durant sa tendre enfance, apprend qu’il vient d’hériter du tuteur qu’il eut à l’adolescence ; il pourra désormais être propriétaire d’un hôtel actuellement gérée par Jessie (Diane Cilento). Mais, ayant subi toutes sortes d’humiliations alors qu’il vivait dans la réserve de San Carlos avec les indiens, méprisant désormais les hommes blancs, il ne souhaite pas rester vivre parmi eux et décide de se lancer dans l’élevage en échangeant la propriété contre un troupeau de chevaux. Une fois la transaction terminée, il quitte la ville par une diligence affrétée expressément par Favor (Fredric March), un agent aux affaires indiennes qui souhaite quitter la région au plus tôt. Se joignent à eux l'épouse de l'agent, la gérante de l’hôtel qui n’a désormais plus de travail, son fils et sa bru, ainsi qu’un homme rustre et arrogant, Cicero Grimes (Richard Boone). Ayant pris connaissance de ses ‘origines’ indiennes’, les passagers obligent John à poursuivre le voyage aux côtés du conducteur. La diligence va avoir du mal à arriver à destination puisque quatre bandits lui tendent une embuscade pour s’emparer d’un des sacs de voyage de Favor qui s’avère contenir une coquette somme qu’il a détourné de l’administration des affaires indiennes à son profit…

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Martin Ritt est un réalisateur venu de la télévision au milieu des années 50 en compagnie d'autres cinéastes de sa génération issus du même vivier : Delbert Mann, Daniel Mann, Sidney Lumet ou Arthur Penn. Claude Chabrol dans les Cahiers du Cinéma écrivait à propos de la filmographie du réalisateur : "Tout dans cette œuvre n'est que petitesse, grisaille et médiocrité." Il est possible que ce soit le cas pour le remake qu'il fit en 1964 du Rashomon d’Akira Kurosawa avec The Outrage qui fait vraiment l'unanimité contre lui, mais des films comme Paris Blues, Hud (Le Plus sauvage d'entre tous), L'Espion qui venait du froid, The Front (Le Prête nom) ou Norma Rae, tous excellents, ne méritent vraiment pas d'être traités de la sorte tandis que The Molly Maguires (Traître sur commande), son chef-d'œuvre, est même digne de tous les éloges. Sa seule véritable incursion dans le western sera cet Hombre, un grand classique des rediffusions télévisuelles dans les années 70/80 et du coup l'un de ses films les plus connus dans l'Hexagone.

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Toujours entouré de son duo de scénaristes habituels, Martin Ritt adapte cette fois le grand romancier Elmore Leonard, auteur entre autres des livres ayant servis de base aux films très différents mais tout aussi splendides que sont 3.10 pour Yuma de Delmer Daves ou Jackie Brown de Quentin Tarantino. Cinéaste engagé et progressiste ayant fait partie de la tristement fameuse liste noire du sénateur Joseph McCarthy, Martin Ritt a dénoncé sa carrière durant toutes sortes d’injustices mais également l’intolérance, le racisme ou l’individualisme. L’énorme succès de Hud, western mélodramatique contemporain déjà interprété par Paul Newman, pousse les auteurs à écrire Hombre, western se déroulant cette fois au 19ème siècle, au milieu des années 1880 durant lesquelles les Apaches avaient été presque tous parqués dans des réserves aux conditions de vie très difficiles dont celle de San Carlos (pour ceux qui aimeraient en savoir plus sur cette réserve spécifique, il existe un beau western de Jesse Hibbs avec Audie Murphy s'y déroulant, L’Homme de San Carlos – Walk the Proud Land). Malgré ses réelles qualités – dont l’intelligence de son propos et l’absence de tout manichéisme-, Hombre ne rencontrera pas le même enthousiasme auprès des critiques que Hud faute à la froideur de l’ensemble, à des personnages moins attachants, à une gestion moyenne du rythme et à une intrigue guère captivante, sorte de mélange entre La Chevauchée fantastique (Stagecoach), Le Relais de l’or maudit (Hangman's Knot) et Le Survivant des monts lointains (Night Passage), la diligence où se retrouve un panel représentatif de la société de l’époque pour le premier, le blocus par des bandits d’un groupe obligé de rester caché dans un endroit confiné pour le deuxième, le décor de la mine à ciel ouvert et ses baraquements pour le troisième.

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Attention, spoilers à venir ! Après une belle séquence de capture de chevaux qui démontre d’emblée non seulement la beauté de la photographie de James Wong Howe, un thème musical doux et entêtant écrit par David Rose, mais également la qualité de la mise en scène d’un Martin Ritt sachant parfaitement bien appréhender la gestion de l’espace ainsi que l’utilisation du scope, Hombre se poursuit en traditionnel western pro-indien avec ces séquences maintes fois vues pour évoquer le racisme ordinaire de 'natives' moqués puis provoqués dans les saloons où ils se rendent pour boire tranquillement, scènes qui se terminent souvent avec violence comme c'est à nouveau le cas ici. Puis l'originalité du film montre le bout de son nez, celle qui consiste à faire de son personnage principal censé symboliser le porte-parole de la nation indienne un homme blanc, qui plus est taciturne et de prime abord égoïste et antipathique. Ce sera la principale force et témérité du film de mettre en avant un message de tolérance anti individualiste et antiraciste à travers de tels protagonistes puisque seront réunis dans la diligence, outre cet Hombre mi-blanc -par la naissance- mi indien -par la culture et les traditions dans lesquelles il a été élevé- d’une grande sécheresse de caractère et pas spécialement aimable, des représentants peu glorieux des WASP de l’époque dont entre autres un couple véreux d’agents aux affaires indiennes s’étant enfui avec de l’argent détourné de leur administration, une jeune femme mal mariée qui va tenter de tromper son ennui en draguant d'autres hommes sous les yeux de son époux et de sa belle-mère, ainsi qu’un homme arrogant et inquiétant qui s’avèrera être à la tête d’un quatuor de bandits au sein duquel s'invite un shérif ayant pourtant servi la loi depuis des dizaines d’années.

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A propos du shérif, dommage que ce personnage d’homme de loi interprété par Cameron Mitchell n’ait pas bénéficié d’une plus grande importance au sein de l’intrigue puisqu’en plus d’être intéressant il est au centre de l’une des plus belles séquences du film, celle où il refuse la proposition de la tenancière d’hôtel de l’épouser malgré le fait qu'il partage son lit depuis des mois, en lui expliquant qu'il n'est pas fait pour elle et en évoquant sa vie d’une redoutable monotonie : "I been working since I was ten years old, Jessie, cleaning spittoons at a dime a day. It's now thirty years later, and all I can see out the window here is a dirt road going nowhere. The only thing that changes the view is the spotted dog lifting his leg against the wall over there. Saturday nights, I haul out the town drunks. I get their 25-cent dinners and their rotgut liquor heaved up over the front of my one good shirt. I wear three pounds of iron strapped to my leg. That makes me fair game for any punk cowboy who's had one too many. No, Jess, I don't need a wife. I need out.” Rarement le métier de shérif aura été décrit avec autant de lucidité, d’amertume et d’anti-héroïsme ! Cette séquence toute à la fois désabusée et mélancolique donne assez bien le ton de la première partie très réussie de ce western très classique dans sa mise en scène mais assez moderne dans son écriture. Hombre compte également dénoncer les conditions de vie intolérables des Apaches parqués dans les réserves de l’Arizona, situation explicitée par le personnage de John ‘Hombre’ qui à cette occasion aura rarement été aussi volubile. Mais c’est suite à ces explications que les autres passagers -autant par mauvaise conscience que par dégoût des indiens- demanderont à ce que cet homme élevé par 'les sauvages' quitte l’intérieur de la diligence pour continuer le voyage auprès du conducteur. Évincé de cette petite communauté, il sera cependant celui sur lequel on comptera pour se sortir du guêpier dans lesquels ils vont tomber, non par le fait de quelques faméliques indiens mais bel et bien par un quatuor d’hommes blancs prêts à tout pour s’accaparer à leur tour l’argent qui aurait du servir à améliorer les conditions de ‘détention’ des Apaches et qu’avait détourné le principal gérant de la réserve.

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On peut constater à la lecture de ces lignes que la thématique pro-indienne ainsi que le racisme ambiant sont abordés sous un angle assez original et surtout tout à fait nouveau, sans aucun sentimentalisme ni manichéisme puisque Hombre ne fait rien pour aider ses compagnons de voyage sauf lorsqu’il y est forcé : au tout début du film, il ne bougera pas le petit doigt pour défendre son prochain et laissera le grossier personnage campé par Richard Boone terroriser un soldat jusqu’à ce dernier lui donne son billet de diligence : cette attitude totalement individualiste –et même si elle peut être assez compréhensible au vu de ce que les hommes blancs lui ont fait subir ainsi qu’à ses confrères indiens- s'avère du coup être à peu près la même que celles de ces blancs qu’il vilipende. Pour atténuer ce portrait sans complaisance des américains de l'époque, heureusement que l’on trouve un peu d’humanité, de dignité et d’altruisme au travers le personnage de femme courageuse et déterminée jouée avec talent par Diane Cilento, seule du lot à s’indigner sur l’absence de solidarité de ses compagnons de fortune, de leur manque d’empathie, de l’indifférence au sort de leurs semblables, estimant que chacun a le droit à une quelconque aide quelles qu’aient été ses actions passées. Une éthique et une générosité qu’elle est la seule à posséder et qui seront probablement à l’origine de la réaction finale totalement imprévisible de Hombre ; devant ce courage désintéressé, il sortira de son individualisme et de sa misanthropie pour aller se sacrifier dans le but de mettre fin à la dangereuse situation dans laquelle se trouve le groupe. Un geste christique qui fait se terminer le film sur une note certes assez sombre mais néanmoins porteuse d'espoir en l'être humain, typique de ce trio d'auteurs.

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Un western lent et austère portant un regard novateur sur des thématiques rebattues ; une œuvre intelligente mais manquant singulièrement de tension dans le long huis-clos final malgré aussi une interprétation d’ensemble de haut niveau, que ce soit un Paul Newman charismatique, un Richard Boone à la fois truculent et effrayant -qui vole toutes les séquences où il apparait-, une Diane Cilento superbe dans la peau du personnage le plus intéressant du film ou encore Fredric March dans l’une de ses dernières apparitions à l’écran. Idées politiques généreuses mais portraits sans concessions, scénario rigoureux et sans aucun sentimentalisme pour un western sombre et lucide sur l’inhumanité d’une grande partie de ceux qui ont forgé les USA. Dommage qu'au final le film ait été inégal, qu'il ait manqué de puissance et que certains effets –exclusivement lors des rares séquences violentes- soient aujourd’hui complètement dépassés. Un western néanmoins tout à fait honorable de la part d’un des réalisateurs les plus attachants du cinéma hollywoodien.
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Re: Martin Ritt (1914-1990)

Message par Jack Carter »

perso, j'avais trouvé ce remake de Rashomon tres mauvais :?

pour le coffret, s'agissant de films Warner, je serai tenté de te dire oui, mais sans preuves :?
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Jeremy Fox
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Re: Martin Ritt (1914-1990)

Message par Jeremy Fox »

Jack Carter a écrit :perso, j'avais trouvé ce remake de Rashomon tres mauvais :?
François Guérif en dit la même chose dans les bonus de Paris Blues qui lui, en revanche, est une petite merveille, une déambulation poétique et musicale dans les rues d'un Paris magnifié par les décors de Trauner et la photographie de Christian Matras, un hommage au jazz avec en bonus deux romances oh combien attachantes d'autant plus que la direction d'acteurs est sublime ; le couple Joanne Woodward - Paul Newman fonctionne à la perfection, et pour cause ! Celui composé par Sidney Poitier et Diahnann Carroll est lui aussi très touchant.
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Re: Martin Ritt (1914-1990)

Message par Grimmy »

Jeremy Fox a écrit : François Guérif en dit la même chose dans les bonus de Paris Blues qui lui, en revanche, est une petite merveille, une déambulation poétique et musicale dans les rues d'un Paris magnifié par les décors de Trauner et la photographie de Christian Matras, un hommage au jazz avec en bonus deux romances oh combien attachantes d'autant plus que la direction d'acteurs est sublime ; le couple Joanne Woodward - Paul Newman fonctionne à la perfection, et pour cause ! Celui composé par Sidney Poitier et Diahnann Carroll est lui aussi très touchant.
Ca me fait très envie. Il sort quand le dvd déja ?
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Re: Martin Ritt (1914-1990)

Message par Jack Carter »

J'avais moyennement accroché à Paris Blues :oops:
Dernière modification par Jack Carter le 2 févr. 10, 09:08, modifié 2 fois.
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The Front : Le Prête-nom

Message par Jeremy Fox »

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Au début des années 50 à New-York en plein maccarthysme. Alfred Miller (Michael Murphy) est un scénariste de renom qui n’a jamais caché son appartenance au parti communiste. Il ne peut désormais plus travailler au grand jour car inscrit sur la tristement fameuse liste noire du sénateur McCarthy. Il demande alors à son ami d’enfance, Howard Prince (Woody Allen), modeste caissier dans un restaurant et petit bookmaker à ses heures, de lui servir de prête-nom. Howard accepte de lui venir en aide sans sourciller : il devra ainsi vendre les scénarios aux producteurs de télévision tout en se faisant passer pour l’auteur, en contrepartie de quoi il touchera 10% de commission. Un des feuilletons écrit par Miller obtient un vif succès. Howard, tombé amoureux de l’une des productrices, Florence (Andrea Marcovicci), une idéaliste attirée en retour par son aptitude à l’écriture, peut commencer à vivre dans l’aisance d’autant qu’il décide de servir de prête-nom à deux autres scénaristes ‘blacklistés’. Mais le narrateur du feuilleton triomphal, Hecky Brown (Zero Mostel), est bientôt inquiété par la commission des activités antiaméricaines pour avoir autrefois fricoté avec une manifestante du 1er mai. La HUAC lui demande, en échange de sa tranquillité et de sa possibilité de continuer son travail en tant que comédien, de ‘balancer’ des noms ou tout du moins de réunir des informations sur Howard : il ne faudrait surtout pas qu’un tel talent s’avère être un ‘rouge’…

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Un simple caissier de bistrot sans convictions politiques accepte par amitié pour un scénariste mis sur la liste noire de devenir son prête-nom, signant ensuite sans les avoir créées les œuvres de plusieurs autres écrivains mis à l'index parce que soupçonnés de sympathies communistes et connaissant le succès à leur place. Le subterfuge marche à la perfection jusqu'à ce que, victime du climat de délire paranoïaque et de délation généralisée, le prête-nom soit à son tour convoqué par la sinistre HUAC (House Un-American Activities Committee)... Inspiré de faits réels, Le prête-nom, malheureusement encore trop peu connu de nos jours (à peine esquissé dans les différentes anthologies sur le cinéma), démontrait une fois encore le talent, pourtant très souvent vilipendé par la critique française, de ce metteur en scène venu de la télévision au milieu des années 50 en compagnie d'autres cinéastes de sa génération issus du même vivier : Delbert et Daniel Mann, Sidney Lumet ou Arthur Penn. Claude Chabrol dans les Cahiers du Cinéma (N°150) écrivait à propos de la filmographie du réalisateur : "Tout dans cette œuvre n'est que petitesse, grisaille et médiocrité." Il est possible que ce soit le cas pour le remake qu'il fit de Rashomon d’Akira Kurosawa (The Outrage en 1964) ou encore son adaptation de The Sound and the Fury de William Faulkner qui font vraiment l'unanimité contre eux ; mais des films comme Paris Blues, Hud (Le Plus sauvage d'entre tous), L'Espion qui venait du froid, Hombre ou Norma Rae ne méritent vraiment pas d'être traités de la sorte tandis que The Molly Maguires (Traître sur commande), son chef-d'œuvre, est même digne de tous les éloges. Il en va de même pour cette magistrale réussite qu’est The Front, comédie dramatique sur le maccarthysme, d’une discrétion et d’une sensibilité qui lui font honneur. Mais avant d’aborder ce dernier film, revenons encore succinctement sur ce réalisateur qui de mon point de vue mériterait amplement d’être enfin intégré au sein des meilleurs cinéastes des années 60 et 70.

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Né à New York, Martin Ritt fut tout d'abord garçon boucher (une de ses aventures qu'il eut au sein de cette profession serait à l'origine de l'idée de départ du scénario du Marty de Delbert Mann avec l’oscarisé Ernest Borgnine). Il fit ensuite des études de droit avant de se lancer dans le métier de comédien, d'abord au théâtre (entre autres sous la direction d'Elia Kazan) puis au cinéma pour quelques films. Il passa ensuite à la mise en scène, toujours au théâtre, avant de s'installer définitivement derrière la caméra. Son premier film date de 1957 et se déroulait dans le milieu du syndicalisme des dockers avec Sidney Poitier en tête d’affiche ; Edge of the City (L'Homme qui tua la peur) obtint un succès d’estime. Pour ce coup d’essai, on loua surtout la formidable direction d’acteurs de Martin Ritt et c’est de nouveau sur ce point que ses films suivants se firent le plus remarquer. Si le cinéaste est un mal aimé de la critique française, il n'en est rien aux États-Unis puisque ses ‘films de prestige’ récoltèrent une moisson d'Oscars, Paul Newman remportant par exemple le prix d'interprétation masculine à Cannes pour Les Feux de l’été (The Long, Hot Summer). Quoi qu'il en soit et quoique l’on pense de sa carrière cinématographique, on ne pourra pas reprocher au réalisateur son caractère ; cinéaste réputé pour sa gentillesse et sa discrétion, il demeurera toute sa vie fidèle à ses idéaux ‘gauchistes’, aussi bien dans sa vie privée que professionnelle. Il en payera les pots cassés puisqu'il fera partie de la tristement fameuse ‘Liste noire’ : "They wanted me to turn my friends in. A rat does that, and has to live with it the rest of his life."

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Et justement, Le Prête-nom pourrait être sa revanche (ou son exorcisme) ainsi que celle du scénariste Walter Bernstein envers la commission des activités antiaméricaines (la HUAC) : car il s’agit d’un film produit, réalisé, écrit et interprété par ceux qui ont cruellement subi sa méthode répressive et d’intimidation. Un petit rappel pour les cancres en histoire : le maccarthysme fut un épisode peu glorieux de l’histoire des États-Unis connu également sous le nom de chasse aux sorcières, campagne limitant les droits civiques de toutes les personnalités soupçonnées d’avoir une accointance, aussi minime soit-elle, avec le communisme. Il s'étendit de 1947 et l'apparition du sénateur Joseph McCarthy sur le devant de la scène politique américaine, à 1954. Le pic de cette période noire se situa entre 1952 et 1954 suite au triomphe d’Eisenhower et des républicains à la présidence du pays, McCarthy étant nommé président de la sous-commission d'enquête permanente du Sénat qui ne cessa de traquer d'éventuels agents, militants ou sympathisants communistes dans le pays ; les milieux du cinéma et de la télévision furent tout particulièrement touchés par ces investigations répressives. Non seulement ces commissions empêchèrent de travailler ceux qui étaient supposés avoir des relations avec les communistes mais leur firent également subir un chantage à la dénonciation d’autres sympathisants afin d’être ‘amnistié’ et pouvoir continuer à exercer leurs métiers. L’exemple le plus connu de ces 'délateurs' est bien évidemment Elia Kazan avec qui Martin Ritt débuta. Mais ce n’est ni l’endroit ni le moment de le juger, les circonstances et l’ambiance dans lesquelles tout ceci s’est déroulé étant tellement spéciales et compliquées qu’ils ne peuvent permettre de le vouer aux gémonies d’une simple phrase. Ceci étant dit, certains ont refusé de s’abaisser à de telles extrémités dont tous les ‘blacklistés’ ayant contribué à ce film : Martin Ritt, Walter Bernstein, ainsi que les comédiens Zero Mostel, Herschel Bernardi, Lloyd Gough et Joshua Shelley. Le générique final précise d’ailleurs entre parenthèse derrière chacun de ces noms l’année de leur mise à l’index.

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C’est cette sombre période pour les artistes américains que font revivre les auteurs du film. Ils avaient eu l’idée de ce projet depuis des années mais ne voulaient surtout pas accoucher d’un drame trop sérieux ni moralisateur ; de toute manière ils ne trouvèrent pas de financement pour le lancer. Le scénariste proposa une approche légère du sujet sans cependant en faire une comédie : "Instead, what the audience will get is a film filled with bitterness and irony that reflect the ludicrousness of the time of the blacklist" dira Martin Ritt. La Columbia, pour protéger ses investissements, accepta de le distribuer à condition qu’un grand nom soit l’interprète du personnage principal. Après avoir envisagé Robert Redford et Dustin Hoffman, c’est donc Woody Allen qui fut retenu. Ayant décidé de ne plus jamais jouer sous la direction d’un autre cinéaste que lui-même, il proposa à son tour d’être remplacé par Peter Falk : "From the beginning I had enormous reservations about doing a film which I had not written and over which I would have no directorial control.". Puis il se ravisa (ce sera l’une de ses uniques incursions dans le film d’un autre) et ce seront même ses producteurs réguliers, Charles H. Joffe et Jack Rollins qui injecteront des devises pour le film qui sortira un an après la fin de l’abolition de la HUAC. "The reason I did The Front was that the subject was worthwhile. Martin Ritt and Walter Bernstein lived through the blacklist and survived it with dignity, so I didn't mind deferring to their judgment" dira Woody Allen au New York Times en 1976. Même si le scénario est signé Bernstein, on sent également quelques apports de Woody Allen aux travers certaines idées (la séquence où l’on exige qu’une page du scénario soit modifiée, la mise à mort dans une chambre à gaz ne pouvant être acceptée par le fait que l’un des sponsors du feuilleton est une entreprise de gaz) et certaines répliques hilarantes typiquement alleniennes ("Swimming's not a sport, swimming's what you do so that you shouldn't drown").

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La grande réussite de ce film, outre décrire une période de l’histoire américaine finalement assez peu abordée au cinéma, tient avant tout au dosage parfait entre légèreté du ton et gravité du thème, sans que ça n’enlève de la force au sujet et sans non plus que ça rende le film trop lourd ni solennel, ce que n’évitera pas 15 ans plus tard Irving Winkler avec son film La Liste noire (Guilty by Suspicion) interprété par Robert de Niro. Attention cependant, ton assez léger ne veut pas obligatoirement sous-entendre comédie, ce que The Front n’est pas malgré le fait qu’il soit référencé tel quel dans la plupart des ouvrages consacrés au cinéma ; ce serait une erreur de le croire au risque d'être déçu. Nous y trouvons certes beaucoup d’humour, d’ironie mordante et quelques situations assez cocasses (notamment lorsque le prête-nom est interrogé sur son travail d’écriture alors que non seulement il n'a jamais touché un stylo et n'a non plus jamais lu de sa vie, ne connaissant même pas le nom d’Herman Melville) mais l’ensemble ne peut être assimilé à une comédie. Certaines séquences vers la fin du film font même froid dans le dos ou bien s’avèrent sacrément émouvantes. L’ironie, parlons-en car elle s'invite d'emblée ! Le film débute ainsi par cette superbe idée consistant à nous faire voir des images d’archives de l’époque, dont la plupart pas spécialement reluisantes (on y voit entre autres McCarthy à son mariage, des images d'armes et de guerre…), avec comme accompagnement musical la sublime et délicate chanson de Frank Sinatra datée de 1953, Young at Heart. [Profitons de dette tribune pour dire que ce fut un tel succès qu’un film de l’année suivante portera non seulement ce titre mais utilisera la chanson comme thème musical principal ainsi que Frank Sinatra en tête d'affiche aux côtés de Doris Day : il s’agit d’un film méconnu dans l’Hexagone mais adulé aux USA, non moins que le chef-d’œuvre de Gordon Douglas que les éditeurs français, pour nous contenter, pourraient avoir la bonne idée de sortir sur nos supports numériques préférés. Fin de la parenthèse... ou plutôt du crochet ; on essaie de se faire entendre ou et quant on le peut].

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Deuxième qualité majeure de ce film : sa modestie. Le réalisateur, pas prétentieux, nous offre une mise en scène qui ne se veut jamais voyante, très discrète au contraire mais néanmoins magistrale par sa volonté de ne pas se substituer au texte et à l’intrigue qui n’ont pas besoin de virtuosité technique pour être sublimés ! Car si l’on y regarde de pus près, s'il l'estime nécessaire, Martin Ritt n’est pas avare d’idées géniales, à l’instar de cette scène marquante sur laquelle nous allons nous appesantir quelques secondes,
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celle de la mort de Hecky, le personnage joué par Zero Mostel. Alors qu’on le voit rentrer dans sa luxueuse chambre d’hôtel une bouteille de champagne à la main, on se dit qu’il fête sa réintégration dans le milieu de la télévision suite à sa délation d’un de ses comparses auprès de la commission des activités antiaméricaines, d’autant qu’il a le sourire aux lèvres et qu’il semble guilleret. Seulement, le thème répétitif, atonal et discordant de Dave Grusin laisse planer un certain malaise et installe d'emblée une tension impalpable. On pressent quelque chose de grave alors que ce qui se déroule à l’écran est presque pétillant. La séquence s’éternise, Hecky fait le clown devant sa glace puis se dirige vers la droite de l’écran pour disparaitre. La caméra n’a pas bougé, fixe devant le miroir désormais vide. Un bruit étrange qui détone avec le silence qui a précédé ; un bout de rideau qui apparait subrepticement lui aussi sur la droite du cadre, et l’on comprend que le bruit précédent était celui d’une fenêtre qui s’ouvrait violemment. Puis la caméra se met à pivoter lentement, toujours sur la droite, à la poursuite du personnage qui vient de la précéder, et arrêter son mouvement sur la fenêtre ouverte, la bouteille de champagne posée sur le rebord. On est alors certain de ce que nous venions de deviner : Hecky vient de se jeter dans le vide. [FIN DE SPOILER]

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Une séquence exceptionnelle qui démontre le génie de Martin Ritt, trop modeste pour nous en mettre plein les yeux, préférant se mettre au service du magnifique scénario à sa disposition signé Walter Bernstein (déjà auteur du délicieux La Diablesse en collants roses pour George Cukor ou, déjà pour Ritt, des excellents Paris Blues et surtout Traitre sur commande, pour n’en citer que quelques uns). Comme déjà décrit plus haut, son travail (nominé à L’Oscar en 1977, battu par Network de Sidney Lumet) est un harmonieux mélange entre légèreté du ton et gravité des thématiques, se permettant même de décrire assez longuement et sans que ça n'alourdisse le film, une romance fortement attachante entre le personnage interprété par Woody Allen et celui de la productrice idéaliste qui préfèrera démissionner plutôt que de cautionner la chasse aux sorcières au sein même de sa chaîne, la charmante Andrea Marcovicci que l’on regrette n’avoir pas vu plus souvent sur le grand écran, s’étant surtout tournée vers la petite lucarne. Il faut dire que la direction d’acteurs s’avère elle aussi remarquable. Woody Allen, juste avant Annie Hall, le film qui va vraiment le faire entrer dans la cour des grands, est tout à fait savoureux et convaincant y compris lorsqu'il doit se faire sombre. Il nous fait tout d’abord rire et sourire durant la première demi-heure, lorsque par exemple il se sent pris au dépourvu alors qu'on le questionne sur son travail d’écriture, ou bien lorsqu’il entame une conversation sur le sport avec sa nouvelle conquête ; puis, petit à petit, son personnage prenant vraiment conscience de la gravité des évènements découlant du maccarthysme, il nous émeut et nous touche. Tout comme l’étonnant Zero Mostel (Les Producteurs de Mel Brooks aux côtés de Gene Wilder), véritable clown triste représentant tous les petits artistes sans renommés qui ont souffert de la fameuse liste noire, l’histoire ayant surtout mis en avant 'les 10 d’Hollywood' en oubliant les innombrables anonymes. Son personnage d’Hecky Brown est lointainement basé sur celui de Philip Loeb, ami de Zero Mostel qui se suicida en 1955 suite à l’intolérable pression subie à cette époque. La motivation première de l’acteur pour interpréter ce rôle, outre le fait qu’il ait été lui-même ‘blacklisté’, était de pouvoir donner une leçon d’histoire à la nouvelle génération pour qu’elle ne l’oublie pas : "It's part of this country, and a lot of kids don't even realize that blacklisting ever existed."

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Tous les seconds rôles ne déméritent pas malgré leur faible temps de présence, que ce soit Michael Murphy (futur interprète de Manhattan) ou Lloyd Gough, glaçant dans la peau de Delaney, l’homme à la solde de l’HUAC ; non plus d’ailleurs que les autres participants au film, que ce soit Dave Grusin à la musique qui nous offre une partition discrète mais remarquable, ou encore le chef-opérateur Michael Chapman qui nous octroie une belle photographie, elle non plus pas du tout tape à l’œil mais au contraire assez douce (et non terne comme certains voudraient nous le faire croire). Derrière ses airs modestes, The Front arrive à décrire avec justesse l’atmosphère et le contexte historique dans lesquels se déroule l’intrigue, se faisant sarcastique, acide et critique quand il le faut (le patron de supermarché s’assurant qu’aucun communiste ne soit présent dans le casting) sans cependant jamais utiliser la satire à l’instar d’un Dr Folamour par exemple, qui s’avère être tout son contraire dans le ton, sans que ce soit une critique d’ailleurs mais une information supplémentaire pour ceux qui auraient du mal à se faire une idée du film de Martin Ritt. On pourrait d’ailleurs décrire ce dernier comme une chronique humoristico-tragique sur le monde de la télévision durant le maccarthysme, montrant parfaitement bien le quotidien cauchemardesque de ces petits artistes. Son final n’aurait pas démérité dans un film de Frank Capra avec cette dernière tirade qui fait chaud au cœur du spectateur, Howard Prince refusant de répondre à la commission et l’envoyant carrément se faire foutre : "Messieurs... je ne reconnais pas le droit à ce comité de me poser ce genre de questions. Et qui plus est, vous pouvez tous aller vous faire foutre (en VO : Fellas... I don't recognize the right of this committee to ask me these kind of questions. And furthermore, you can all go fuck yourselves !)"

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Considéré par beaucoup comme trop léger et superficiel, j’estime au contraire qu’il s’agit du meilleur film jamais tourné sur cette sombre période de l’histoire américaine au cours de laquelle la peur régna, les valeurs démocratiques du pays furent mises à mal, des hommes furent empêchés de travailler à cause de leurs opinions politiques ou simples fréquentations ; un passionnant témoignage débouchant sur une indispensable leçon d’histoire et de tolérance qui, par son humilité et sa sobriété même, et par le fait de lancer des réflexions captivantes sur la difficulté des choix moraux de chacun, mérite de trouver une place plus importante au sein de l’histoire du cinéma.
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