Akira Kurosawa (1910-1998)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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allen john
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Re: Akira Kurosawa (1910-1998)

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Le duel silencieux (Akira Kurosawa, 1949)

9e film de Akira Kurosawa, 4e d'une série de sept films consécutifs entièrement consacrés au Japon de l'après-guerre avant que Rashomon n'ait le succès que l'on sait, et deuxième rencontre avec le grand Toshiro Mifune, ce Duel silencieux vient juste après L'ange ivre, et juste avant le Chien enragé... Autant dire que c'est un film important. Son manque de notoriété est du à un certain nombre de facteurs, notamment le fait qu'il traite de la syphilis, en termes parfois crus, ce qui a dui un peu freiner non seulement sa carrière au japon, mais rendre tout espoir de le diffuser internationalement bien vain... Le "duel silencieux" dont il est question dans le titre réfère en fait à deux aspects de l'histoire de ce médecin (Toshiro Mifune) qui contracte la syphilis dans un hôpital de campagne en se blessant avec son scalpel. Il apprend le lendemain le risque qu'il court d'avoir contracté la maladie, lorsqu'il entend le patient se vanter auprès d'un autre sodat qu'il a toutes les chances d'être démobilisé, compte tenu de sa maladie. Fujyo Fukisaki, le docteur, lui demande: "Est-ce que vous avez la syphilis?", et il répond sans hésiter: "oui".

Mais Fukisaki aura la plus grand mal à oraliser son affliction, ne serait-ce que pour expliquer à sa fiancée pourquoi il refuse désormais de se marier avec elle; il préfèrera ne jamais le lui dire de vive voix, la laissant partir sans qu'elle puisse avoir totalement compris. De son coté, il souffrira le plus souvent en silence: ne pas se plaindre, d'un côté, et cacher sa honte de l'autre, deux raisons de garder le silence dans ce beau film qui choisit de rester confiné aussi souvent que possible dans l'enceinte d'un hôital civil, une fois la démobilisation effectuée. Fukisaki rejoint son père obstétricien (Takashi Shimura) dans sa clinique. Après son premier rôle dans L'ange ivre, Shimura n'est ici qu'un comparse, mais une splendide conversation a lieu entre lui et Mifune, lorsque le fils dit la vérité sur sa maladie dans un premier temps, puis explique les circonstances dans lesquelles il l'a attrapée. C'est que dans cet hôpital, tout passe par les rumeurs, largement colportées par une jeune infirmière, Rui Minegishi; celle-ci en veut à la terre entière au départ de la juger, car elle a un enfant sans être mariée, et elle répand la nouvelle de la syphilis du bon docteur qu'elle accuse d'être un hypocrite. Mais elle entend (Ou écoute, plutôt) la conversation entre les deux hommes qui établit la vérité, et va changer son avis sur le médecin; c'est à elle que Mifune avoue le plus dur, le fait de ne plus pouvoir assumer ses désirs, de crainte de répandre la maladie. mais elle lui dit qu'elle est là pour lui, et que s'il le souhaite, elle se sacrifiera, tant pis pour la syphilis. Le médecin n'aura aucune réaction apparente...

Les différences entre Nakada, le soldat qui lui a refilé la maladie, et Fukisaki qui est près à sacrifier sa vie sexuelle et affective tout en se battant consciencieusement contre la maladie ne débouchent pourtant pas sur une division manichéenne entre les bons et les méchants. le personnage de Minegishi est là pour l'éviter; elle est admirable, et l'actrice (Noriko Sengoku, qu'on reverra dans un rôle proche de celui-ci dans Scandale) joue à merveille l'évolution humaine de son personnage, apprentie infirmière sans foi ni loi qui se fait accuser de tout, parfois à tort, parfois à raison, en une jeune femme prète à un sacrifice fou, par amour pour un personnage dont elle sait qu'il est prèt à tout donner. Mine de rien, Kurosawa réussit à nous placer un amour sublime dans son film, lui qui n'était pas un expert en la matière... Mais ce n'est pas là le propos du film, qui se termine sur une note ambigue (Fukisaki est toujours là, et est cité en exemple par les infirmières), alors qu'il aurait du se finir sur la folie du personnage principal. Mais l'espoir, finalement, subsiste.

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Re: Akira Kurosawa (1910-1998)

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L'idiot (1951), Vivre dans la peur (1955)

Difficile après-guerre: Voici un trait commun de tant de films d'Akira Kurosawa, ses chroniques amères, bien sur (Un merveilleux dimanche), ses drames (Le duel silencieux), ses films noirs (L'ange ivre, Chien enragé)... et ses deux plus cuisants échecs.

L'Idiot, une adaptation de Dostoievski, rien de moins, vient après le triomphe de Rashomon, et Kurosawa se sentait pousser des ailes, d'où une version fleuve de cette histoire, adaptée à l'incertitude du Japon d'après-guerre; suivant les témoignages, le film dans sa version initiale aurait été le plus long de son auteur, certains allant jusqu'à risquer l'hypothèse d'une durée de 4h30. Mais cette version très longue a totalement disparu, n'ayant jamais été distribuée, au profit d'un remontage ordonné par le studio, la Schochiku. Longue, difficile, tendue, cette adaptation du roman aurait du être le chef d'oeuvre de Kurosawa, selon lui. Ce qui reste est flamboyant, mais rendu parfois difficile d'accès en raison des sautes dans la continuité. cette histoire sied parfaitement au monde de Kurosawa, fasciné après la guerre par un Japon dont la mutation forcée se faisait au détriment des petites gens. La vision des passions humaines passées par le filtre d'un homme rendu incapable de jouer le jeu est troublante, grinçante et douloureuse. Masayuki Mori joue de façon presque neutre un être rendu monstrueux par son incompréhension des lois de la passion humaine, et Toshiro Mifune, en homme qui au contraire ne comprend que trop ses passions et ses douleurs, est comme à son habitude génial. Le film est sans doute une oeuvre majeure. Mais sa vision est toujours inconfortable... Une ombre plane sur ce film, celle de Greed et du mystère à jamais irrésolu de sa continuité...

Vivre dans la peur est une autre affaire. Après le succès des Sept samouraïs, Kurosawa a livré cette étonnante allégorie, influencé par la nouvelle de la santé déclinante de son collaborateur et ami le compositeur Fumyo Hayasaka, atteint de tuberculose, et qui allair décéder avant la fin du tournage. Il a d'ailleurs composé une partition intéressante, réminiscente de Duke Ellington. Mais le film ne parle pas de maladie, plus de la peur de mourir collective, celle qui nait d'une interprétation de ce qui s'est passé en 1945: l'age atomique est là. Toshiro Mifune, vieilli, est un patriarche, capitaine d'industrie, et père de famille(s) nombreuse, qui est obsédé par la menace des bombes, et a décidé d'amener toute la famille contre son gré en Amérique du Sud, afin de la préserver... De leurs côtés, les fils, filles, légitimes ou non, tentent de déclarer le vieil homme incompétent, ce qui pose problème: la famille officielle serait ainsi protégée, mais les enfant illégitime se verraient couper leurs ressources. Un médiateur (Takashi Shimura), touché par le vieil homme, commence lui aussi à se poser la question du devenir du Japon en cas d'attaque nucléaire...

Conçu dans un premier temps comme une satire au vitriol, le film dérive de façon assez chaotique vers la parabole. Le sérieux de l'ensemble (Mifune et Shimura, la crise familiale douloureuse et la folie galopante du vieil homme) sont sensés aller vers la tragédie, mais on peine à trouver la résolution autrement qu'embarrassante... Kurosawa, revenant sur l'ensemble de son oeuvre, gardait un souvenir mitigé de ce film dans lequel il s'était jeté à corps perdu en compagnie d'une équipe soudée, et qui fut un flop apocalyptique...

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Re: Akira Kurosawa (1910-1998)

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allen john a écrit :L'Idiot, une adaptation de Dostoievski, Le film est sans doute une oeuvre majeure. Mais sa vision est toujours inconfortable... Une ombre plane sur ce film
En l'état, cela reste pour moi un film étonnant (formellement, ces grands ensembles picturaux souvent faits de plans fixes tranchent avec la manière habituelle du Kurosawa des années 50), une géniale transposition dans la neige et les affres de l'après-guerre au Japon du roman de Dostoïevski. L'Idiot est l'un des plus beaux romans du monde et Kurosawa est le seul cinéaste à avoir si bien compris ces personnages éternels que sont Mychkine, Rogojine, Nastassia, Aglaia, et plus généralement à avoir su comment adapter Dostoïevski à l'écran (en préservant la fièvre dostoïevskienne et la sensibilité exacerbée des personnages dostoïevskiens qui les rend inadaptés au monde). Aucune autre adaptation de Dosto ne vaut le coup à part celle de Kurosawa. Malgré son statut d'oeuvre mutilée, tout amoureux du livre pourra profiter du film et de ses nombreuses séquences marquantes (le feu d'artifice sur la patinoire, les yeux de Rogojine en incrustation suivant Mychkine dans la nuit, la veillée funèbre après la meurtre) en comblant de lui-même les vides laissés par le montage à la hache ordonné par le studio.

Car c'est vrai que le film fut mis en pièce par le studio (Shochiku) durant le montage, studio qui détestait le film, tout comme la Daiei avait détesté le précédent film de Kurosawa, Rashomon (le patron du studio avait déclaré le film "incompréhensible"). Kurosawa était donc à bon droit désespéré au moment de la sortie de l'Idiot en mai 51 au Japon, ainsi qu'il le raconte dans son autobiographie. Tellement désespéré même, après ces deux échecs commerciaux tournés pour les deux plus grands studios de l'époque, qu'il se posa des questions sur la suite de sa carrière. Il fallut bien le lion d'or à Venise pour Rashomon pour relancer sa carrière et remonter son moral (Lion d'or qui fut une surprise totale pour le réalisateur puisqu'il ne savait même pas qu'il concourrait ; le film avait été présenté en douce à Venise sur l'initiative personnelle d'une employée du studio plus maligne que ses patrons).
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Re: Akira Kurosawa (1910-1998)

Message par popcyril »

Je connais encore mal la filmo de Kurosawa mais j'entends assez peu parler de son adaptation des Bas-Fonds, de Gorki.
Je l'ai découverte il y a peu et j'ai été très impressionné. Je l'ai d'ailleurs préférée à la version qu'en a donné Renoir 20 ans auparavant. La scène d'ouverture et la scène finale sont particulièrement mémorables.
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Re: Akira Kurosawa (1910-1998)

Message par Watkinssien »

popcyril a écrit :Je connais encore mal la filmo de Kurosawa mais j'entends assez peu parler de son adaptation des Bas-Fonds, de Gorki.
Je l'ai découverte il y a peu et j'ai été très impressionné. Je l'ai d'ailleurs préférée à la version qu'en a donné Renoir 20 ans auparavant. La scène d'ouverture et la scène finale sont particulièrement mémorables.
Je préfère la vision de Renoir, mais celle de Kurosawa est également excellente, c'est certain...
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Re: Akira Kurosawa (1910-1998)

Message par allen john »

popcyril a écrit :Je connais encore mal la filmo de Kurosawa mais j'entends assez peu parler de son adaptation des Bas-Fonds, de Gorki.
Je l'ai découverte il y a peu et j'ai été très impressionné. Je l'ai d'ailleurs préférée à la version qu'en a donné Renoir 20 ans auparavant. La scène d'ouverture et la scène finale sont particulièrement mémorables.
J'y viens bientôt... :D
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Re: Akira Kurosawa (1910-1998)

Message par allen john »

Ikiru (Akira Kurosawa, 1952)

"Ikiru", soit "vivre", commence de façon étonnante, avec la radiographie d'un corps, et une voix off qui nous annonce sans aucune ambiguité le destin du héros, M. Watanabe, interprété par Takashi Shimura. Il souffre d'un cancer de l'estomac, et, procédé de scénario qui anticipe sur les ruptures de continuité du film, il ne le sait pas encore, nous dit la voix off. Celle-ci se remanifestera à l'occasion, dont une particulièrement brutale et inattendue aux deux-tiers du film... En attendant, Ikiru commence donc par une présentation sans pitié du personnage, fonctionnaire depuis trente ans à l'hôtel de ville, trente ans durant lesquels il n'a rien accompli. Avant 15 minutes, le personnage va chez le médecin, et apprend de la bouche d'un autre homme en salle d'attente qu'il a vraisemblablement un cancer de l'estomac, tellement inopérable qu'on ne le lui révèlera même pas. en effet, le patient lui décline toute la gamme des symptômes, que le pauvre Watanabe reconnait immédiatement. Ironiquement, c'est précisément parce que les médecins lui annoncent ne pas devoir s'inquiéter que Watanabe comprend qu'il est fichu... Sa première réaction est de s'enfermer, ne parvenant pas à communiquer avec son fils et sa belle-fille, obsédés qu'ils sont par leur propre avenir et ce que leur donnera le père à sa mort.

La première partie se poursuit avec un passage qui examine le parcours de Watanabe depuis la mort de sa femme, et l'éducation de son fils qu'il a pris en charge seul. On mesure non seulement la grande solitude dans laquelle il se trouve, ayant tout sacrifié pour son fils, mais aussi l'impossibilité dans laquelle il est de communiquer, et de rendre public son désespoir devant la mort: ces scènes fonctionnent sur le mode d'une association d'idées, liée à des objets (la batte de base-ball renvoie à la jeunesse du fils, par exemple), des mots entendus, qui rendent la narration complexe, mais fluide et prenante. Cette première partie se clôt sur une tentative désespérée du vieil homme pour s'ouvrir, dans l'illusion de pouvoir brûler un peu d 'énergie pour prendre du bon temps avec l'argent qui lui reste: il va faire la nouba avec un inconnu, boire, danser, voir des strip-teases, et finir la soirée avec des filles; mais d'une part, il ne se dépare jamais d'une certaine nostalgie, comme lorsqu'il demande à un pianiste de jouer une vieille chanson, liée à sa jeunesse, et sa femme décédée, et qu'il s'enferme alors dans une tristesse un peu ridicule, chantant seul, fin saoul au milieu des danseurs... D'autre part, comme le prévient sans doute le grand chien noir qui accompagne la rencontre avec l'inconnu qui va être son guide dans les bouges et les bars à filles, il ne fait ainsi que se rapprocher de la mort d'une façon stérile.

La deuxième partie démarre avec la rencontre, alors que Watanabe n'a toujours pas donné signe de vie au bureau, avec une jeune collègue, qui va pendant quelques jours s'attacher à lui (Donnant à sa famille l'illusion que le vieil homme a une maitresse: ils n'ont rien compris à leurt père...), puis essayer de l'éloigner. Dans un premier temps, leur rencontre rend le vieil homme à la vie, puisqu'elle le fait rire, et elle l'humanise aussi. Elle a une vraie joie de vivre qui l'attire, mais elle se demande clairement ce qu'il veut... Du coup, Watanabe va pouvoir, après quelques jours d'indécision, lui avouer son cruel destin, et son impression de n'avoir jamais rien fait de sa vie. Elle va lui apprendre tout simplement que pour retrouver un sens à sa vie, il doit faire quelque chose, comme elle qui a démissionné de son poste de fonctionnaire pour travailler dans une fabrique de jouets. Elle pense ainsi être plus proche des enfants... Cette rencontre avec une protagoniste qui disparait ensuite du film va transformer le vieil homme, qui retourne au bureau, ou il se saisit d'un dossier en attente depuis le début du film, lorsqu'il ne donnait plus de signe de vie...

Et tout à coup, le troisième acte est introduit par le retour du narrateur: "Quelques mois plus tard, Watanabe était mort". Brutal, mais on était prévenu. Et tout à coup, la narration va changer du tout au tout... Devenue linéaire après le premier quart d'heure, elle est devenue du coup chaotique, avec comme seul fil rouge une veillée funèbre, dont les conversations des protagonistes vont nous éclairer sur la fin de Watanabe: revenu au bureau, il a mis tout son être dans un projet de parc aménagé pour dles enfants d'un quartier, en lieu et place d'un trou insalubre, dont se plaignaient les habitants. Les gens qui se pressent à sa veillée funèbre se disputent sur plusieurs points: le vieil homme savait-il qu'il était condamné? De fait, le seul témoin qui aurait pu le prouver, la jeune femme, n'est pas présente; les médecins, eux, n'ont jamais admis la vérité à Watanabe. D'autre part, ils se disputent sur un point crucial: qui est le responsable de la création d'un parc? est-ce le fonctionnaire qui en propose l'édification? Le politicien qui en approuve la construction? L'ingénieur qui en définit les contours, ou la société de bâtment qui met en oeuvre le chantier? Tous les avis s'expriment, les interlocuteurs se battent, avec une forte tendance y compris chez la famille de Watanabe pour conclure que le vieil homme n'avait finalement pas fait grand chose, mais au fur et à mesure des conversations, des souvenirs, des flashbacks, des recoupements, les uns et les autres en viennent à la conclusion que le vieil homme savait ce qui lui arrivait, qu'il avait décidé de jeter ses dernières forces dans un projet qu'il avait porté seul, faisant sans tambour ni trompette de fait la joie de nombreux enfants et des mamans du quartier, oeuvrant à son petit niveau pour améliorer un peu la vie des gens...

Cette dernière partie, faite d'un flash-forward et de nombreux flashbacks, est un tour de force, mais qui ne doit rien à une quelconque envie de frimer. Si Citizen Kane vient à l'esprit, c'est parce que les recoupements, le public peut les faire siens au fur et à mesure de la progression des scènes. Mais l'image de Watanabe qui se dessine, que nous attendons depuis longtemps, nous l'entrevoyons d'autant mieux qu'elle n'est pas le fil narratif principal (C'est bien sur la veillée funèbre qui est le principal flot de l'intrigue ici. ) tout en étant toujours le sujet du film... Et c'est approprié, après tout, on évite les pièges d'une narration directe d'une chagement dramatique et didactique. Le portrait admirable du héros dépend de notre capacité à collecter les informations d'une narration disjointe, dont l'esbroufe et les numéros dramatiques d'acteur sont absents, pour le meilleur... M. Watanabe est un homme fabuleux, qui n'a pas ouhaité rendre son oeuvre publique, il lui a suffi pour donner un sens à sa vie de le faire. Tant pis si personne ne le sait...

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La vision de cet ange absolu, pour reprendre une terminologie qui nous renvoie à un autre chef d'oeuvre, seul sur une balançoire, chantant sa chanson de jeunesse, et qui va mourir heureux en dépit du bon sens, est l'une des images les plus fortes du cinéma de Akira Kurosawa. la neige, qui remplace ici la boue, nous renvoie à un miracle de Noël, qui aurait finalement eu sa place chez Capra (il y des points communs tangibles avec It's a wonderful life, d'ailleurs...)... La puissance du jeu de Takashi Shimura, et le travail mémorable de tous les acteurs, qui doivent pour la plupart jouer des braves gens surs de leur fait (Le fils, la belle-fille, l'oncle, les camarades de bureau...) mais qui ont tout faux, la beauté de la photographie, l'austérité de la bande-son, la rigueur de la narration, en font l'un des plus beaux films du monde.

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Re: Akira Kurosawa (1910-1998)

Message par Strum »

allen john a écrit :Et tout à coup, le troisième acte est introduit par le retour du narrateur: "Quelques mois plus tard, Watanabe était mort". Brutal, mais on était prévenu. Et tout à coup, la narration va changer du tout au tout... Devenue linéaire après le premier quart d'heure, elle est devenue du coup chaotique, avec comme seul fil rouge une veillée funèbre, dont les conversations des protagonistes vont nous éclairer sur la fin de Watanabe: revenu au bureau, il a mis tout son être dans un projet de parc aménagé pour dles enfants d'un quartier, en lieu et place d'un trou insalubre, dont se plaignaient les habitants. Les gens qui se pressent à sa veillée funèbre se disputent sur plusieurs points: le vieil homme savait-il qu'il était condamné? De fait, le seul témoin qui aurait pu le prouver, la jeune femme, n'est pas présente; les médecins, eux, n'ont jamais admis la vérité à Watanabe. D'autre part, ils se disputent sur un point crucial: qui est le responsable de la création d'un parc? est-ce le fonctionnaire qui en propose l'édification? Le politicien qui en approuve la construction? L'ingénieur qui en définit les contours, ou la société de bâtment qui met en oeuvre le chantier? Tous les avis s'expriment, les interlocuteurs se battent, avec une forte tendance y compris chez la famille de Watanabe pour conclure que le vieil homme n'avait finalement pas fait grand chose, mais au fur et à mesure des conversations, des souvenirs, des flashbacks, des recoupements, les uns et les autres en viennent à la conclusion que le vieil homme savait ce qui lui arrivait, qu'il avait décidé de jeter ses dernières forces dans un projet qu'il avait porté seul, faisant sans tambour ni trompette de fait la joie de nombreux enfants et des mamans du quartier, oeuvrant à son petit niveau pour améliorer un peu la vie des gens...

Cette dernière partie, faite d'un flash-forward et de nombreux flashbacks, est un tour de force, mais qui ne doit rien à une quelconque envie de frimer. Si Citizen Kane vient à l'esprit, c'est parce que les recoupements, le public peut les faire siens au fur et à mesure de la progression des scènes. Mais l'image de Watanabe qui se dessine, que nous attendons depuis longtemps, nous l'entrevoyons d'autant mieux qu'elle n'est pas le fil narratif principal (C'est bien sur la veillée funèbre qui est le principal flot de l'intrigue ici. ) tout en étant toujours le sujet du film... Et c'est approprié, après tout, on évite les pièges d'une narration directe d'une chagement dramatique et didactique. Le portrait admirable du héros dépend de notre capacité à collecter les informations d'une narration disjointe, dont l'esbroufe et les numéros dramatiques d'acteur sont absents, pour le meilleur... M. Watanabe est un homme fabuleux, qui n'a pas ouhaité rendre son oeuvre publique, il lui a suffi pour donner un sens à sa vie de le faire. Tant pis si personne ne le sait...
En somme tu as préféré cette deuxième partie à la première ? Pour ma part, je préfère la première. Intellectuellement et humainement, la deuxième partie est certes admirable. Elle puis elle est juste. "On ne connait pas les êtres" comme il est dit dans La Condition Humaine. Et la seule manière de les comprendre pourrait être, comme le fait Kurosawa ici, de faire co-exister plusieurs témoignages sur eux en les recoupant. Il y a un peu des techniques de la littérature moderniste (où s'affrontent plusieurs points de vue) dans cette deuxième partie. Un peu de Rashomon aussi, puisque Watanabe est vu sous des angles différents. Malgré tout, je trouve que l'on perd dans cette deuxième partie plus austère et didactique, un peu de la force émotionnelle incroyable de la première partie. Cette première partie, c'est quelque chose d'inoui. Une plongée dans la solitude d'un homme, autant que dans les quarties populaires et canailles de Tokyo (figure récurrente chez le Kurosawa de cette époque), servie par une mise en scène d'une inventivité et d'une force expressive extraordinaires. Quand je revois Vivre, je suis toujours un peu triste au moment où finit cette première partie.

J'en profite pour te remercier pour ces critiques, que tu nous fais partager, de ton festival Kurosawa, dont je ne rate pas un épisode.
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Re: Akira Kurosawa (1910-1998)

Message par Tancrède »

Strum a écrit : Aucune autre adaptation de Dosto ne vaut le coup à part celle de Kurosawa.
tu as vu la version des Frères Karamazov réalisée par Fedor Ozep en 1931?
Tu mets le Kurosawa (que pour ma part je n'aime pas du tout) au-dessus?
Je ne l'ai pas vu mais j'en rêve car il a une très bonne réputation.
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Re: Akira Kurosawa (1910-1998)

Message par allen john »

Strum a écrit : En somme tu as préféré cette deuxième partie à la première ? Pour ma part, je préfère la première. Intellectuellement et humainement, la deuxième partie est certes admirable. Elle puis elle est juste. "On ne connait pas les êtres" comme il est dit dans La Condition Humaine. Et la seule manière de les comprendre pourrait être, comme le fait Kurosawa ici, de faire co-exister plusieurs témoignages sur eux en les recoupant. Il y a un peu des techniques de la littérature moderniste (où s'affrontent plusieurs points de vue) dans cette deuxième partie. Un peu de Rashomon aussi, puisque Watanabe est vu sous des angles différents. Malgré tout, je trouve que l'on perd dans cette deuxième partie plus austère et didactique, un peu de la force émotionnelle incroyable de la première partie. Cette première partie, c'est quelque chose d'inoui. Une plongée dans la solitude d'un homme, autant que dans les quarties populaires et canailles de Tokyo (figure récurrente chez le Kurosawa de cette époque), servie par une mise en scène d'une inventivité et d'une force expressive extraordinaires. Quand je revois Vivre, je suis toujours un peu triste au moment où finit cette première partie.

J'en profite pour te remercier pour ces critiques, que tu nous fais partager, de ton festival Kurosawa, dont je ne rate pas un épisode.
Merci pour toutes ces remarques... Je ne pense pas préférer une partie à l'autre, je pense (Et le documentaire disponible sur le Criterion va dans ce sens aussi, d'ailleurs) que les auteurs ont fait porter le poids du film sur cet étonnant moment qu'est la mort du personnage aux deux tiers. Mais s'ils ont défini trois parties bien distinctes, coïncidant à des stades divers de la vie -et de la mort- du héros, ils ont su donner à chaque partie la force émotionnelle méritée. Après bien sur, on est tous différents, devant les films comme devant la mort. Mais cette étonnante cohérence du film due précisément à cete division est un atout majeur selon moi. Sinon, Kurosawa voulait manifestement moins parler du désespoir devant la mort, qui est tellement fort dans cette première partie, que de ce qu'on laisse au final. Dès les premiers mots: "M. Kanji Watanabe n'a jamais rien fait de sa vie", ce thème est introduit. Mais là ou je te rejoins, c'est dans le fait qu'il est rare de voir un film qui adresse à ce point ce qui se passe dans la tête d'un homme en matière d'émotion pure, de détresse, de désarroi, tout en mettant autour, comme par comparaison un peu ironique, tant de vie.
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Re: Akira Kurosawa (1910-1998)

Message par Boubakar »

Projection privée consacre son émission à un bouquin sur Kurosawa :

http://www.franceculture.com/emission-p ... 09-17.html
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Re: Akira Kurosawa (1910-1998)

Message par allen john »

Le chateau de l'araignée (Trône de sang) (Akira Kurosawa, 1957)

Depuis le succès de Rashomon, Kurosawa a fait la preuve de son intéret pour ces périodes d'incertitude politique profonde du japon, dans lesquelles il va chercher un équivalent de la situation contamporaine du Japon. Néanmoins, tout comme Je vis dans la peur a été en quelque sorte une somme allégrique de sa représentation jusqu'alors plus réaliste de l'état d'égarement du Japon vaincu, en perte de repères, ce nouveau film pose une situation qui va plus loin que la geste habituelle. Ici, l'importance du chaos est primordiale, et à bien des égards le film en est une description. La présence comme argument d'une des pièces les plus désespérées de Shakespeare, et la volonté de Kurosawa d'aller plus loin après la plénitude des Sept samouraïs, en commençant une trilogie (Dont les volets suivants seront Les bas-Fonds et La forteresse cachée) qui met en avant des individus, font de cette nouvelle étape un volet fascinant de l'oeuvre. de plus, la perfection formelle du film provoque, et ce partout ou il est montré, un respect enviable...

Deux généraux d'un clan triomphal font une étrange rencontre après une bataille, celle d'une femme fantômatique qui leur promet une destinée grandiose. Ils semblent s'interroger, mettent en doute l'ambition qu'on leur décrit. Mais les prédictions s'avèrent vite juste, et l'un d'entre eux, Washizu (Toshiro Mifune), va dévier de sa noblesse et de sa loyauté, en tuant son maître, puis son ami Miki et en se lançant dans une fuite en avant vers le pouvoir, l'isolement, et la folie.

Dans ce qui est une somme de son style et un parfait résumé de son approche du Japon Féodal, cette période de chaos, Kurosawa tente, et réussit la quadrature du cercle: utiliser Shakespeare, lui rendre justice, tout en préservant à son film une approche visuelle; utiliser le barde de Stratford et sa thématique de la folie rencontrée sur le chemin de l'ambition et du pouvoir, à travers l'âpre Macbeth, tout en réussissant un film qui emprunte au théâtre Noh, d'essence constamment Japonaise. ce faisant, il joue avec génie sur l'artifice (L'anecdote semi-fantastique des arbres qui bougent dans la brume), sur son utilisation de la nature, avec toujours cette sensation de pouvoir toucher la boue, voire de se faire éclabousser par son film... Un grand moment, donc.

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Re: Akira Kurosawa (1910-1998)

Message par someone1600 »

toujours aussi intéressant de te lire et bien hate de découvrir d autres kurosawa :)
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Re: Akira Kurosawa (1910-1998)

Message par allen john »

Les bas-fonds (Akira Kurosawa, 1957)

Situé entre Le chateau de l'araignée, sa recréation de Macbeth, et le scénario original La forteresse cachée, l'adaptation de la pièce de Gorky par Kurosawa est donc au coeur d'une trilogie, dont on aurait pu croire qu'elle scellait une bonne fois pour toutes les rapports fascinants de Kurosawa avec la période féodale. Bien sur, il n'en est rien, mais les trois films représentent quand même un ensemble cohérent, dont ceci reste le maillon le plus noir. Pour commencer, la nature théâtrale de la source a été non seulement respectée, par la construction d'un seul décor, dans lequel la caméra évolue, mais sans j'amias s'en éloigner; de plus la structure de la pîèce a été maintenue et contrairement à la version de Renoir, si mes lointains souvenirs ne me trahissent pas, ici nous avons une fin aussi désespérée qu'abrupte...

L'histoire, on devrait plutôt dire les histoires tant il s'agit d'une multitude d'intrigues et de sous-intrigues, concerne la vie, ou la survie d'un certain nombre de personnes destituées dans une auberge tenue par un couple odieux, Rokubei et Osugi. les personnages principaux autour d'eux sont Okayo, soeur d'Osugi, deux hommes déchus, Tonosama (Ancien samouraï) et un ancien acteur dont l'alcool a rendu la diction fort compliquée, et Osen, une prostituée. A ces cinq personnages viennent s'ajouter un couple, un ferrailleur et sa femme mourante, et le dernier présenté, interprété par la star Toshiro Mifune, le voleur Sutekichi. Celui-ci a une histoire compliquée avec les deux soeurs: ancien amant d'Osugi, il souhaiterait partir avec Oyako. Un vieux pélerin vient s'installer pendant quelques jours, et agit comme un catalyseur dans l'auberge, recevant les confidences des uns et des autres, recevant la confiance de tous (c'est Bokuzen Hidari, qui jouait avec son incroyable trogne le vieux Yohei dans les Sept Samouraïs); mais c'est par lui que les drames qui couvent au sein de la petite communauté vont se précipiter...

Le mélange d'humour noir et de tragédie est unique, permettant à Kurosawa de définir en quelques minutes une atmosphère très particulière, qui prolonge l'impression laissée par Rashomon d'assister aux coulisses des films de samouraïs. Mais contrairement à Rashomon dans lequel le propos était monopolisé par l'histoire relatée par les uns et les autres, ici on va rester dans les coulisses, et assister à un spectacle parfois peu ragoutant, des querelles et frustrations d'un petit groupe de gens qui n'ont plus rien à faire et sont forcés à vivre les uns sur les autres. L'auberge est une cour, dans laquelle les gens se sont improvisé un coin de fortune dans lequel survivre plus qu'autre chose, et le moins qu'on puisse dire c'est que ça ne donne pas forcément envie d'y vivre... Si le film trouve son équilibre sur le fil du rasoir entre comédie noire et tragédie, il est souvent inconfonrtable, de par son origine théâtrale, et par l'impression de stagnation humaine laissée par son unique décor. On a le sentiment que Kurosawa ne pouvait pas faire un film plus désespéré...

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Père Jules
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Re: Akira Kurosawa (1910-1998)

Message par Père Jules »

Je ne sais plus si je l'ai déjà fait, mais j'y vais de mon petit top 10 pour ce qui est, à n'en point douter, mon réalisateur favori:
  • 1 - Rashomon (1950)
    2 - Le château de l'araignée (1957)
    3 - Entre le ciel et l'enfer (1963)
    4 - Les sept samouraïs (1954)
    5 - La forteresse cachée (1958)
    6 - Dodes'kaden (1970)
    7 - Barberousse (1965)
    8 - Chien enragé (1949)
    9 - Sanjuro (1962)
    10 - Vivre (1952)
Dernière modification par Père Jules le 14 févr. 12, 09:47, modifié 1 fois.
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