De ce corpus de films interprétés par Jean Gabin et frappés du sceau de l'amertume (du
Désordre et la Nuit au
Chat, en passant par
Le Sang à la tête),
La Vérité sur Bébé Donge, que réalise Henri Decoin en 1952 en constitue probablement le chef d'œuvre, tout comme celui de son auteur.
Découvrir le film équivaut à être frappé, saisi même, par son exceptionnelle densité, sa complexité romanesque ainsi que par la qualité incandescente de son inspiration.
Les dix premières minutes de
La Vérité sur Bébé Donge sont relativement déconcertantes.
On a l'impression de débarquer sans mode d'emploi dans un monde, un "beau monde" même, qui a commencé sans nous, qui n'a pas eu la politesse de nous attendre et ce, dès l'entame à la clinique où l'on sent que ces gens-là se connaissent; et le plaisir que prend le docteur Jalabert, qu'interprète avec une morgue digne des inquiétants mandarins de
7 Morts sur ordonnance l'excellent Jacques Castelot, d'humilier Jean Gabin en ordonnant à l'infirmière de lui piquer le fondement est sans équivoque :
"Ça fait 6 heures qu'on s'échine à vous vider les boyaux par tous les moyens connus. Malheureusement il n'y en a que deux : le haut et le bas! Alors la dignité.. Fesse gauche!" .
Il faudrait d'ailleurs répertorier toutes les répliques du film, qu'elles donnent dans l'amertume, le cinglant ou l'anodin, qui surprennent par leur ton à la fois acide et littéraire.
Mais revenons à ce début, à cette construction immédiatement kaléidoscopique similaire à celle de
La Chambre bleue, d'Amalric, autre adaptation de Simenon. Il faut un certain temps pour comprendre qui est François Donge (Gabin) et de quoi sont tissés ces rapports entre lui, son frère et l'entremetteuse Gabrielle Dorziat, que l'on croirait sortie d'un roman d'Edith Warton. Le contraste entre les manières "gabiniennes" et cette noblesse provinciale est d'autant plus saillant que Donge et son frère y semblent à l'aise, comme en terrain conquis.
Et qu'est ce que c'est que cette histoire de loukoums???
Ce malaise ne se dissipe jamais, entretenu qu'il est par une confluence d'états d'esprit composites et exigeants, qui viennent hisser le film bien au delà du drame plus banalement fataliste qu'il aurait pu être entre des mains moins inspirées.
Le film, et son texte, semblent constamment avoir de l'avance sur le spectateur, ce qui génère un fort sentiment d'écriture affûtée, cinglante.
Un exemple. La scène de séduction, qui aboutit au classique premier baiser, entre Donge et Bébé, est un bijou de mise en place saccadée, comme par à-coups, Gabin interrompant à deux reprises une parade amoureuse menée par Darrieux pour aller jouer aux cartes. Le rythme de l'échange, sa tension, ne cessent de nous prendre par surprise.
Et c'est à l'image du reste, visité d'effluves qu'insufflerait aussi bien Jacques Becker, que le Bresson mondain des
Dames du Bois de Boulogne (la musique de Jean-Jacques Grunenwald n'y est pas pour rien).
Le tout nimbé d'une poésie clinique, fiévreuse, vaguement hallucinatoire, nous faisant partager l'agonie de Gabin à la façon dont Paul Thomas Anderson s'emparait de notre imagination viscérale avec un
Phantom Thread également placé sous le signe de l'empoisonnement. Etrange résonnance moins funeste chez Anderson alors que surgit chez Decoin, à intervalles régulières, Danielle Darrieux, en ange de la mort qui contraste avec son personnage de gamine idéaliste, que Decoin avait déjà malmené dans
Retour à l'aube.
Et ce dernier plan de voiture qui s'enfonce dans les ténèbres achève de rendre presque plus énigmatique que sombre cette histoire atterrante d'innocence saccagée.