LA CONDITION DE L'HOMME
"La Condition de l’homme" est une grande fresque réalisée entre 1959 et 1961 par Masaki Kobayashi. Elle conte l’histoire de Kaji, jeune homme parti en Mandchourie avec sa femme gérer une usine pour éviter la guerre.
Le film est d’une ambition rarement vue qui va de pair avec une durée exceptionnelle : près de 10 heures réparties en 3 films (divisés chacun en 2 parties de 90 minutes) : “Il n’y a pas de plus grand amour”, “Le Chemin de l’éternité” et “La Prière du soldat”.
"La Condition de l’homme" - Première partie
Quelle frustration de découvrir cette fresque monumentale sur petit écran. La réalisation de Masaki Kobayashi privilégie les plans larges, on reconnaît son sens du cadre, sa manière d’utiliser de façon optimale le cinémascope : les diagonales tracées en travers de l’écran, les lignes de fuite, les compositions presque géométriques, les mouvements rares mais précis et pleins de sens (comme ce long travelling sur le train de prisonniers). La photographie est aussi admirable (l’arrivée des prostituées, éclairées comme si elles étaient des sirènes).
"La Condition de l’homme" est un film fait pour être pleinement apprécié sur grand écran et l’on peut regretter que l’éditeur Carlotta n’ait pas sorti le film simultanément en salles comme c’est le cas pour certains de ses titres.
Film à grande part autobiographique - Kobayashi a lui-même servi pendant la guerre et a été enfermé dans un camp pendant un an - il est porteur des thèmes de son auteur bien avant tous les films que l’on connaît de lui en Occident ("Hara-Kiri", "Rebellion") : rejet de l’autorité aveugle, un individu contre le système, contre un pays, contre une pensée collective, contre le code du bushido.
Kaji est un héros tragique par excellence, luttant pour garder son humanisme, le répandre dans un temps qui en est grandement dépourvu. Il est fatalement piégé, perdu, dans un environnement inhumain. Le vecteur parfait pour un drame puissant.
On suit donc son parcours dans ce camp de travail en Mandchourie, qu’il essaie de gérer contre l’autorité de son pays. Kaji est lui-même prisonnier des méthodes barbares de son pays, situation encore pire que celle des travailleurs puisqu’il subit une torture mentale du fait de sa responsabilité.
La mise en scène remplit son rôle dans l’illustration de cet enfermement tant physique que psychologique (l’ombre d’un barbelé qui lui “lacère” le visage lors d’une discussion avec un prisonnier). Mais elle paraît du coup parfois un peu figée et on peut trouver le temps long dans la première moitié de cette première partie de 200 minutes. Elle est aussi un peu sèche, privilégiant le réalisme, elle manque un peu de lyrisme, de souffle, notamment à cause d’une musique pas mauvaise mais assez commune, dépourvue de thèmes forts et reconnaissables qui porteraient un peu plus le film.
Le drame se ressert dans la dernière heure.
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- Kaji, plus désemparé que monolithiquement rebelle et/ou courageux (humain donc) aura besoin du courage d’un prisonnier pendant la terrible scène d’exécution pour définitivement s’opposer à ses supérieurs. Lors de cette scène horrible et magnifique à la fois, le condamné chinois, en choisissant de marcher seul vers son destin regagne sa dignité en imposant sa volonté à ses bourreaux et… au cadre lui-même ! Il rétablit dans le même temps l’équilibre du plan, libérant enfin le film de ses cadres obliques. Il déclenche alors pleinement la prise de conscience de Kaji et sa rébellion. Lui qui n’y parvenait pas par lui-même.
Encore un symptôme de son humanité, ce besoin d’un soutien dans l’adversité, qui n’en fait pas un surhomme, dans la logique simpliste d’un “seul contre tous”.
"La Condition de l’homme" est un film farouchement anti-militariste, qui ne fait pas dans la demi-mesure. Dialogues ou mise en scène, tout est au service d’un véritable pamphlet. La deuxième partie, qui verra Kaji être mobilisé sur le front russe, devrait confirmer encore davantage cet engagement.
"La Condition de l’homme" - Deuxième partie
Cette partie est construite sur une structure similaire à la première. D’abord une longue partie qui reprend le thème de l’enfermement et de l’exploitation des soldats dans le camp militaire où est envoyé Kaji. Celui-ci subit et assiste à la pression mise sur les jeunes recrues. Quand l’un craque et va jusqu’au suicide (un Full Metal Jacket avant l’heure), il essaie de prendre les choses en main, en vain.
S’en suit dans la dernière heure le départ sur le terrain et la confrontation de ces troupes désorganisées aux tanks ennemis qui donne lieu à des scènes de carnage poussant une poignée de survivants jusqu’à la folie.
Kobayashi, plus pessimiste (réaliste ?) que jamais, brocarde l’armée nippone, qui fait montre d’un autoritarisme insensé, d’une confiance aveugle en la puissance de l’Empire, sans se soucier du facteur humain, ce qui la mènera rapidement à sa perte.
Le film s’enfonce petit à petit dans des zones de plus en plus sombres, et Kaji, malgré ses échecs, continue à avancer, à résister, à proposer une étincelle de vie dans un enfer bien réel.
"La Condition de l’homme" - Troisième partie
Dernière partie en forme d’apothéose puissante, fascinante et… déprimante. La mort y est omniprésente. L’inclinaison des plans se fait cette fois obstacle à la longue marche des survivants. Cette fuite en avant illustre de manière moins théorique que les parties précédentes le propos du cinéaste, ainsi que la volonté de survivre de Kaji, devenue presque rage.
Tuer ou être tué. Loi de la jungle parfaitement retranscrite par une mise en scène gagnant en ampleur et en beauté graphique, exploitant le décor naturel, nouveau territoire prison, avec maîtrise. La musique joue cette fois un rôle plus important en choisissant le contrepoint par l’utilisation de la harpe aux moments les plus dramatiques.
Cette expédition de la dernière chance donne l’occasion à Kobayashi de pousser sa réflexion à son terme avec une efficacité de chaque instant. Patriotisme, nationalisme y sont interrogés. Les militaires japonais purs et durs sont montrés comme bien plus inhumains que les ennemis russes.
Quel avenir pour les habitants d’un pays vaincu ? Comment regagner sa dignité après avoir connu l’horreur et la disgrâce ? Les idéaux de Kaji n’ont-ils pas atteint un point de non-retour malgré son désir toujours présent d’aider les autres et celui, moteur de sa volonté sans faille, de retrouver sa femme ? Tant d’efforts, ponctués de presque autant d’échecs, pour quelle issue ?
Kobayashi use de voix off multiples pour représenter le doute, l’effroi et la détresse des personnages, comme le fera Malick dans "la Ligne rouge".
Comment assumer et assurer un rôle de leader dans le chaos de la défaite ? Le film atteint une complexité fascinante dans cette situation de “survival” impossible. Tout jugement se révèle obsolète et chacun trouve ou se voit imposée la solution pour s’en sortir. Kaji, figure héroïque humaniste d’une envergure encore jamais vue, est parfois obligé de transiger avec ses idéaux. Mais il n’abandonne pas.
L’extrême pessimisme de Kobayashi est à son apogée dans la description de cette expédition désespérée. L’extraordinaire puissance des dernières images ne peut que marquer le spectateur à jamais. Dans ses films ultérieurs plus connus en Occident il n’atteindra jamais ce degré de perfection émotionnelle et esthétique, qui bien sûr bénéficie de la durée exceptionnelle du film pour exploser dans toute sa force.
Tatsuya Nakadai, acteur aux grands yeux étranges exprimant si bien la pureté du personnage, est l’incarnation de Kaji, clairement le rôle d’une vie. La réussite de "La Condition de l’homme" tient naturellement beaucoup sur les épaules de cet interprète exceptionnel.