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Critique de film
Le film
Affiche du film

Un autre homme, une autre chance

L'histoire

En 1870, pendant le siège de Paris par les Prussiens, Jeanne (Geneviève Bujold), fille d'un boulanger, fait la connaissance de Francis (Francis Huster), un photographe dont elle tombe amoureuse. Ils quittent la France pour aller s'installer en Amérique, en espérant y trouver une vie meilleure et un climat plus serein pour exercer la photographie. Après avoir traversé une bonne partie de la vaste étendue du pays, ils décident de s’arrêter en Arizona pour ouvrir leur studio photo. Parallèlement, David (James Caan), vétérinaire dans un bled paumé, perd sa femme, violée et assassinée par des brigands. Désormais seul pour élever Simon, le fils qu’il vient tout juste d’avoir, il préfère se rapprocher d’une ville où il pourra laisser son rejeton à garder. Quelques années se sont écoulées... C’est dans la même pension où Simon vient étudier que Jeanne fait éduquer sa fille. Par l’intermédiaire de leurs enfants, David et Jeanne sont destinés à se rencontrer...

Analyse et critique

Si en lisant le pitch ci-dessus, ce rapprochement de futurs conjoints vous rappelle quelque chose, ne vous étonnez pas plus longtemps ; c’est en effet tout à fait normal puisqu’il s’agit également du point de départ, dix ans plus tôt, du film le plus célèbre et célébré du réalisateur, Un homme et une femme, Jean-Louis Trintignant et Anouk Aimée s’étant connus grâce à leurs enfants qui fréquentaient le même pensionnat, mais à l'époque à Deauville. D’ailleurs, le titre au tournage de ce 18ème long métrage du réalisateur devait au départ s’intituler Another Man, Another Woman. Sauf qu’avant que David et Jeanne se rencontrent, comme souvent chez Claude Lelouch, nous aurons auparavant suivi en parallèle une bonne heure durant leurs histoires respectives ; le superbe, audacieux mais mal-aimé Toute une vie quelques années plus tôt prenait encore plus de risques en faisant s'accoster les deux futurs amoureux seulement dans les toutes dernières secondes de son film. Un autre homme, une autre chance pourrait n’être qu’une variation "westernienne" sur ce thème assez banal mais le film est bien plus ambitieux, débutant en France alors qu’allait avoir lieu la Commune et se poursuivant aux USA avec conjointement l’histoire de ce vétérinaire américain et l'aventure de la conquête de l’Ouest pour ce couple de Français. Et le résultat est au-delà de nos espérances ; enfin, en tout cas au moins pour ceux qui voient déjà au départ en Lelouch un excellent metteur en scène. Il ne reste plus qu'à essayer de convaincre les plus réfractaires qui pourraient avoir une bonne surprise malgré leurs a priori.

Et quitte à choquer les puristes du genre ou à faire écarquiller les yeux de beaucoup (surtout ceux n'ayant jamais vu le film), à mon humble avis, Lelouch signe avec Un autre homme une autre chance l’un des plus beaux westerns des années 70. Cocorico ! Si seul Henri Verneuil s’y était sérieusement risqué la décennie précédente avec l'efficace Bataille de San Sebastian, Claude Lelouch réitère l’exploit et s’en sort donc haut la main. Évidemment, la forme et le fond des deux films n’ont strictement rien à voir et celui de Lelouch, fidèle aux marottes et aux thèmes récurrents de son réalisateur, relate avant tout une très belle histoire d’amour, voire même plusieurs simultanément et successivement. Avant de poursuivre la lecture de cet article, sachez qu’il me sera difficile, pour analyser le film, de passer sous silence certains éléments importants de l’intrigue ; autrement dit, pour ceux que ça dérange fortement, et ce même s’il ne s’agit pas d’un film à twist ou à suspense, des spoilers vont se trouver disséminés au sein de la suite de ce texte. Pour en revenir aux histoires d’amour, il y en aura donc trois. Tout d’abord celle entre David et son épouse, un couple dont les relations auraient tendance à se dégrader par le fait de ne pas être en accord sur les conditions de vie qu’ils désirent poursuivre : alors que David souhaite continuer à exercer son métier de vétérinaire dans le trou perdu où ils ont emménagé, sa femme non seulement s’y ennuie mais est également constamment inquiète de rester seule à la maison et préfèrerait qu’ils changent de cadre de vie, à savoir déménager en ville. La suite des évènements va démontrer qu’elle n’avait pas tout à fait tort puisqu’après avoir accouché d’un garçon, alors que David est parti travailler, elle se fait violer et assassiner par des truands de passage. La séquence nous montrant la découverte du corps de sa femme par David est grandement émouvante sans que Lelouch n’en fasse des tonnes, bien au contraire, elle se révèle tout en retenue et en silence. Grâce aussi à une interprétation exceptionnelle de James Caan qui semble s’être investi avec passion dans son personnage, facilité par le fait qu'il se soit merveilleusement bien entendu avec son réalisateur. Suite à ce drame, David fera ce que son épouse lui a toujours conseillé, partir travailler plus près d'une ville où son enfant pourra être surveillé et éduqué.


Contigu à ce récit tragique, nous suivons la romance entre Jeanne et Francis qui débute en France alors que les Prussiens font le blocus de Paris en 1870, juste avant la Commune. Jeanne, la fille du boulanger, devait se marier mais elle rencontre Francis, un photographe. Ils tombent immédiatement amoureux et décident de tenter la grande aventure pour échapper aux tumultes et tragédies qui déchirent la France. Les voilà embarqués pour un bateau en direction du Nouveau Monde, en quête d’une vie meilleure. Après avoir participé aux convois de la conquête de l’Ouest, fatigués par l'éreintant voyage, ils s’arrêtent dans une petite ville de l’Arizona où ils ouvrent leur studio photo. Après quelques années de bonheur, d’espoirs et de désillusions, un drame va avoir lieu : Francis se fait tuer bêtement pour avoir photographié une pendaison qui l’a d’ailleurs, tout comme sa femme, grandement dégoûté. Cette mort brutale, on ne l’apprendra que plus tard dans le film lorsque Jeanne la racontera à David. Car on l'aura bien vite compris, la romance entre Jeanne et David constituera la troisième histoire d’amour, la plus importante du scénario, même si Lelouch a largement pris le temps et avec raison de développer les deux autres. Ce récit commence donc alors même que le spectateur ne sait pas encore que Jeanne est entretemps devenue veuve : du Lelouch pur jus, qui joue avec malice et une certaine délectation des ellipses et des dispersions temporelles. C’est la partie qui s’inspire avec force variations de l’intrigue de sa Palme d’or ; et c’est évidemment la plus lyrique, la plus tendre et la plus émouvante. Le couple formé par James Caan - charismatique à souhait - et la délicieuse Geneviève Bujold fonctionne à merveille, surtout grâce à la direction d’acteurs de Lelouch qui a comme à son habitude beaucoup laissé ses comédiens improviser. Et comme l’on sait désormais que le cinéaste n’a jamais obtenu de meilleures séquences que lors de ces moments-là, on se régale jusqu’au bout de leur naturel et de leur fraicheur.

Et contrairement à ce que l’on aurait pu croire au vu de son style habituel, et par le fait aussi que le cinéaste soit allé tourner un western sur le terrain de jeux des Américains, le tout est filmé sans trop d’emphase, la musique mélancolique de Francis Lai reste discrète (son thème principal est aussi beau que doux) et l’ensemble demeure assez sobre malgré une caméra très mobile. Le cinéaste se paie même le luxe de nous offrir des images jamais ou rarement vues au sein d’un western, comme cette partie de billard avec les joueurs montés sur des chevaux ou encore, beaucoup moins spectaculaires mais assez poétiques, celles de l’apparition et du croisement de cavaliers sur les chemins sillonnant le Far West, a priori rien de plus banal mais qu’aucun cinéaste n’avait pensé filmer jusque-là. Niveau grandiloquence, on regrettera néanmoins, surtout au début, le premier mouvement de la 5ème Symphonie de Beethoven utilisé excessivement à tort et à travers, mais, excepté ce défaut, Un autre homme une autre chance se révèle être une des plus harmonieuses réussites de Lelouch. La photographie de Stanley Cortez et Jacques Lefrançois est exceptionnelle et pour s’en rendre compte, il ne suffit pas de longtemps : les séquences parisiennes sont déjà de ce point de vue assez bluffantes, témoin ce plan-séquence dans les sous-sols éclairés à la torche. Les teintes automnales/sépia de la partie américaine semblent vouloir reprendre celles de vieilles photos jaunies, puisque le prologue assez ironique sur la vision biaisée qu’ont les Français du Far West nous aura fait comprendre que le récit se fait du point de vue d’un homme du 20ème siècle qui raconte l’histoire de sa grand-mère, à savoir Jeanne. Lelouch prend pleinement possession des décors qu’il a sous les yeux et démontre une formidable maitrise de sa caméra, du cadre et de l'appréhension de l’espace.


La critique et les cinéphiles américains ont toujours porté Lelouch aux nues (il suffit encore de lire les avis dithyrambiques sur Un autre homme une autre chance sur Imdb, quelques-uns n’hésitant pas à dire qu’il s’agit d’un des plus beaux westerns qu’ils ont pu voir et à comparer Lelouch à Frank Borzage) et les producteurs hollywoodiens lui ont toujours fait les yeux doux sans que jamais le réalisateur - malgré une certaine fierté de recevoir de tels appels du pied - ne cède aux sirènes des dollars et de la gloire, préférant continuer à faire les films qu’il voulait sans devoir se faire imposer quelconques contraintes. Il s’était déjà rendu en Amérique pour tourner en 1969 Un homme qui me plait avec Annie Girardot et Jean-Paul Belmondo, mais pour un film presque 100 % français. Pour son western, la United Artists a participé à la production mais sans être majoritaire, Lelouch ayant pu avoir toute liberté, montage compris. Il put donc bénéficier d’énormes moyens et faire ce qu’il en voulait sans devoir en référer à quiconque. Cet argent se voit à l’écran, notamment lors de la course spectaculaire organisée pour voir se confronter cavaliers, chariots, attelages légers et coureurs à pied, le vainqueur étant un Indien ; peut-être pour contrer ceux qui, quelques séquences auparavant, auraient pu croire qu’il les décrivait comme des sauvages (car oui, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, peu importe, il y eut des convois de pionniers attaqués par les Indiens et des morts qui en découlèrent). Une séquence d'une belle ampleur, superbement montée et filmée, qui ravira les spectateurs qui se seraient sentis jusqu'à présent lésés en termes d'action ou de scènes mouvementées.


Dans Un autre homme une autre chance, par le pouvoir immersif de sa mise en scène qui utilise encore beaucoup la caméra à l’épaule, les longs plans-séquences et à l’inverse de larges et lyriques mouvements de grue, avec une grande assurance Lelouch s’approprie avec talent et respect les intérieurs et extérieurs que tous les amateurs de westerns connaissent par cœur, sachant avec sa sensibilité d’Européen rendre son film réaliste tout en n’hésitant pas à prendre de l’ampleur pour être en harmonie avec celle des paysages. Pour cadre à ces différentes histoires d’amour, la conquête de l’Ouest avec ses grands espaces, ses contrés sauvages, ses avancées aventureuses, du beau et grand romanesque. "Qui trop embrasse mal étreint", aurions pu nous craindre ? Sauf que contrairement au pénible classique qui prend pour titre cette grande aventure, réalisé par George Marshall, Henry Hathaway et John Ford, Un autre homme une autre chance préfère s’arrêter sur des choses simples, prendre son temps pour camper ses personnages, les relations qu’ils nouent, n’ayant pas peur de perdre le spectateur par quelques digressions, jeux avec le montage et la construction du récit (voir comment nous apprendrons la mort de Francis), clins d’oeil à ses films précédents (la séquence d’apprentissage de tir au pistolet reprenant celle du Bon et les méchants, le télégramme de félicitation envoyé par Jeanne à David rappelle Un homme et une femme), arrêt du son lors de scènes mouvementées (l’attaque des Indiens), temps morts, tentation de documentariste, curieux enchainements de scènes, longues séquences sans a priori d’intérêt mais qui au contraire nous immergent encore mieux dans le quotidien de ces braves gens... C’est au contraire toutes ces idées de mise en scène qui rendent le film encore plus mémorable car elles ne sont jamais faites au détriment de l’ensemble mais nous rendent au contraire Un autre homme une autre chance encore plus précieux.


Bien en a pris à Claude Lelouch de ne pas toucher à son ADN pour se frotter au genre américain par excellence : le choc de ces deux mondes a priori antinomiques nous aura permis de pouvoir bénéficier de cette pépite qui aurait pu atteindre l’excellence sans quelques abus de Beethoven et en resserrant quelques rares scènes. A signaler également un casting aussi improbable que miraculeux, James Caan et Geneviève Bujold, tous deux inoubliables, côtoyant un Francis Huster très sobre, un Jacques Villeret drôle et attachant, un Michael Berryman déjà aussi inquiétant qu’il le sera dans La Colline a des yeux de Wes Craven, mais aussi Richard Farnsworth (le vieil homme qui parcourt les USA sur son tracteur dans Une histoire vraie de David Lynch) ou Susan Tyrell superbe dans le rôle de l’ex-prostituée devenue nourrice et maitresse d’école. Le Far West cher aux amateurs de western est ici reconstitué avec soin mais avec une sensibilité spécifiquement française. Un film fort bien mené, grandement attachant, tendre et spectaculaire, à la mise en scène aérienne et virtuose, superbement documenté pour s’être inspiré de gravures d’époque. Lelouch a souhaité nous livrer une chronique de l’Ouest et de ses nouveaux pionniers la plus véridique et la plus pertinente possible : il a pleinement réussi son coup à travers cette émouvante et pudique histoire d’amour qui se termine sur un plan somptueux. A redécouvrir impérativement en espérant que Metropolitan aura la bonne idée de sortir le film à l’unitaire.

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 15 mai 2023