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Critique de film
Le film
Affiche du film

Toni

L'histoire

Emigré italien, Antonio Canova, dit « Toni », trouve du travail dans les carrières du village de Provence où il vient d'arriver. Les années passent et Toni vit désormais avec Marie, sa logeuse. Mais il est en fait amoureux d'une immigrée espagnole Josefa, qui a été contrainte de se marier avec un contremaître brutal. Celle-ci est surprise par son mari alors qu'elle essaye de lui voler son argent pour s'enfuir...

Analyse et critique

Avec Toni, réalisé en 1934, Jean Renoir prend joliment le contrepied de son film précédent, Madame Bovary. Après cette adaptation ambitieuse d’un chef-d’œuvre de la littérature, fresque bourgeoise et « nordique » de trois heures, jouée par une troupe de comédiens chevronnés, voici un petit film semi-documentaire de 85 minutes, d’après un fait divers survenu aux Martigues en 1930, dans le milieu des travailleurs immigrés venus d’Italie et d’Espagne (le meurtre d’un mari brutal par son épouse et la tentative de l’amant de cacher le crime). Dans les deux cas toutefois, il y a une recherche égale d’authenticité, un naturalisme fait de plans longs et de profondeur de champ, bien loin du style guindé et artificiel des mélodrames de l’époque. Ce sillon réaliste et social, héritier du XIXème siècle encore peu éloigné, sera élargi dans les films suivants, réalisés essentiellement durant le Front Populaire, films qui assoiront définitivement la stature du réalisateur : Le Crime de Monsieur Lange, La Marseillaise, Partie de campagne, La Bête humaine, jusqu’à La Règle du jeu qui sera le point de bascule entre le réalisme et l’artifice, prouvant magistralement, et malicieusement, que lorsqu’on observe les hommes et les femmes, le théâtre n’est jamais loin.

Dans son souci de réalisme, Renoir filma donc Toni sur place, s’immergeant avec son équipe dans le milieu ouvrier et immigré. Il reconstitua les faits en tournant le film dans l’ordre chronologique, s’inspirant des notes d’un ami commissaire de police qui avait suivi l’affaire. Cette démarche annonçait celle des cinéastes italiens du néo-réalisme, qui allaient venir dix ans plus tard (Luchino Visconti était d’ailleurs stagiaire sur le film). Mais il est évident en regardant Toni que ce n’est pas le fait divers brut qui intéresse Renoir, pas plus que l’enquête policière ou le procès, qui sont éludés. Ce qui l’intéresse est de filmer une histoire de fatalité qui est vraiment arrivée, une sorte de tragédie grecque qui s’ignore, vécue non par des princes et des demi-dieux mais par de simples ouvriers ; une tragédie grecque où le désir sexuel remplace le destin. Car le désir irrépressible enchaîne lamentablement les êtres les uns aux autres : Fernand (Édouard Delmont) aime passionnément Marie (Jenny Hélia) qui aime passionnément Toni (Charles Blavette) qui aime passionnément Josépha (Celia Montalvan), qui préfère papillonner. Cette chaîne, qui laisse toujours quelqu’un en arrière, à l’abandon, ne peut que rendre malheureux ces hommes et ces femmes, et il suffit de l’intervention de deux êtres cyniques et rigolards qui ne prennent rien au sérieux si ce n’est l’argent, Albert (Max Dalban) et Gabi (Andrex), pour transformer cette tristesse en exaspération et entraîner tout le monde par le fond. A ce résumé quelque peu mélodramatique, vous pourriez vous dire que Renoir joue sur le même terrain que ses contemporains. Rien d’original donc. Sauf que Renoir, ennemi acharné du sentimentalisme et des conventions formelles, refuse ici tout embellissement : pas de beau gosse, pas de mots d’auteur, pas de musique extradiégétique, pas de décor envoûtant, pas d’éclairage artificiel. Osons le dire : Toni est un film sec, ingrat, et se veut comme tel. C’est pourquoi il ne pouvait pas avoir de succès en salles, malgré son bon accueil critique, et reste encore peu connu de nos jours. Blavette n’est pas charismatique. Et quand son personnage de perdant est d’une humeur massacrante, ce n’est pas avec le panache de Gabin dans Le Jour se lève, mais avec morosité, presque médiocrité. Pourtant, si l’on regarde attentivement, on verra que ce film semi-documentaire est admirablement composé.

Tout le talent de Renoir est d’avoir justement laissé faire la nature (aux deux sens du terme : la nature humaine et l’environnement), de l’avoir patiemment observée, laissant libre cours aux comédiens, à l’improvisation et aux paysages, tout en enserrant cette nature dans ses filets d’artiste, discrètement. Ainsi, Toni est un pur film d’enfermement, sans que les personnages et le public s’en aperçoivent. C’est un Film Noir qui ne sait pas qu’il est un Film Noir. Nous sommes en effet au pays de Pagnol (1), en plein air et en pleine lumière, mais nous ne le reconnaissons pas, il n’y a pas de pittoresque ou d’humour : cette atmosphère méditerranéenne est au contraire nue, désolée, presque laide. La pierre coupe, la végétation est basse et ne protège pas. L’insolation guette constamment. La mer est là, au loin dans la profondeur de champ, mais elle reste inatteignable. Du reste, ce n’est même pas la mer, mais simplement l’Etang de Berre, c’est-à-dire une eau cloisonnée. Les hommes et les femmes de ce petit monde ouvrier sont coincés entre leur chantier poussiéreux (le grand tunnel reliant l’Etang de Berre à Marseille) et leur maigre habitation ; certains dorment sur les cailloux, à la belle étoile. Marchant toujours sur les mêmes chemins, ils font des va-et-vient stériles qui ne les mènent nulle part, et certainement pas vers un avenir prospère car ils sont de simples saisonniers exploités. La mer, ou plutôt le fantôme de la mer, taraude leur esprit et leur donne envie de s’embarquer vers les colonies mais leurs poches sont constamment vides. Le train qui encadre le récit n’est pas une promesse de départ mais un signe de fermeture et de boucle, impression renforcée par le pont de Caronte, structure de fer rigide, froide et fonctionnelle, qui se refuse ici à être symbolique ; nous ne sommes pas chez Marcel Carné : l’immigré Toni arrive avec ses compatriotes italiens, traverse le pont, mène sa vie d’ouvrier, tombe amoureux de la mauvaise femme, meurt bêtement sur ce pont qui a vu son arrivée, et disparaît du paysage, tandis que d’autres ouvriers italiens arrivent, recommençant la même vie misérable et répétitive. Ce qui a été pour Toni (et pour nous) une passion intérieure dévorante devient pour les autres un fait divers extérieur et banal.

Mais nous avons été dans le secret. Nous avons découvert, compris et aimé ces êtres. Comme le dit Jean-Luc Godard, toute la spécificité du cinéma tient dans ceci : la caméra est un instrument qui permet de voir ce que l’œil ne voit pas, comme un microscope ou un télescope. Et, à force de bien regarder le monde, à nu, sans notre filtre de conventions et d’habitudes, le spectacle « documentaire » peut devenir vraiment insolite. « La réalité est toujours féérique. Pour arriver à rendre la réalité non féérique, il faut que certains auteurs se donnent beaucoup de mal, et la présente sous un jour bizarre. Si on la laisse telle qu’elle est, elle est féérique. » (2) La caméra de Renoir enregistre donc à leur insu d’étranges animaux qu’on appelle les hommes et les femmes. Ces hommes et ces femmes, ce sont à la fois les personnages et les comédiens qui les incarnent. Ils sont d’égale importance aux yeux de Renoir. Il leur laisse la liberté pour les observer au naturel. Ainsi vous verrez ce que provoque une piqûre de guêpe dans le dos de la jolie Celia Montalvan ; vous verrez ce que ressent Blavette quand il se réveille dans les bras de Jenny Hélia, qu’il n’aime pas et qui le couve pourtant tendrement du regard ; ce que provoque chez le Parisien Max Dalban une Célia Montalvan qui dit être nue sous sa robe ; ce que ressent dans son ventre Blavette lorsqu’il surprend sa belle en train de coucher avec un autre ; vous verrez aussi que Jenny Hélia peut devenir une vraie tragédienne lorsque son mari la quitte, prenant pour proscenium la pinède, l’étang et même son lit ; ce que c’est pour Blavette que de subir sa malchance et de baisser la tête devant un gendarme... Renoir a autant d’intérêt pour les introvertis que pour les extravertis, pour les malheureux que pour les jouisseurs. Sans oublier les figurants, qui justement n’en sont pas chez lui, car l’on sent constamment qu’il pourrait commencer un autre film avec eux. En fait, il aime tout ce qui vit devant sa caméra. Et étant curieux de toute existence, il prend aussi un grand intérêt à enregistrer sur la pellicule des chiens et des chats du cru, qui mènent leur vie et qui sont morts depuis, comme Blavette, comme Jenny Hélia, comme tous les autres, ayant fait simplement leur passage sur cette terre.

(1) Pagnol, ami de Renoir, a d’ailleurs prêté ses techniciens à la production et a distribué le film.
(2) Jean Renoir, entretiens et propos, Ramsay poche cinéma, 1986, p. 134.

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La fiche IMDb du film

Par Claude Monnier - le 2 septembre 2020