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Critique de film
Le film
Affiche du film

Spectre

(007 Spectre)

L'histoire

A Mexico, pendant la Fête des Morts, James Bond tente de mettre la main sur un certain Sciarra, que M, avant de mourir, lui avait demandé de surveiller. 007 le tue avant d'être mis à pied par le nouveau M, qui voit d'un mauvais oeil l'arrivée de C, qui veut mettre fin au programme 00. Bond passe outre les ordres et se rend aux obsèques de Sciarra. Il rencontre Lucia, sa veuve, qui lui donne des informations sur une réunion secrète du SPECTRE, une organisation criminelle tentaculaire...

Analyse et critique

A tort ou à raison, Daniel Craig, Barbara Broccoli et Michael G. Wilson sentaient qu’ils avaient une revanche à prendre avec Skyfall : il fallait effacer, dans l’esprit du public, le souvenir du « chaotique » Quantum of Solace. Et que l’on soit fan ou pas de ce 23e opus et de sa violence crue (personnellement, j’ai aimé ce côté « chien fou » et « barbouze » du jeune Bond, trop vite abandonné dans les épisodes suivants), il faut reconnaître que ce sentiment de « revanche à prendre » avait conféré à Skyfall de la rigueur et de la puissance. Après le triomphe absolu (et mérité) de cet épisode au box-office, succès presque aussi délirant que celui de Goldfinger et Opération Tonnerre, le risque pour l’équipe était donc de « s’embourgeoiser » et de se reposer sur ses lauriers... et c’est exactement ce qui est arrivé ! 007 Spectre est même un cas d’école : comment, avec tous ses atouts en poche (le retour du SPECTRE et de Blofeld, le plus gros budget de la saga), avec tous ses scénaristes qui ont vu, revu et corrigé des centaines de fois le script (John Logan, Neil Purvis, Robert Wade et, non crédités, Jez Butterworth, Sam Mendes et Daniel Craig, ouf !), comment donc Eon Productions a-t-elle pu faire un film aussi bancal ? La réponse est sans doute dans la question : d’une part, lorsqu’il y a autant de médecins autour d’un patient, ce n’est jamais bon signe et cela engendre des diagnostics contradictoires préjudiciables à celui-ci ! D’autre part, le retour du SPECTRE et de Blofeld dans le giron juridique d’Eon (1) est plutôt un faux atout, une fausse bonne idée, voire un cadeau empoisonné.



Pourquoi ? Tout simplement parce que la formule SPECTRE a été trop utilisée durant l’ère Connery et qu’elle est devenue un cliché de la culture populaire (voir la campagne de pub d’une certaine compagnie d’assurance française avec son Blofeld de carnaval, et bien sûr, avant elle, la série Austin Powers). Du reste, la preuve qu’il s’agit d’une fausse bonne idée est tout simplement le gymkhana improbable pratiqué par les pauvres scénaristes, se retrouvant à devoir nier leur propre création de Casino Royale et Quantum of Solace, à savoir l’inquiétante et réaliste (inquiétante car réaliste) organisation criminelle Quantum, organisation devenue tout d’un coup une simple « couverture » pour Blofeld qui, nous assure-t-on, était là depuis le début et agissait contre son frère adoptif James Bond (!), en lui mettant dans les pattes des méchants comme le Silva de Skyfall ou même la traîtresse Vesper Lynd de Casino Royale (« Mais bien sûr !... », comme dirait une autre pub !). Et ne parlons pas des photos de Silva, Vesper ou du Chiffre, collées par Blofeld dans le sous-sol du MI6, lors du finale : pour une superproduction de 300 millions de dollars, c’est un peu pauvre visuellement... Ce budget faramineux est d’ailleurs l’une des causes du problème de 007 Spectre : les producteurs Sony et MGM, mis sous pression par une telle inflation, n’ont cessé, durant le tournage, de mettre des bâtons dans les roues à Eon, lui demandant notamment de « revoir à la baisse » le dernier tiers à Londres qui aurait dû se passer durant un gigantesque black-out (idée fascinante) et qui, semble-t-il, a dû être expédié de manière plus banale (d’où les photos collées à la va-vite ?).



007 Spectre est donc un soufflé qui s’affaisse dangereusement dans son dernier tiers, disons à partir de l’apparition au grand jour de Blofeld dans sa base au Maroc, avec un Christoph Waltz qui semble soudain « riquiqui » (il aurait dû rester dans l’ombre, comme à Rome !). Mais qui dit soufflé dit aussi, au moins dans un premier temps, un certain souffle justement, fût-ce d’apparence, une certaine superbe, une certaine ascension. Et c’est bien ce qui arrive heureusement durant la première heure où les beautés formelles et thématiques sont nombreuses. Que voulez-vous ? Un Bond reste toujours un Bond, c’est-à-dire un spectacle supérieur, avec des moments d’excellence. Depuis plus de soixante ans en effet, et en dépit d’une structure scénaristique similaire (007 part en mission à l’étranger, séduit l’héroïne et triomphe du méchant), chaque Bond possède son propre concept visuel et thématique, correspondant à la volonté du metteur en scène, appelé par les producteurs pour amener sa touche, non pas, certes, en auteur, mais plutôt en noble artisan. Sur ce plan, Sam Mendes est d’ailleurs une exception à la règle car lui, pour le coup, est un véritable auteur, avec un univers bien marqué, univers qu’on peut juger un peu lourd et académique certes, mais qui a engendré une filmographie grave, cohérente, et assez belle, d’American Beauty à 1917, des Sentiers de la perdition aux Noces rebelles. De fait, l’atmosphère de fin du monde qui règne sur 007 Spectre, cette ambiance pesante, hantée, volontairement stérile, est propre à Sam Mendes, cinéaste de la dépression. Certains peuvent, à bon droit, trouver cette tonalité rebutante, en regard de la période Connery, Moore ou Brosnan, mais cela correspond finalement assez bien à l’esprit des derniers romans d'Ian Fleming (On ne vit que deux fois et L’Homme au pistolet d’or) dans lesquels Bond était un agent secret au bout du rouleau. Etrangement, le grand public n’y trouve rien à redire, faisant un triomphe à Skyfall et même à 007 Spectre (800 millions de dollars au niveau mondial) en dépit de ses faiblesses scénaristiques, peut-être parce que la classe old school de la mise en scène et le soin de la direction d’acteurs le changent agréablement de l’habituelle hystérie hollywoodienne ; peut-être aussi, plus profondément, parce que ces deux films sont en phase avec l’esprit du temps : cette lente dépression où le monde se love depuis le 11 septembre 2001, cette attente résignée de l’Apocalypse. Dans sa première moitié, 007 Spectre est donc intéressant et le beau travail de mise en scène de Mendes, dans cette partie du moins, mérite qu’on s’y arrête en détail.



Comme le dernier livre de l’Ancien Testament, l’exergue du film, sur fond noir, nous l’annonce : « Les morts sont vivants. » Autrement dit, les morts remontent à la surface pour le Jugement dernier. De fait, la plupart des personnages de ce bien nommé 007 Spectre sont des « morts-vivants », des fantômes qui errent tristement sur Terre en attendant de rejoindre leur tombe : Bond, Blofeld, M. White (Jesper Christensen), Lucia Sciarra (Monica Belluci). C’est l’essence de cette première partie du film, plus encore que dans Skyfall. Cette idée directrice est joliment synthétisée par le long plan d’ouverture : Bond déguisé en Mort (déguisé, vraiment ? n’est-il pas devenu, depuis la période Craig, une figure amère et évidente de Grande Faucheuse ?), Bond donc glisse, hautain, parmi les convives du... Jour des Morts à Mexico, fendant lentement la foule pour apporter la Destruction, comme la Mort Rouge sous son « masque », dans le célèbre récit d’Edgar Poe. Pendant tout le film, Bond apparaîtra comme absent, détaché, et l’on ne sait, ô machiavélique ambiguïté, si cela est dû à un épuisement de Daniel Craig dans le rôle ou si cela vient d’une volonté de Mendes. On peut pencher poétiquement vers la deuxième réponse, si l’on songe à la demande de 007 à Q (Ben Whishaw), lors de leur première réunion : « Pouvez-vous me faire disparaître ? »... De fait, même les tueurs du SPECTRE, sortis de l’ombre pour exécuter Lucia Sciarra, ne le voient pas : il est encore plus évanescent, plus invisible qu’eux, remontant de ténèbres bien plus profondes...



Le territoire de Bond et Blofeld, frères jumeaux au propre comme au figuré, est bien la Mort et c’est pourquoi Mendes revêt son œuvre d’une tonalité sépulcrale, toute de pierre et de béton. Un véritable caveau cinématographique (un caveau de plomb, diront certains), avec pour linceul la photo sépia de Hoyte Van Hoytema, très proche de celle de Gordon Willis sur la trilogie du Parrain, autre récit mortuaire qui a tant fasciné le public. Tout ce que traversent les personnages est donc déjà mort : la fête mexicaine, avec ces ancêtres que l’on déterre une fois l’an, le MI6 abandonné, dont le béton est à nu, la ville de Rome, dont l’architecture n’est que la survivance d’un passé glorieux mais révolu, le chalet où s’enterre littéralement M. White, au pied d’une lugubre et gigantesque montagne enneigée (la neige constituant bien sûr la mort de la Nature, dans un film où la verdure n’apparaît plus), l’hôtel L’Américain à Tanger, édifice vétuste sorti des années 1930, hanté par le flétrissement du mariage de M. White. Pensons également au train marocain et à la Rolls, tous deux d’un autre âge, traversant le désert (et qu’est-ce qu’un désert, si ce n’est, là encore, un monde où toute vie a disparu ?). Quant au QG de Blofeld, il est hanté par les silhouettes sombres d’innombrables sbires, tous immobiles et identiques à leur pupitre, réifiés. Dans ce sanctuaire aseptisé, l’homme au chat blanc expose, sur une stèle, un objet mort par excellence, un météore. Comme il le suggère lui-même, cet objet est son autre « double » (après 007), un double de pierre que Mendes juxtapose longuement sur son visage, dans une belle composition en reflet (ce sera l’une des dernières beautés formelles du film, qui ensuite sera moins recherché). Ce météore, au fort pouvoir destructeur, est lui aussi venu d’un autre âge, remontant patiemment de la nuit des Temps pour accomplir son œuvre. Et c’est aussi dans la nuit (soit la mort du jour) que se déroulent de longues scènes du film, influençant forcément le ressenti du spectateur : la deuxième rencontre avec Lucia Sciarra, chez elle, la réunion glaçante du SPECTRE, la poursuite en voitures dans les rues sans vie de Rome, la veillée à l’hôtel L’Américain, la bagarre dans le train et le finale à Londres (et là, l’idée originelle du black-out gigantesque aurait parachevé en beauté l’ambiance de fin du monde voulue par Mendes).



Dans l’optique de Mendes, homme de théâtre, le météore ressemble à un masque de tragédie grecque et nous rappelle que ce méchant est bel et bien une créature ancienne, toute d’apparence et de mise en scène. Comme dans de nombreux Bond, et il faut insister sur ce point car peu de commentateurs le mentionnent, l’essence du méchant contamine la forme du film, comme le motif de l’or, par exemple, contaminait tout Goldfinger, ou le motif du mythe antique tout L’Espion qui m’aimait. Mendes parvient à faire de 007 Spectre, au moins dans sa première partie, un véritable voyage dans la tête de Blofeld, c’est-à-dire dans le faux-semblant et ses différentes formes. Le théâtre, en tant que représentation, apparaît dès le début, lors du Jour des Morts à Mexico, royaume carnavalesque où le masque est roi. La danse scénique, autre forme théâtrale, vient également à l’esprit, lorsque l’on voit, sidéré, la gestuelle si fluide de Craig, se faufilant parmi la foule, depuis la rue jusqu’au sommet de l’hôtel, laissant volontairement Eros (sa compagne mexicaine, qui désire faire l’amour) pour Thanatos (sa mission mortelle, de l’autre côté du toit). C’est pourquoi le plan devait être d’un seul tenant, presque un plan-séquence, puisqu’il ne fallait pas interrompre visuellement, par une coupe, cette danse de mort. Le théâtre, cette fois au sens du Tartuffe, c’est-à-dire l’hypocrisie, revient lors des funérailles bourgeoises de Marco Sciarra, où les participants versent des larmes de crocodiles, tous filmés à distance par Mendes (y compris Bond, qui joue le jeu), comme sur une scène. Mais la composition des images (silhouettes noires sur fond de pierre blanche) n’en rappelle pas moins, par son dénuement, la mise en scène de certains opéras tragiques (exercice que pratique Mendes), ce qui est confirmé par les deux scènes suivantes, très réussies : le retour de Lucia Sciarra chez elle et la conférence du SPECTRE.


Pour la première, Mendes en appelle à Visconti (en plein blockbuster des années 2010 !), artiste qui a passé sa vie à faire la synthèse entre l’opéra et le cinéma. Dans un manoir noyé d’ombres, au son d’un opéra italien (comme il se doit), Lucia avance, résignée, vers son exécution, accompagnée, plus que cernée, par deux tueurs du SPECTRE. Elle glisse alors vers la terrasse, caressée par deux travellings contraires, et les deux danseurs..., pardon, les deux tueurs, vêtus de noir, « s’effacent » en même temps, gracieusement, pour laisser apparaître, à la faveur d’un sobre recadrage, l’Ange exterminateur, plus furtif encore : 007. Le cinéma est peut-être à son meilleur quand il est de la danse. N’est-ce pas ce que suggérait Truffaut à propos de la mort de Boris Karloff dans le Scarface (1932) de Howard Hawks ? (2)


Le cinéma, justement, cet autre art dérivé du théâtre... Mendes l’invoque dans cette belle première partie pour envoûter aussi bien les personnages que les spectateurs. Ainsi, la deuxième scène, celle de la réunion romaine du SPECTRE, est un étonnant retour à l’orgie démoniaque de Eyes Wide Shut (film de 1999, on peut mettre ce chiffre à l’envers) de Stanley Kubrick. Blofeld est bien le maître de cérémonie d’une réunion secrète, sacrificielle et sinistre. De même, Le Septième sceau d’Ingmar Bergman vient à l’esprit lorsque M. White s’assoit devant un jeu d’échecs face à la Grande Faucheuse/Bond, venue spécialement lui rendre visite. Plus nostalgique et glamour, mais tout aussi troublant, le cinéma américain des années 1930 et 1940 remonte à notre mémoire avec l’hôtel L’Américain et le vieux train, au sein desquels Bond et la bien nommée Madeleine Swann (Léa Seydoux) plongent dans le passé et se laissent « contaminer » par les couples d’autrefois. D’abord un couple réel, mort depuis longtemps, celui formé par les parents de Madeleine (c’est pourquoi, intéressante touche freudienne, Bond et elle ne se touchent pas en cette chambre nuptiale, lieu de la scène primitive) ; ensuite un couple de cinéma hollywoodien : il faut voir la robe de star que revêt Madeleine à bord du train marocain, robe qui la transforme littéralement en Veronica Lake, et qui la pousse à se prendre au « jeu ». Elle se jette alors passionnément dans les bras de Bond, comme ensorcelée, juste après un combat purement cinéphile qui, de manière fulgurante, a projeté le couple dans les films Goldfinger (le reflet qui saisit juste à temps l’arrivée du tueur, clone de Oddjob) et Bons baisers de Russie (le corps-à-corps brutal, interminable, dans l’étroitesse des compartiments).



Ces mises en abyme constantes de Mendes ne sont ni gratuites, ni innocentes. Elles sont le reflet de notre monde post-moderne, déréalisé car fondé sur un flux continuel d’images dont on n’a plus l’original, seulement des copies de copies. Les Bond sont toujours un commentaire sur la société de leur temps. Ainsi, avec son théâtre d’ombres et de faux-semblants, 007 Spectre montre le monde tel qu’il est, dans sa fuite du réel, sa perte d’identité et sa surveillance orwellienne, par écrans interposés : M. White dans sa cave, les sbires de Blofeld au QG marocain qui observent M en direct, en passant par Q ou les chefs d’Etat en conférence ; tous sont renvoyés dos à dos. Par son cadre hautement bourgeois et ses bilans financiers entre « actionnaires », la réunion romaine du SPECTRE est un reflet acerbe, à peine déformé, des grands groupes financiers d’aujourd’hui, cherchant à déstabiliser une région du monde à leur profit (référence aux banques américaines « larguant » leurs emprunts toxiques sur les bourses européennes en 2007-2008 ?). De la part de Mendes, qui dans presque tous ses films a remis en cause le modèle américain, la référence à Eyes Wide Shut n’est donc pas que cinéphile : comme Bill Harford, le médecin parvenu interprété par Tom Cruise, Bond est un « homme du peuple » qui vient en intrus au milieu de la haute société, il est tout de suite repéré à son insu (même connivence de regard, entre le haut et le bas, même voyeurisme de l’ « invité » que chez Kubrick) et finit par être rejeté violemment, tel un corps étranger, par cet organisme puissant et anonyme. Mais contrairement au pion Bill Harford, Bond est l’homme du peuple qui met à mal la perversité des riches : il y a toujours eu un côté « Columbo » chez 007 !


Dommage donc, que le dernier tiers ne sache pas maintenir cette inspiration. En montrant Blofeld/Christoph Waltz au grand jour, dans une scène de torture ridicule, le soufflé retombe brusquement. Lui qui était si inquiétant dans l’ombre, à Rome, semble ici aussi dérisoire et médiocre que le Magicien d’Oz, surpris derrière son écran de fumée.

(1) Ce retour de SPECTRE et de Blofeld chez Eon Productions a été rendu possible par un accord trouvé en 2013 avec les héritiers de Kevin McClory, le fameux scénariste-producteur qui en possédait les droits depuis son procès retentissant contre Ian Fleming, à propos d’Opération Tonnerre. Voir les articles de DVDClassik consacrés à cet opus et à son remake Jamais plus jamais.
(2) François Truffaut, Les films de ma vie, Flammarion, 1975, p. 96.

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Par Claude Monnier - le 1 octobre 2021