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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Criminels

(The Criminal)

L'histoire

En prison, Johnny Bannion, un criminel à l’ancienne qui impose sa loi par son charisme et son agressivité, a mis au point le plus gros coup de sa carrière. A sa sortie, il met en œuvre son plan mais est immédiatement arrêté par la police. Il a été dénoncé. Une trahison qui révèle un monde que Bannion n’avait pas perçu, dominé par un système criminel organisé pour le profit, et dans lequel il est désormais un homme du passé.

Analyse et critique

Après s’être refait un nom, au sens littéral du terme, sur le territoire anglais avec Temps sans pitié, Joseph Losey poursuit dans le genre policier pendant quelques films jusqu’au début des années 60, avant de basculer en 1962 dans un autre registre avec Eva. Le dernier film de ce cycle, ce sera Les Criminels, un véritable aboutissement, et certainement l'une des plus belles réussites de son auteur, toutes périodes confondues. A l’origine de cette production se trouve Stanley Baker, acteur aussi subtil que puissant, joyau du cinéma anglais qui avait collaboré avec Losey pour L’Enquête de L’inspecteur Morgan. Par le biais de la Hammer, l’acteur reçoit un scénario signé Jimmy Sangster, qu’il accepte à condition qu’il soit réalisé par Joseph Losey. Le cinéaste, qui trouve le script banal, en demande la réécriture et c’est à nouveau via Baker qu’il entre en contact avec Alun Owen, qui débute alors au cinéma et en livrera la mouture finale, alors que le film sort du giron du studio Hammer. Le résultat est à la fois un pur film de genre, dans lequel Losey sait parfaitement, comme les maîtres du genre, tirer parti de moyens limités, et un film étrange, qui fait parfois l’impasse sur les séquences les plus évidentes pour se concentrer sur ses personnages, incarnations parfaites des figures cinématographiques criminelles de leur époque.


Le résumé des Criminels impose d’emblée une forme d’évidence. Il doit y avoir, au cœur du film, une grande séquence de casse qui sera le clou du spectacle. Et pourtant, Losey fait le choix de l’escamoter, en partie pour ne pas tourner ce qui aurait été une réplique de celle tournée par Stanley Kubrick dans L’Ultime razzia, mais aussi en partie pour se concentrer sur un autre sujet. Les Criminels peut être vu avant tout comme un film de prison, c’est en tout cas ce que suggère sa structure. Le film se déroule en quatre temps, d’abord en prison puis à l’extérieur, encore en prison puis à l’extérieur. Le temps passé derrière les barreaux est toutefois celui qui domine à l’écran. Les criminels du titre français sont donc des personnes qui passent l’essentiel de leur vie en prison. Losey n’est pas tenté par l’idée de rendre glamour la vie de ses personnages. Celle-ci se concentre entre quatre murs pour l’essentiel d’entre eux, y compris pour Frank Saffron, le parrain qui tire toutes les ficelles mais qui ne le fait jamais en liberté. Losey en profite pour livrer une étude précise et détaillée de la vie en prison, à l’image du Trou réalisé presque simultanément par Jacques Becker. Dans des décors étriqués, Losey fait parfaitement ressentir l’enfermement et la dureté de la vie en communauté, comme les détails des repas ou de la séance de télévision. Nous sommes devant une peinture dure et réaliste de l’univers carcéral.


Son pendant immédiat est évidemment le milieu criminel, et nous nous trouvons ici face au motif qui emplira tous les films traitant du sujet dans les années soixante et soixante-dix. Nous sommes face à un basculement, celui qui voit les professionnels durs mais attachés aux valeurs du milieu être petit à petit dépassés par un système capitaliste dans lequel ils ne sont plus que des numéros, quels que soient leur force et leur charisme. C’est exactement le cas de Johnny Bannion, un dur, un dominant qui va petit à petit constaté qu’il est utilisé, à ses dépens et à son insu, comme un rouage d’un système qui le dépasse. Cette prise de conscience progressive, Losey l’illustre à la fois par le récit et la mise en scène. Lors du premier passage en prison, Bannion est présenté comme un personnage influant, encore maître de lui-même et de certains de ses codétenus. C’est lui qui donne le ton lors de l’accueil de Kelly, un homme détesté de tous qui revient en prison. Il occupe cette même place dans le cadre, avec toute la masse de Stanley Baker placée au centre de l’image, dominant les autres personnages. Nous savons que Frank Saffron existe, qu’il est le parrain qui recevra sa part du casse planifié par Bannion, mais il n’apparait même pas à l’écran. Il n’existe pas, d’un point de vue cinématographique, comme n’existe pas l’organisation criminelle qui, dans l’ombre, tire toutes les ficelles. Mais au contraire, lors du deuxième séjour en prison de Bannion, Saffron apparaît presque immédiatement, et la séquence démontre qu’il décide de tout et commande à tout le monde. A l’inverse, même s’il rosse les Irlandais qui devaient lui faire la peau en démontrant ainsi sa puissance physique, la prééminence de Bannion semble bien moins forte. Il subit les évènements même lorsqu’il croit les commander, et il est évident qu’il ne tire plus les ficelles. Il n’est qu’une marionnette parmi d’autres, puissante et colérique mais sans plus de pouvoir, et Losey le confine alors dans les coins de l’écran ou à l’arrière-plan, Baker apparaissant moins grand et moins central parmi les autres prisonniers. Dans la première partie, Bannion est ainsi un personnage qui pense que ses capacités physiques mais aussi intellectuelles, qui lui permettent d’organiser un coup à sa sortie, font de lui un homme indépendant, et c’est ainsi que le filme Losey. Dans la seconde partie, il découvre peu à peu que sa dépendance économique aux patrons des milieux criminels comme Saffron, qui lui fait prêter de l’argent à sa sortie, fait de lui un simple employé à qui l’on peut tout ordonner. Losey adapte alors sa mise en scène selon cette perspective, ce qui donne bien sûr au spectateur une meilleure compréhension de la trajectoire du personnage principal.


Bannion, c’est le criminel, au singulier, du titre original du film. Il est de presque tous les plans et de toutes les actions. Il est le vecteur du commentaire sur la société capitaliste qu’est évidemment le film, mais il est loin d’être seulement une victime. Fort physiquement, compétent, il a tout pour réussir dans son univers. Il aurait très bien pu être Carter, le bras droit de Saffron à l’extérieur, qui tient le véritable pouvoir. Mais pour cela, il aurait fallu qu’il comprenne son environnement, ou plutôt qu’il accepte de le comprendre, ce qu’il ne fera que trop tard. Sûr de son charisme et de ses capacités, Bannion est un homme qui ne se méfie pas et ne se remet pas en cause, il est ce qu’il est : un bloc, franc et direct. Il ne voit pas ceux qui le menacent, il ne voit pas les risques de ses relations sentimentales ni de ses réactions impulsives. Trop sûr de lui, trop frondeur, trop sentimental, Bannion est un personnage qui ne peut se fondre dans le modèle de l’entreprise capitaliste, qui doit l’éliminer. Il fallait un grand acteur et une grande performance pour un tel rôle, et Stanley Baker remplit entièrement ces exigences. Trop méconnu mais pourtant incontournable dans le cinéma anglais, il apporte dans Les Criminels une incroyable force, qui semble traverser l’écran. Bannion parait insubmersible, et il est parfaitement crédible lorsque qu’il abat un adversaire d’un coup de poing. Son jeu déploie une richesse incroyable, une foule de détails, notamment dans les expressions de son visage qui traduisent le traumatisme que vit Bannion dans sa trajectoire descendante. Baker crée un personnage à la fois impressionnant et attachant, dont la fragilité affleure à chaque plan. Au cœur d’une belle filmographie, il tient là sans doute son meilleur rôle.


Omniprésent, Bannion n’est toutefois pas le seul protagoniste marquant des Criminels, véritable galerie de caractères et de personnages marquants. Il est impossible de ne pas évoquer la performance de Sam Wanamaker dans le rôle de Carter, détestable à souhait, mais il faut surtout souligner la qualité d’ensemble du casting qui fait remarquablement vivre les seconds rôles, y compris ceux qui contribuent faiblement à l’intrigue principale. Losey multiplie en effet les portraits de personnages, faisant régulièrement un écart au fil rouge de son récit, se promenant dans l’environnement de Bannion comme il se promène parfois vers des détails de l’action, dont certains sont sans intérêt majeur, pour tenir le rythme de son film. Les Criminels, derrière son sujet sérieux, est un exercice parfois ludique, et Losey joue avec les détails, comme ce client qui à l’hippodrome veut à tout prix prendre le taxi qui va servir de véhicule à Bannion et son équipe. On imagine que c’est l’évènement va faire rater le plan, d’autant que Losey y revient plusieurs fois, mais il n'en est rien, il fait diversion, brouille les pistes pour ménager ses effets comme un Hitchcock des grands jours.


Parfaitement équilibré et rythmé, Les Criminels est un divertissement riche et profond. Sans temps mort, il bénéficie de décors marquants, notamment celui de la scène finale que nous ne dévoilerons pas ici, et d’une photographie remarquable signée Robert Krasker, chef opérateur de David Lean et Carol Reed notamment, qui retrouve ici le niveau de ses plus belles réussites, Huit heures de sursis et Le Troisième homme. Les Criminels sera un succès public mérité qui réinstalle définitivement Losey dans la peau d’un grand cinéaste, qui va donner un nouveau virage à sa carrière en sortant du genre policier. Il est légitime d’imaginer qu’il ait vu Les Criminels comme un aboutissement. Il s’agit à l’évidence d’un film majeur, qui mérite d’être vu et revu.

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La fiche IMDb du film

Par Philippe Paul - le 21 avril 2023