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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Sicilien

(The Sicilian)

L'histoire

En 1943, pris en flagrant délit de contrebande, Salvatore Giuliano abat un des carabiniers venus l'appréhender et s'enfuit. Grièvement blessé, il trouve refuge parmi les siens avant de s'établir dans la montagne. Dans le maquis, il rassemble une bande de hors-la-loi autour de sa cause : voler les riches pour nourrir les pauvres et faire de la Sicile le 49ème Etat d'Amérique. Vaillamment secondé par le fidèle Aspanu Pisciotta, il devient si populaire que tous les hommes politiques qui se disputent la Sicile tentent de le rallier à leur drapeau. La Mafia, les communistes, l'aristocratie et les séparatistes, eux aussi, le manipulent à l'envi...

Analyse et critique

Paru en 1984, le roman de Mario Puzo, The Sicilian, s’inspire de la vie du célèbre bandit Salvatore Giuliano, jeune paysan ayant défié les autorités de son pays durant l’après-guerre, jusqu’à son assassinat par la mafia en 1950. Son itinéraire fulgurant avait déjà donné lieu en 1962 à un « film dossier » très réaliste de Francesco Rosi. Puzo reprend donc ce récit véridique mais choisit de l’intégrer à sa fameuse saga fictionnelle sur les Corleone. The Sicilian raconte en effet comment Michael Corleone, sur l’ordre de son père, cherche à faire passer aux Etats-Unis Salvatore Giuliano, mais ne peut empêcher son assassinat par la mafia locale. Le récit alterne ainsi les tractations de Michael et les flash-back sur le parcours de Giuliano. En mal de succès, le producteur déchu David Begelman, à la tête de sa petite compagnie Gladden Entertainment, tente un gros coup et achète à prix d’or les droits du roman, rêvant de faire son Parrain à lui. Mais le film n’étant pas une production Paramount, Begelman n’a pas le droit d’utiliser les membres de la famille Corleone. Il demande donc au scénariste Steve Shagan de reconstruire l’histoire sans Michael (il aurait été d’ailleurs curieux de voir Al Pacino revenir dans le rôle avant Le Parrain 3 !).


Sur les recommandations de Dino De Laurentiis, qui vient de produire L’Année du dragon, Begelman engage Michael Cimino pour la réalisation. Peu satisfait du premier script de Shagan, Cimino retravaille l’action et les dialogues en compagnie du prestigieux écrivain Gore Vidal, un grand connaisseur de l’Italie où il a enseigné (la contribution de Vidal sera injustement contestée par la Guilde des Scénaristes). Malgré quelques problèmes posés par la Mafia locale, le tournage en Sicile se déroule au mieux pour Cimino, à qui la production a donné toute liberté, y compris, malgré quelques réticences initiales de leur part, pour le choix en tête d’affiche de Christophe(r) Lambert. Star française alors en vogue, Lambert avait tapé dans l’œil de Cimino (et de tout le monde, du reste) grâce à son incroyable présence physique dans Greystoke. Tout au long du projet, Cimino travaille en confiance, d’autant qu’il a avec lui l’excellente équipe de L’Année du dragon : Wolf Kroeger aux décors, Alex Thomson à la photo, Françoise Bonnot au montage, David Mansfield à la musique, faisant du Sicilien son dernier film de grande ampleur.


Comme souvent, les problèmes commencent dans la dernière ligne droite avant la sortie : la Fox, qui est distributrice du film sur le territoire américain, exige une durée maximum de 120 minutes pour une meilleure exploitation en salles, tandis que Cimino se cramponne désespérément à son director’s cut de 146 minutes. Le cinéaste doit céder pour le marché américain mais c’est bien son montage heureusement qui sort en Europe, avec d’ailleurs un très bon succès (plus d’un million d’entrées en France) et une critique dans l’ensemble respectueuse. En revanche, se retrouvant face à une version tronquée, les critiques américains s’acharnent sur le film en dénonçant un récit « elliptique » (le contraire serait étonnant...) ainsi que le manque d’authenticité du Français Lambert en bandit italien. Accusation assez injuste au demeurant, car s’il est vrai qu’il n’est pas le comédien le plus à l’aise au sein d’un excellent casting (Terence Stamp, Barbara Sukowa, Joss Ackland, Richard Bauer, Andreas Katsulas, Michael Wincott) - casting qui n’est d’ailleurs, à l’exception de John Turturro, pas plus sicilien que lui -, Lambert a ici une belle prestance physique, évoquant par instants le jeune Belmondo, même s’il faut reconnaître que sa voix légère laisse à désirer. C’est en tout cas son dernier grand rôle de prestige et il faut en profiter. Assez vite cependant, et fort injustement selon moi, Le Sicilien tombera dans l’oubli : même les défenseurs de la première heure (notamment à Starfix et à Studio) n’y reviendront plus, comme s’ils étaient honteux de leur premier enthousiasme. Il est vrai que la suite de la carrière de Christophe Lambert et les moqueries perpétuelles dont son personnage public a fait l’objet ont eu comme un impact rétroactif sur ses beaux films des débuts : Greystoke, Highlander ou Le Sicilien.


S’opposant délibérément à l’optique réaliste de Rosi, Cimino fait du Sicilien une manière d’opéra, un hommage direct, sans pour autant en reprendre la musique, à Cavalleria rusticana de Mascagni. Un choix somme toute logique pour le cinéaste, qui a du mal, et on le comprend, à voir la lumineuse Sicile en noir et blanc et qui considère à juste titre que le vrai Salvatore Giuliano, jeune homme de vingt ans qui se prenait littéralement pour Robin des Bois et qui rêvait de faire de la Sicile un Etat américain, ne pouvait être qu’un romantique exalté. Il est tout aussi logique que Cavalleria rusticana innerve en profondeur, bien que différemment, certains films populaires (au sens premier) des Italo-Américains Scorsese (Raging Bull), Coppola (Le Parrain, notamment le troisième, avec l’opéra de Mascagni remarquablement mis en abyme) et Cimino. Une génération remarquable, peut-être la plus douée de l’histoire du cinéma, ayant comme « parrain » Luchino Visconti et comme film-séminal Le Guépard.



Cimino reprend donc l’âme de l’opéra mais, à l’inverse de Coppola, en refuse catégoriquement la théâtralité. D’ailleurs, le style de Cimino s’est toujours voulu anti-théâtral. Venant de l’architecture, ce cinéaste pense en volumes et veut nous donner constamment une impression tridimensionnelle : sa caméra extrêmement fluide, en légère contre-plongée, nous saisit et nous pousse au cœur des lieux arpentés, refusant d’instinct, comme Spielberg qui lui non plus n’a pas fait d’école de cinéma, l’idée de quatrième mur. Toutefois, si la réalisation n’est pas « scénique », l’âme du récit dans Le Sicilien est bien celle d’un opéra : le héros est un soleil autour duquel gravite tous les autres personnages. Ceux-ci, joués avec beaucoup de solennité, sont à la fois amoureux et jaloux : Don Masino (Joss Ackland), le grand Parrain de la région, voit en Giuliano un double de sa jeunesse enfuie ; le prince Borsa (Terence Stamp), noble dépressif et asthmatique qui observe le monde à distance depuis son donjon, voit en Giuliano un sang neuf... trop neuf justement ; la princesse Camilla (Barbara Sukowa), femme désabusée, est comme surprise, voire meurtrie par son amour pour le bandit ; Hector Adonis (Richard Bauer), vieux professeur handicapé, parrain de Salvatore, voit en lui l’homme d’action et le rebelle qu’il n’a jamais pu être ; enfin, Aspanu Pisciotta (John Turturro), le cousin, l’ami d’enfance, le fidèle parmi les fidèles, est justement celui qui, en raison de cette fraternité passionné, ne peut que devenir le Judas de Giuliano. Car cette attirance-répulsion de tous ces personnages pour ce soleil trop éblouissant nommé Salvatore (le Sauveur) est évidemment, âme italienne oblige, d’essence christique, avec ce que cela implique d’amour absolu, de trahison, de sacrifice, de chair transpercée, de souffrance consentie. Le motif de la crucifixion revient bien sûr à plusieurs reprises dans le film. Notons que tous ces personnages, à part Pisciotta, sont plus vieux que Giuliano. A vouloir étreindre la jeunesse, la vieillesse cherche au fond à l’éteindre, en l’aspirant, tel un vampire. Cimino se méfie beaucoup des « vieux », surtout quand ils ont le pouvoir. Son œuvre entière est un affront aux pères et un hommage romantique à la jeunesse.



Formellement, le film est construit autour du motif de l’éblouissement, à l’image de ce moment intense où Don Masino rencontre pour la première fois son « fils » rêvé. Ce jeu avec la lumière éblouissante est magistralement annoncé par l’ouverture du film : on y voit un vieil homme en pleurs, traversant au volant de sa voiture, au petit matin, les rues sombres et bleutées d’une Palerme endeuillée ; le légendaire Salvatore Giuliano vient d’être assassiné ; son visage est partout sur les murs de la ville. Le vieil homme se rend à une prison où est enfermé un jeune homme souffreteux ; il entre dans la cellule. Cut. Des champs de blés au jaune éclatant, le soleil radieux, des paysans en chemise blanche, bientôt des chevaux galopant... On ne nous précise pas que c’est un flash-back mais on le devine par ce changement soudain de chromatisme et de musique, par cet éclat revivifiant, qui ne peut être que le signe d’une époque opposée à celle qu’on vient de voir, comme la jeunesse s’oppose à la vieillesse, l’exaltation à la compromission, la montagne à la ville, l’air libre à l’air vicié. Dès lors, c’est le film entier qui devient lumière, montagne et air libre, puisque nous suivons un idéaliste à cheval, galopant par-dessus les reliefs vertigineux de la vieille Sicile. Cimino se débrouille à nouveau pour faire un grand western, son Jesse James à lui, dans une veine hollywoodienne rêvée, celle de Henry King et Nicholas Ray, surtout pas celle, plus glauque et réaliste, de Walter Hill.


Les faits d’armes sont souvent flamboyants (de L’Année du dragon à Desperate Hours en passant par ce Sicilien, on ne mentionne pas assez le talent de Cimino pour l’action). Tout juste le cinéaste concède-t-il aux ténèbres les passages où Giuliano se compromet dans des tueries qu’il ne maîtrise pas, se faisant un temps berner par la Mafia locale qui cherche en vain à le corrompre, notamment lors du grand massacre des communistes à la Portella della Ginestra. Par ce mélange de lumière et d’ombre, Cimino annonce les dernières séquences nocturnes qui préludent à l’assassinat du héros, où la lumière est étouffée. Mais, focalisant sa caméra sur Giuliano dont il est réellement amoureux lui aussi, Cimino n’arrive pas à faire un film totalement sombre. Même les scènes de fêtes nocturnes à Palerme (dont une danse endiablée qui rappelle l’amour du cinéaste pour la comédie musicale) sont lumineuses par les éclairages innombrables et par la joie dégagée. Notons en outre que Giuliano est assassiné non pas dans la nuit noire mais à l’aube, signe de renouveau. Et le Soleil, dont il a été une sorte d’émissaire pendant tout le film, réapparaît triomphant à la fin, dans une image d’Epinal qui est tout sauf cynique. Car Cimino, malgré les échecs et les humiliations de sa carrière, a toujours gardé la foi. L’auteur de La Porte du Paradis, mort trop tôt en 2016, pensait que son message de révolte contre l’oppresseur, contre l’injustice, finirait bien par être entendu. Un jour...


Le Sicilien excelle à donner le sentiment de l’éphémère. Fuyant la stagnation, le papillon Giuliano vole de sommet en sommet, de fait d’armes en fait d’armes, et la caméra le suit avec grâce, toujours en mouvement. Mais ce mouvement glissant est aussi celui de la pente : Cimino et le chef-op Alex Thomson mettent souvent au loin, tout au fond de l’image, les immenses vallées siciliennes. Effet vertigineux. Le Sicilien, c’est aussi cela : glissement euphorique, pente, vertige... et Chute. Pensons notamment à ce superbe enchaînement de plans, à la toute fin, entre Giuliano qui s’écroule sur le pont du bateau, sortant du champ, et la caméra qui panote précipitamment vers le bas pour retrouver son cadavre, jeté violemment dans une ruelle de Palerme. Ellipse saisissante, dans une dernière demi-heure poignante, construite en decrescendo. Se prenant pour l’aigle triomphant sur le « feu du ciel », Giuliano, sans le savoir, a rejoué le mythe d’Icare. Les Siciliens, gravitant autour de cette aile éphémère, ont-ils rêvé ?

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La fiche IMDb du film

Par Claude Monnier - le 6 juillet 2021