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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Quatrième homme

(De vierde man)

L'histoire

Exaspéré par son compagnon violoniste, Gerard Rève (Jeroen Krabbe), écrivain catholique porté sur la bouteille et visiblement dans la dèche, profite d’une invitation au cercle littéraire de Flüshing, une bourgade de la côte hollandaise, pour fuir Amsterdam. Il passe la nuit chez une jeune admiratrice, Christine Halsslag (Renée Soutjendijk), propriétaire d’une luxueuse demeure où elle a fait installer un salon de beauté prospère. Séduit par le confort que lui offre le domicile, il se fait l’amant de celle-ci pour les jours à venir. Sa décision se voit récompensée par l’irruption de Herman (Thom Hoffman), le partenaire régulier de Christine, bel homme qui avait capté son attention quelques jours auparavant dans la gare de la capitale. Incapable d’écrire, des visions l’assaillent ; il se met à soupçonner son hôte, déjà par trois fois mariée malgré son jeune âge à des époux emportés par divers décès accidentels, d’être une veuve noire. Lequel, de lui ou de Herman, sera le quatrième homme ?

Analyse et critique

Dernier film que Verhoeven tourne en Hollande (avant un retour en 2006 pour Black Book renouant avec GerardSoeteman au scénario), Le Quatrième homme est pensé comme un adieu à un pays qui n’aura pas offert au cinéaste la reconnaissance qu’il estimait mériter. Soldier of Orange, malgré ou à cause de son succès public, avait été dédaigné par la critique, Spetters encore plus violemment éreinté. La littéralité de Paul Verhoeven est alors associée à une vulgarité, une grosseur de trait déplaisante. Réponse à ses détracteurs, cette nouvelle œuvre va donc abonder dans le sens de ce que les plumes en vue des Pays-Bas valorisent alors : adaptation d’un auteur national de prestige (Gerard Rève, sorte de Marcel Jouhandeau hollandais), symbolisme, propice au commentaire critique, issu d’une imagerie XIXème Siècle. Le piège prend sans difficulté et Le Quatrième homme restera en ses contrées le seul film célébré par l’intelligentsia snob du moment.

La difficulté critique que pose le film réside précisément en la difficulté de résister au délire interprétatif que le moindre plan surchargé de signes et allusions appelle, mais qui précisément s’annule par un effet d’accumulation. Verhoeven n’accorde de toute évidence aucun crédit à la pensée ésotérique, et l’imagerie invoquée se ramène sans ambiguïté ici à celle d’un esprit malade, dévot et affublé d’une peur risible devant l’autre sexe. La singularité du Quatrième homme tient dans ce traitement hyperréaliste d’un matériau hallucinatoire (l’araignée du générique convoque A travers le miroir de Bergman, les expérimentations de Dalì pour Hitchcock sont elles aussi invoquées) comme si Jérôme Bosch investissait une toile de Magritte. Au-delà des ombres bergmaniennes et hitchcockiennes, si le film devait rappeler un cinéaste, ce serait plutôt Buñuel (l’un des rêves évoque L’Ange exterminateur), avec qui Verhoeven entretient au long de son œuvre une parenté secrète dans un goût enfantin de la provocation, l’idée que le scandale fait lui aussi partie de la vie, une affirmation vitale jusque dans la méchanceté.


Tressé sur le thème - qui reviendra dans Basic Instinct, de la veuve noire (Gerard Rève ayant fictionnalisé à des fins romanesques son aventure avec une d’entre elles), ce récit symboliste est le contrepied de sa reprise américaine. Là où tout accuse Catherine Tramell dès l’ouverture, pour révéler les instincts basiques du mâle Douglas dont la raison inquisitrice s’incline face à son cerveau reptilien, le tissu de coïncidences dont Rève fait un cauchemar paranoïaque laisse la veuve intacte pour ne désigner que sa propre imagination infatuée de références bibliques plus ou moins digérées (Dalila qui devient ici la coiffeuse de son Samson, le Christ en croix prenant la forme de l’Apollon désiré, la Sainte Famille réapparaissant de façon récurrente pour prévenir Gerard de la menace qui couve). Le seul meurtre vu à l’écran, fantasmé et non réel qui plus est, n’est pas exécuté de la main de Christine mais de Gerard, seul personnage dont la vénalité est avérée par ailleurs. Jeroen Krabbe incarne ici un double homonyme – à un accent près - de l’écrivain dont il s’est directement inspiré en le côtoyant, faisant du film un commentaire en creux sur la mauvaise foi d’un auteur déchiré entre mysticisme et culpabilité, son catholicisme et son homosexualité, pratiquant la posture paradoxale avec préciosité (les apories systématiques de son entretien littéraire au tac au tac), préférant le souhaité au donné (en le regardant bien, le corps de Christine donne celui d’un petit garçon), obsédé par l’idée qu’il y aurait en toutes choses un double niveau de réalité (trois portes sont en fait trois cercueils pour trois époux, le salon de coiffure Sphinx peut se lire sous le bon éclairage Spin - « Araignée », si Christine a une zone insensible dans le dos c’est qu’elle est comme on le croyait au Moyen Âge une sorcière, etc.), esclave en tout d’une phobie de la castration sur laquelle il s’épanche dans des scènes d’émasculation/énucléation, pécheur à ses propres yeux en somme. Le caractère veule et atrabilaire du personnage empêchant dans une large mesure de s’identifier à son délire de persécution. Telle n’est de toute façon par l’intention d’un metteur en scène trop narquois pour jouer des ondes empathiques attendues.

Par cette manière farceuse (mais néanmoins dérangeante), Paul Verhoeven répond à rebours aux deux accusations faites à Spetters, et à son œuvre de façon récurrente : celles de misogynie et d’homophobie. Derrière le voile du fanatisme qu’appose sur elle un regard masculin torturé, Christine est une femme somme toute ordinaire, non privée de désirs, manipulatrice parfois, sincèrement ébranlée par la mort de ses précédents époux pour ce qui nous est permis d’en juger (l’absence d’affliction ne regarderait d’ailleurs qu’elle seule). Quant à Gerard, son homosexualité ne le situe en rien au-delà ou en-deçà de ses congénères, elle n’est la garantie d’aucune exemplarité particulière. Un statut n’assigne jamais chez le cinéaste ni ignominie ni héroïsme essentiel (seul personnage du genre marcel et biceps, Herman est sans surprise une crapule toute affairée à exploiter des compatriotes moins qualifiés au noir sur des chantiers en Allemagne voisine, mais la corrélation entre les deux faits semble relativement nulle). Si Le Quatrième homme devait être la critique de quoi que ce soit, ce serait principalement d’une interprétation essentialiste, dévaluant au rang de stéréotypes ou au contraire angélisant par bonne volonté. Emerge ainsi une œuvre où à force de trop voir (tons volontairement criards, climat outré dans la veine gothique, symboles si littéraux qu’ils en tiennent presque du pastiche) se fait pressante la suggestion que nous n’avons en fait rien vu.


Quasi-canular à l’étrangeté indéniable, le film est tout entier dirigé contre les réflexes critiques trop attendus, la démagogie sur-interprétative, le conditionnement à s’ébahir devant du pseudo-sens, questionnant l’apport du commentaire à l’œuvre. Posant une cohérence esthétique au préalable (étincelante photo de Jan De Bont, le chef-opérateur qu’il convoque sur ses œuvres les moins directement réalistes), Verhoeven affirme sur elle une liberté totale (les coups de force scénaristiques les plus forcés ou farfelus sont ici permis, puisque répondant à une logique symboliste), une soif créative insatiable sur fond opacifié de banalité et de coïncidences. Rare exercice de style de Verhoeven - plus porté sur les films à sujet, quitte à en détourner la teneur - sa virtuosité affirme un désir de jeu inconditionnel. Le Hollandais jouera depuis où cette verve est désirée. Sa seconde partie de carrière, entre l’Amérique et un hypothétique retour définitif aux Pays-Bas, de ses pics à sa stagnation, nous informe dès lors et nous questionne : désirons-nous encore cette impertinence ?

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La fiche IMDb du film

Par Jean-Gavril Sluka - le 24 octobre 2013