Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Procès des doges

(Il fornaretto di Venezia)

L'histoire

Venise, 1507. Le jeune boulanger Pietro trouve durant sa tournée le corps sans vie du comte Alvise, une dague dans la poitrine. Il est immédiatement accusé du meurtre, et se réfugie chez sa fiancée Anella, la servante de Lorenzo Barbo, membre du Conseil des Dix. Ce dernier, proche des plébéiens, décide immédiatement de prendre la défense du boulanger lors du procès. Il devra faire face à l’impitoyable procureur Garzone.

Analyse et critique

D’abord scénariste prolifique dès la fin des années cinquante, Duccio Tessari passe à la réalisation en 1962 avec Les Titans, un péplum salué par la critique dès l’époque de sa sortie. Pour son second film, il change déjà de registre, comme il le fera souvent dans sa carrière, et se lance dans l’adaptation de la pièce de théâtre Il Fornaretto, écrite par Francesco Dall'Ongaro en 1846 et inspirée d’une légende vénitienne, racontant le procès par le Conseil de Dix, l’instance judiciaire de la république de Venise, d’un boulanger injustement accusé du meurtre d’un patricien qu’il n’a pas connu. L’histoire est populaire, et a déjà connu, au moment du tournage, de très nombreuses adaptations cinématographiques depuis la période muette. Le Procès des doges n’est toutefois pas qu’un simple film de procès, il se promène à travers plusieurs genres, le policier d’une part avec l’enquête menée par la Princesse Sofia, amie du défenseur du boulanger pour trouver le vrai coupable, le film politique dans la confrontation qui oppose Lorenzo Barbo et Garzone, qui tient le rôle de procureur, pour un enjeu qui dépasse celui du procès, celui de devenir le prochain doge, le mélodrame et le film historique.

Duccio Tessari tient ces différentes lignes avec succès. Toutes fonctionnent grâce à une écriture remarquable du duo formé par Tessari et Marcello Fondato qui sait dégager des intrigues claires et créer des personnages fort. Au cœur du récit se trouve la mécanique judicaire, un sujet récurrent dans le cinéma de Tessari comme on peut le voir dans Un Papillon aux ailes ensanglantées. Tessari semble vouloir faire du Procès des doges une représentation du théâtre de la justice, comme l’illustre la première image, où des acteurs sur une scène nous invitent à entrer dans le film, imposant de facto au spectateur une distanciation vis-à-vis du drame qui va se jouer, pour mieux l’amener à prendre du recul à réfléchir. Cette posture de Tessari est d’ailleurs une constante. Durant le film, il ne s’attarde pas sur le spectaculaire des scènes ou sur la violence, même si l’on peut retenir plusieurs scènes marquantes, mais privilégie une approche intellectuelle et même culturelle de son récit, avec notamment de nombreuses références artistiques, avec entre le personnage du Titien, étranger à l’intrigue mais qui apparaît ponctuellement dans un film qui multiplie les références à la peinture, comme lorsque Lorenzo et Sofia se promènent au milieu de cadres.


Contrairement à nombre de ses contemporains, notamment ceux qui s’illustrèrent dans le cinéma de genre, Tessari propose avec Le Procès des doges une mise en scène plutôt classique, qui s’apparenterait plutôt à celui du cinéma américain de l’après-guerre, ou les mouvements de caméra sont présents mais se font le plus discret possible, avec un usage récurrent du plan large qui vient mettre en valeur les personnages, au centre de toutes les intentions du cinéaste. Tessari n’est pas un styliste, et refuse la forme pour la forme, tout en démontrant un véritable sens de l’esthétique, et une inventivité dans les cadrages qui évite la répétitivité des séquences de procès notamment. Enfin, surtout, Tessari démontre un grand sens de la couleur, qui fait écho dans film lui-même au thème de la peinture qu’il inclut. Alors que le récit aurait pu donner naissance à un film statique, Tessari dynamise les scènes statiques, principalement celles de procès par des mouvements de caméra, notamment panoramique, mais aussi par un scénario qui multiplie les fausses pistes. Et ceci n’a jamais pour objectif de créer un simple suspense simpliste, mais à vocation à solliciter l’intelligence du spectateur, créant un labyrinthe politique qui est le reflet des canaux vénitiens que nous voyons à l’image.

On pourrait voir dans Le Procès des doges une illustration directe et simpliste de la lutte des classes, incarnée ici par l’opposition entre les patriciens, défendus par Garzone qui endosse le rôle de procureur au Conseil des Dix, et les plébéiens défendus par Barbo, qui se fait l’avocat du boulanger injustement accusé. C’est d’ailleurs ce que ressent le peuple lorsqu’il est mis en scène par Tessari, exprimant sa conviction de voir le jeune homme condamné à cause de son statut social. C’est d’ailleurs ce que l’on entend dans les discours des Dix, qui voient Barbo, qui brigue le poste de doge, comme un danger pour leur statut, ce qui pourrait accréditer la thèse d’une erreur judiciaire volontaire. C’est l’attitude de Barbo lui-même qui bat en brèche cette lecture, qui se confirme dans la conclusion du film. Il défend le boulanger, mais refuse de dire une vérité qui servirait la justice mais nuirait à son ambition, aussi noble qu’elle soit, jusqu’à la dernière minute. Aucun n'est contre la vérité, mais aucun ne veut mettre mettre en danger son pouvoir ou son idéal de pouvoir. Ainsi, Barbo, pour protéger le travail de toute une vie comme le lui dit Sofia, va défendre le boulanger, qu'il sait innocent, sans utiliser l'argument le plus simple et le plus honnête, sa culpabilité, au point de condamner le jeune homme. Le plus malhonnête des personnages, finalement, c’est bien Barbo, à la recherche durant tout le récit d’un compromis afin de faire triompher son idéal qui se serait alors construit sur un mensonge. Il est pourtant, à l’écran, le plus sympathique, celui que l’on veut suivre. A l’inverse, la réaction finale des magistrats montre qu’ils n’acceptent pas leur erreur, alors qu’ils nous étaient dépeint comme moins sympathiques, en particulier Garzone. S’ils voulaient condamner le boulanger, c’est par une conviction forgée par leur statut mais pas par une erreur judiciaire volontaire. La réflexion de Tessari se porte ainsi sur la difficulté même de lier justice et politique et même sur la possibilité d’accomplir un idéal social en respectant pleinement la justice et la vérité. Il questionne aussi l’incarnation de l’idéal : celui qui défend une valeur noble est-il forcément un honnête homme ? Des questions que le film ne tranche pas, dans une conclusion terrible et marquante.


Profond, Le Procès des doges est pourtant loin d’être un film austère. Tessari dispose de moyens, et cela se voit à l’écran, et est entouré de compétences fortes, dont Carlo Carline, chef opérateur à la carrière remarquable. Il peut également s’appuyer sur l’un des plus beaux castings franco-italiens qui soit. Une distribution que le cinéaste sait particulièrement bien exploiter, en créant des groupes de personnages qui se complètent ou s’affrontent. Il y a le couple des jeunes, Pietro et Anella, incarnés par Jacques Perrin et la charmante Stefania Sandrelli, la lutte entre les femmes Anella, Sofia et Clemenza qui offre à Michelle Morgan et Sylva Koscina, et surtout l’opposition titanesque entre Barbo et Garzone, qui offre aux formidables Ernesto maria Salerno et Gastone Moschin un formidable terrain de jeu. Tessari réussit son second film à tous point de vue, une œuvre passionnante dont la conclusion reste longtemps ancrée dans la mémoire du spectateur. Un film qui invite à se pencher plus précisément sur la carrière d’un réalisateur dont les films sont souvent très plaisants mais dont l’image reste floue dans le paysage du cinéma italien des années soixante et soixante-dix.

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La fiche IMDb du film

Par Philippe Paul - le 14 février 2024