Critique de film
Le film
Affiche du film

La Race des seigneurs

L'histoire

France, début des années 70. Un remaniement ministériel est sur le point d’avoir lieu. Julien Dandieu (Alain, Delon), leader du PRU, un parti de l’opposition, est susceptible de prendre part au gouvernement qui se met en place ; en effet ce dernier souhaite ratisser un peu à gauche. À sa carrière, Julien sacrifie sa vie familiale et privée. Sa maîtresse, la jeune mannequin Creezy (Sydne Rome), souffre du peu de temps qu’il lui accorde ; sa mère se plaint de ses rares visites en coup de vent alors que son épouse est internée pour dépression et que son fils de dix-sept ans l’accuse de trahir ses idéaux. Le député est en revanche grandement secondé dans son ascension au pouvoir par son fidèle bras droit Dominique (Claude Rich) ainsi que par sa conseillère privilégiée, Renée Vibert (Jeanne Moreau), la veuve du fondateur de son parti, qui a le bras très long…

Analyse et critique

En listant la filmographie de Granier-Deferre durant les années 70/80, malgré quelques titres assez moyens, on ne peut désormais que s’incliner devant le talent de ce cinéaste certes très classique sur la forme (sans que ce ne soit pour ma part ni répréhensible ni rédhibitoire) mais d'un grand professionnalisme et dont le travail derrière la caméra s'avère souvent d'une solidité à toutes épreuves : Le Chat, La Veuve Couderc, Le Train, Adieu poulet, Une femme à sa fenêtre, Une étrange affaire, Cours privé, La Couleur du vent… A toutes ces réussites on peut également ajouter La Race des seigneurs, film qui pour des problèmes de droit était quasiment devenu invisible en France. Au début des années 70, on vit émerger dans l’Hexagone un cinéma politique moins confidentiel et plus délibérément commercial que durant la décennie précédente car les langues osaient se délier et que la thématique devenait moins taboue. Ce n’est pas pour autant que les cinéastes s’y frottant n’aient pas eu à faire à la censure, témoins quelques témoignages assez croustillants de Costa-Gavras ou Yves Boisset. Quoiqu’il en soit, le grand public en était friand et accorda souvent une large audience à ces cependant assez rares incursions du cinéma français au cœur de la vie politique. Adapté de Creezy, un roman de Felicien Marceau ayant obtenu le prix Goncourt en 1969, La Race des Seigneurs sortit une semaine après la mort de Georges Pompidou et peut-être à cause de ces circonstances n’eut en revanche pas le succès escompté, totalement phagocyté par cet évènement. Alain Delon qui avait déjà tourné La Veuve Couderc avec le réalisateur campait à cette occasion un jeune loup de la politique qui n’était pas sans évoquer Jean-Jacques Servan-Schreiber voire pour certains Jacques Chirac, le personnage de Jeanne Moreau rappelant quant à lui étonnement Marie-France Garaud, l’une des conseillères politiques les plus influentes durant la première moitié des années 70. Disons le d’emblée, ces deux grands comédiens sont absolument formidables et les séquences qu’ils partagent sont surement les plus réussies de cet excellent film qui mélange tout du long, au travers un découpage assez savant alternant sans cesse les temporalités, une histoire d’amour passionnée entre le chef de parti et sa jeune maitresse ainsi qu'une description quasi documentaire des contraintes de la vie politique et des renoncements qu’elle impose, de la journée trépidante d’un député (avec négociations et consultations diverses), le tout constituant presque une véritable étude de mœurs balzacienne des arcanes du pouvoir sous la Ve République.

Renée Vibert (Jeanne Moreau) : "Vous êtes de la race des pires !"
Julien Dandieu (Alain Delon) : "Non, de la race des seigneurs, il faut bien qu'il y en ait ! L'histoire ne frappe pas deux fois et aujourd'hui elle est là à ma porte !"
La race des seigneurs dont il est question est donc celle des grands politiciens arrivistes capables de toutes les bassesses, arrangements et trahisons pour le bien de leur carrière et pour arriver aux hautes responsabilités qu’ils convoitent avec avidité ; pour se faire bafouant leurs valeurs, reniant leurs idéaux, sacrifiant des amis et des proches, délaissant par la même occasion leur vie privée sans jamais penser qu’ils pourraient un jour tout perdre de ce côté-là. Et effectivement le rêve de grandeur se paiera parfois au prix fort ; c’est d’ailleurs en quelque sorte et sans tout dévoiler ce qui arrivera au personnage interprété à la perfection par Alain Delon qui fait à postériori énormément penser à celui qu’il jouera quelques années plus tard, Pierre Niox, dans L’homme pressé, le chef d’œuvre méconnu de Edouard Molinaro, toujours courant à droite à gauche, entrainé dans une spirale infernale (mais voulue) sans quasiment jamais souffler ni dormir. Julien Dandieu est un homme politique brillant, le chef réformateur d’un parti du centre gauche qui est sur le point d’accepter de participer à un gouvernement de droite afin dit-il d’essayer de l’intérieur d’infléchir la politique sociale actuelle. L’on assiste à des débats idéologiques qui furent assez semblables à l’époque au sein des différents partis de gauche, les uns (dont les communistes) criant à la trahison, les autres estimant qu’il était bon d’arriver dans la place et aux affaires afin de faire évoluer les mœurs et les idées. On ne peut plus actuel que ce film au vu des évènements politiques qui agitent le pays ces derniers temps.

Sur quasiment une seule journée, on suit Julien, accompagné de son fidèle bras droit (impeccable Claude Rich) se rendant d’un endroit à l’autre, de la visite d’une conseillère omnipotente à des réunions au siège de son parti en passant par Matignon ou l’Elysée, constamment en voiture et au téléphone pour tractations et compromissions diverses et variées. A fond à son travail, ses proches ne peuvent que se sentir délaissés, que ce soit sa mère qu’il passe très rarement visiter en coup de vent, son fils qui lui reproche de ne pas pouvoir lui parler et de trahir ses idéaux, sa femme qui est en dépression et hospitalisée à cause de lui et même sa maitresse qui se sent bien trop souvent délaissée et qui est sur le point de décider de le quitter. Un bon tiers du film tourne autour de cette relation que Julien entretient avec un top model que l’on voit partout sur les affiches, une Sydne Rome que Pierre Granier-Deferre filme sous toutes les coutures, très souvent dénudée diront certains et pas nécessairement très bonne comédienne. C’est seulement à ce niveau là que le bât blesse, ce qui empêche le film d’atteindre des sommets. Sinon, c’est dans l’ensemble parfaitement maitrisé, extrêmement brillant dans l’écriture du scénario et des dialogues, très carré dans la mise en scène, très solide dans la direction d’acteur et captivant de bout en bout sans pourtant dérouler de fortes lignes dramatiques. A signaler de superbes décors d’intérieurs d’appartements pour les nostalgiques des années 70 et une musique sympathique mais trop discrète du génial Philipe Sarde. Niveau interprétation, Alain Delon est formidablement bien entouré par un casting de choix, outre Jeanne Moreau et Claude Rich, Monique Mélinand, Madeleine Ozeray ou encore Jean-Marc Bory dans le rôle de l’homme de gauche progressiste et intègre sur le point de faire scission avec son ami ("Je peux vivre...mal...sans mes amis, mais je ne peux pas vivre du tout sans mes idées") avant d’accepter des compromissions, ou même Louis Seigner dans la peau d’un ancien ministre pragmatique qui n’est pas tendre envers les technocrates "qui ne savent rien d'autre que ce que vomissent les cartes perforées de leurs ordinateurs."

"Gouverner, c'est se salir les mains et avoir de la merde jusqu'au cou", dit Dandieu en reprenant la phrase de Sartre… On en a un bel aperçu au travers cet excellent film, description assez cruelle d’une bête politique tiraillée entre son goût immodéré du pouvoir et sa relation nuisible à son image publique avec une maîtresse au contraire très éloignée de ce monde. Le rôle de Dandieu semble avoir été écrit sur-mesure pour Alain Delon qui in fine parviendra à nous faire venir des larmes aux yeux par la sincérité de son interprétation de cet homme hyperactif, aussi attachant que méprisable. Du cinéma à la fois populaire et ambitieux qui démontre sa capacité à esquisser une peinture qui sonne juste de la société française de l’époque, à délivrer un témoignage captivant et pertinent de la situation politique non reléguée au second plan comme bien trop souvent. Assez mal accueilli à sa sortie, très peu vu aussi car rarement diffusé à la télévision, il est temps de redonner une chance et une visibilité à cette œuvre amère qui nage en eaux troubles, l’une des plus belles réussites de son réalisateur qui demeure en même temps terriblement d’actualité.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

la race des seigneurs
DVD
 

Sortie le 06 octobre 2024
éditions Panoceanic Films

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Par Erick Maurel - le 17 février 2025