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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Dernière fanfare

(The Last Hurrah)

L'histoire

Etats-Unis, années 1950. Frank Skeffington, maire débonnaire et roublard d'une ville de la Nouvelle Angleterre, se lance dans sa dernière campagne électorale.

Analyse et critique

Il y a un John Ford de plein air et un John Ford « en chambre ». La Dernière fanfare appartient à cette seconde veine, au même titre que Judge Priest, Planqué malgré lui, Le Soleil brille pour tout le monde ou L’Homme qui tua Liberty Valance. Dans ce type de films, Ford tourne le dos aux grands espaces et à son génie visuel, il resserre le cadre autour de ses comédiens, mais son obsession reste toujours la famille, la communauté, avec ces questions lancinantes : qu’est-ce que l’Amérique ? de quoi sont faits les Américains ?


La Dernière fanfare adapte un roman d’Edwin O’Connor paru en 1956, retraçant la dernière campagne électorale de Frank Skeffington (Spencer Tracy), le vieux maire démocrate d’une « ville de Nouvelle Angleterre » (en réalité Boston). Ayant grandi à Portland, dans le Maine, entouré d’Irlandais cabotins, forts en gueule, obsédés par la chose politique et fortement soudés entre eux contre les WASPS, Ford a logiquement adoré le roman. Le film est pour lui l’occasion d’une méditation nostalgique, comme il les aime tant, sur un monde qui s’efface, en l’occurrence le monde des hommes politiques à l’ancienne, nés au XIXe siècle. Des élus « à hauteur d’hommes » qui rejettent la télévision et font campagne au milieu de la foule, sans conseillers ni gardes du corps, arrachant leurs voix au cas par cas, poignée de main après poignée de main, y compris (et surtout) lors des enterrements ! Skeffington est inspiré par James Michael Curley, maire de Boston de multiples fois réélu, qui régna sans partage sur la ville durant des décennies. Mais, vieil Hollywood oblige, Skeffington/Tracy n’a pas la corruption de son modèle. S’il use parfois de pressions, c’est toujours pour la bonne cause, comme par exemple lorsqu’il extirpe de l’argent à un notable WASP récalcitrant et raciste, en vue d’une construction sociale. Vision manichéenne ? Pas tant que cela, d’abord parce que Ford sait bien que ce racisme socio-spatial des grands bourgeois (ceux qui refusent coûte que coûte la mixité) est une triste réalité, ensuite parce que le cinéaste montre bien que Skeffington est un animal politique puissant, totalement « accro » au pouvoir, et qui ne sait rien faire d’autre. Comme Nathan Brittles (John Wayne) dans La Charge héroïque, Skeffington est un veuf inconsolable qui s’ennuie à son domicile et qui n’est bien qu’en « mission », un professionnel n’ayant pas su élever son fils, insupportable enfant gâté. Il « communique » régulièrement avec sa femme défunte, ici en l’occurrence à travers un portrait qui trône en haut d’un escalier, dans sa demeure vaste et vide. Loin d’en faire un ange, Ford montre bien que Skeffington n’est au fond qu’un vieil homme qui a peur de se retrouver seul face à lui-même, qui fuit l’inactivité comme la peste. Et c’est bien la perspective de l’inactivité, le soir de sa cuisante défaite électorale, qui le terrasse.


Je soupçonne le vieux Ford, lui-même cinéaste déclinant et amer, assistant à cette époque à l’essor de la télévision et à la chute du vieil Hollywood - avec ce terrible symbole : le producteur du film, Harry Cohn, meurt pendant le tournage ! - d’avoir fait le film uniquement pour cette dernière partie tragique, afin de terrasser le public américain « trop gâté », le prendre vraiment de court et lui donner une leçon de vie. L’insuccès du film lors de sa sortie n’est guère étonnant. C’est presque une démarche suicidaire de la part d’un vieux cinéaste. Un vieux cinéaste qui a gardé tout son talent. Il y a ici, en effet, un art souverain de la construction : cent minutes essentiellement diurnes, actives, urbaines, enjouées, mais qui viennent soudain s’écrouler, comme aspirées, dans vingt minutes nocturnes, stagnantes et tristes, au cœur d’une chambre de mort. Et si ce changement de ton et de lieu ne jure pas avec ce qui précède, c’est grâce à une scène de transition superbe, la grande soirée électorale, véritable morceau de bravoure avec une centaine de figurants en ébullition. Scène qui permet de passer de manière réaliste de l’euphorie à la déprime, via des scrutins d’abord encourageants pour le maire sortant, puis de plus en plus catastrophiques. Par ailleurs, Ford a eu l’intelligence de disséminer dans toute la partie enjouée des indices, des « bémols », qui annoncent la stagnation et la mort du finale :  d’abord bien sûr le portrait par essence figé de l’épouse défunte qui revient régulièrement dans l’image, surplombant les vivants d’un air sévère et semblant les avertir qu’ils « s’agitent et se pavanent » pour rien ; ensuite la petite scène très émouvante du pèlerinage de Skeffington dans son ancien quartier misérable, pèlerinage nocturne, en compagnie de son « fils de remplacement », son neveu Adam Caulfield (Jeffrey Hunter), où le vieil homme revoit les fenêtres de son enfance et déniche, sur un poteau, une gravure naïve qu’il fit autrefois, un cœur d’amour à destination de celle qui allait devenir sa femme, c’est-à-dire... la future morte ; enfin la fameuse scène de la veillée funèbre d’un certain Minihan, un citoyen détesté de tous, dont on ne voit pas le corps. Une veillée quasiment shakespearienne, avec une vieille dame mi-folle, mi-philosophe, qui agresse tout le monde (Jane Darwell) ! Soirée faussement triste où Skeffington est au sommet de sa virtuosité politique et même, pourrait-on dire, de son humour irlandais (il tape sur le cercueil, incrédule, disant au méchant défunt : « Eh bien, tu as fini par y arriver ! ») mais qui n’en annonce pas moins la procession d’ombres qui envahira sa chambre lors du dernier plan du film.

Cet éclairage théâtral du dernier plan (très beau travail de Charles Lawton Jr.) renforce l’idée que nous venons d’assister pendant deux heures à une représentation. Représentation au sens politique d’une part, puisque tout l’enjeu de l’agitation au cœur du film est une élection, c’est-à-dire ce moment où les citoyens doivent choisir un individu qui va les représenter dans les grandes instances, choix que tout le monde ou presque sait imparfait, artificiel par nature, voire mensonger, car l’individu choisi n’est pas le peuple ; on se doute qu’il défend surtout ses propres intérêts, à commencer par sa carrière et son désir de pouvoir. Mais au fond, c’est bien commode et tout le monde joue le jeu. Cet artifice électoral est ici renforcé par la campagne télévisuelle ridicule du rival de Skeffington, le jeune arriviste Kevin McCluskey (Charles B. Fitzsimons), pantin irlandais à la solde des WASPS qui l’ont choisi pour mieux manipuler l’électorat populaire de Boston et rester ainsi au pouvoir, dans la coulisse.

Représentation au sens théâtral d’autre part, puisque si le monde, comme le dit Shakespeare, est un théâtre, alors que dire du monde pendant une campagne électorale ? Avec son estrade, sa parole dominante, son public enthousiaste en contrebas, son souci de paraître constamment dynamique même quand il est fatigué, l’homme politique se doit d’être évidemment un bon comédien. Skeffington, pour sa part, est un comédien de génie, lui-même joué par un comédien de génie, à fort physique et à forte personnalité : Spencer Tracy. De fait, d’un bout à l’autre du film, on ne voit pas uniquement le vieux Skeffington mais également le vieux Tracy, acteur lui-même gravement malade et qui donnait souvent le change sur le plateau. On l’aura compris, ce qui est si étonnant, si inédit, si personnel dans La Dernière fanfare (Ford, ou l’art de faire des films à la première personne en plein Hollywood !), c’est que le déclinant Skeffington est tout à la fois le double de Ford et de Tracy ! Un film terriblement intime donc, une représentation morbide « au carré », qui en devient... presque gênante. D’autant que, pour enfoncer le clou (du cercueil), Ford a fait appel à tous ses vieux amis, tous ces vieux comédiens - pour certains issus du muet - qui viennent faire, comme leur personnage, un dernier tour de piste. Certains sont sobres (Donald Crisp), d’autres en font trop (John Carradine, Edward Brophy), sans que l’on sache si cela est dû à leur volonté de complaire à un directeur d’acteurs tyrannique (ce qu’était Ford, ne le nions pas), ou si c’est dans la nature de leur personnage : c’est-à-dire des vieillards qui ne veulent pas disparaître et préfèrent se faire fortement remarquer, quitte à cabotiner. Sans doute un peu des deux...


Dans ce monde de représentation, ce théâtre d’ombres, Ford insiste savamment, dans sa mise en scène, sur la notion de proscenium et de coulisses. Soit il filme Tracy frontalement, en plan moyen ou large, entouré de sa cour ou de son public, et on a alors la vision d’un comédien sur scène, un personnage dynamique, charmeur, flamboyant, littéralement ce que verrait un spectateur des premiers rangs ; soit Ford filme Skeffington en plan serré, de biais, souvent entre deux portes (le « proscenium » apparaît alors en arrière-plan, comme pour rappeler au comédien que le public s’impatiente) et là, dans ce que l’on pourrait nommer la coulisse, le comédien tombe le masque, mais pas négativement cependant : simplement il montre son vrai visage, grave et fatigué. Je pense à la scène très intense, en tête-à-tête, sans public, où Skeffington apprend à son neveu pourquoi Amos Force (Carradine) et lui se détestent depuis si longtemps, évoquant le souvenir douloureux de sa mère, domestique irlandaise humiliée par la famille WASP de Force. Scène intense car, pour une fois, on est face à la vérité nue.

Et c’est pourquoi la scène de la défaite électorale, citée plus haut, est si déstabilisante : elle confond délibérément les deux modes de mise en scène, le théâtre se fracasse contre la réalité. En plein proscenium en effet, face à ses supporters artificiellement surchauffés (plans d’ensemble spectaculaires), Skeffington doit subir « sa raclée » : les Bostoniens ne veulent plus de lui. Le comédien ne peut plus s’esquiver entre deux portes et la caméra, subrepticement, s’est déjà resserrée sur lui pour contempler les effets de la vérité nue sur son visage, un visage peu à peu anéanti et qui a du mal à donner le change. Après cela, Skeffington retourne tristement chez lui à pied. Dans un superbe travelling (le seul grand mouvement de caméra du film, Ford sait ménager ses effets !), il remonte la rue nocturne à contre-courant, de droite à gauche, tandis que ses adversaires défilent de gauche à droite, sens de la progression en Occident. Lui n’a plus qu’à disparaître du champ, lentement. On ne le verra plus au dernier plan...

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La fiche IMDb du film

Par Claude Monnier - le 4 novembre 2020