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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Carrière d'une femme de chambre

(Telefoni bianchi)

L'histoire

Italie, années 30. Marcella rêve de cinéma, et quitte son fiancé vénitien, Roberto, pour aller passer des essais à Rome. Là, les choses ne se déroulent pas tout à fait comme prévu... mais elle devient malgré tout une vedette de cinéma.

Analyse et critique

Dans l’opulente filmographie de Dino Risi (quarante longs métrages du début des années 50 au milieu des années 70, tout de même), il est parfois aisé de se perdre... et certains films contribuent encore plus que d’autres à égarer le chaland. Tourné dans la foulée de Parfum de femme, avec les deux mêmes comédiens principaux (Vittorio Gassman et Agostina Belli), La Carrière d’une femme de chambre est de ceux-là : sous son apparente simplicité, voilà un film qui ne parvient jamais à se réduire à ce qu’il semble être, et qui, aussi secondaire puisse-t-il paraître, mérite qu’on l’explore assez profondément.

Premier élément, non négligeable : un spectateur hexagonal pourra faire référence au film par le biais de deux titres, singulièrement différents, qui racontent chacun une histoire distincte et qui méritent tous deux qu’on s’y attarde. Le titre français - et, par de nombreuses occurrences, le titre d’exploitation du film à l’internationale - centre le film sur le parcours de cette jeune femme, partie d’une modeste condition d’employée d’hôtel vénitien, qui aura côtoyé les fastes de son époque et sera finalement retombée bien bas. Compte tenu de la brièveté dans le récit de sa situation spécifique de "femme de chambre" (la première scène et c’est tout), on peut estimer que la référence mirbalienne du titre n’est pas innocente - cinématographiquement, cette référence se double d’ailleurs d’un écho bunuelien (le film avec Jeanne Moreau ne date que de 1964, on peut imaginer qu’il était alors encore dans les esprits) - et qu’elle oriente le film vers une œuvre de moraliste, vers l’observation féroce et ironique des méfaits et des turpitudes d’une certaine classe dominante, car après tout, « si infâmes que soient les canailles, ils ne le sont jamais autant que les honnêtes gens. » La première partie du film, qui voit des hommes fats et lâches (le "producteur" de cinéma, la chemise noire...) user de leur microscopique pouvoir pour abuser de Marcella est à cet égard significative.

Mais le titre original, Telefoni bianchi, évidemment moins porteur à l’export tant il fait référence à un point très spécifique de la culture italienne, ouvre une autre perspective. Resituons brièvement les choses : entre 1937 et 1943, le cinéma de propagande fasciste encouragea la production massive de comédies dramatiques sentimentales, déconnectées de la réalité sociale du pays en ce qu’elles se déroulaient presque exclusivement au sein de classes sociales très privilégiées, et dans lesquelles le téléphone en bakélite blanc grâce auquel se nouaient ou se dénouaient systématiquement les intrigues faisait office de signe extérieur de richesse. L’objectif était de donner l’illusion d’une Italie moderne et prospère, et c’est en partie en opposition à ce courant trompeur des « téléphones blancs » qu’allait ensuite se constituer, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le mouvement du néoréalisme italien.

Que le film de Dino Risi s’ouvre sur la projection événement, à l’Hôtel Excelsior, d’un tel film, sous les yeux admiratifs de la midinette qu’est alors encore Marcella, n’est pas anodin : le Festival de Venise n’était, dans ses premières années, qu’une vitrine pour les films fascistes, et ces « téléphones blancs » étaient les divertissements offerts par le régime mussolinien à son socle populaire.

Ce mouvement, d’un intérêt cinématographique on le devine très limité, avait ses icônes, idolâtrées puis très vite oubliées - et pour certaines punies, après la guerre, de s’être associées au régime du Duce. Autant Marcella que Danza (le bellâtre incarné par Vittorio Gassman) sont ainsi des personnages composites, écrits à partir de figures réelles depuis largement négligées par les différentes histoires du cinéma : pour le personnage de Marcella, on peut penser à Alida Valli (qui était la protégée du propre fils de Mussolini, Vittorio) ou Miriam Day, pseudonyme américain qui ne dissimulait que très mal la propre sœur de La Petacci, l’amante du Duce lui-même. Pour Danza, on peut se tourner vers l’immense vedette qu’était alors Amedeo Nazzari (l’acteur préféré des Italiens du début des années 40), qui tourna plusieurs films avec Goffredo Alessandrini, l’un des cinéastes officiels du régime ; vers Carlo Ninchi ou Antonio Centa (notamment pour ces productions exotiques à dos de chameau) ; ou surtout vers Osvaldo Valenti, qui avait tourné dans les studios vénitiens de Cinevillaggio, associés au régime fasciste, qui avait intégré la République fantoche de Salo, et qui fut finalement fusillé, avec sa compagne actrice Luisa Ferida, par des résistants partigiani en avril 1945.

Il y eut, dans le courant des années 70, une certaine tendance du cinéma italien - probablement en réponse à la propre agitation politique du pays alors - à ancrer des récits durant l’ère fasciste, mais il y a en réalité peu en commun entre Une journée particulière, Liberté mon amour, 1900 ou Le Jardin des Finzi-Contini (œuvres bien plus profondément dramatiques) et La Carrière d’une femme de chambre, qui s’offre - en tout cas dans sa première partie - comme une comédie « à épisodes » assez outrancière et provocatrice. A cet égard, par la férocité décontractée dont le film fait preuve autant que pour les petites leçons de fascisme illustré qu’il prodigue allègrement, on peut placer le film, dans la filmographie de Dino Risi, quelque part entre La Marche sur Rome et Les Monstres - et ainsi trouver que, pour un cinéaste qui venait tout juste d’acquérir une forme de respectabilité critique avec son capiteux Parfum de femme, La Carrière d’une femme de chambre fait un peu office de redite ou de retour en arrière. Cela serait sévère, et plusieurs éléments invitent à accorder à ce film une place à part - sans nécessairement exagérer celle-ci - dans la filmographie de Risi.

Tout d’abord, il s’agit d’un assez remarquablement complexe portrait de femme, chose rare dans une filmographie par ailleurs souvent exagérément masculine. Agostina Belli avait subjugué dans la seconde partie de Parfum de femme, elle soutient ici l’intégralité du film - quand bien même Gassman ou Tognazzi auraient parfois tendance, presque par réflexe, à tirer la couverture à eux - et doit assumer un drôle de personnage, pas particulièrement sympathique d’ailleurs. En première lecture, on pourrait en effet être tenté de réduire Marcella à une sorte de nunuche sexy, abusée par les hommes, victime en quelque sorte de sa situation. Une scène, dans la dernière partie du film, invite à repenser en partie ce jugement : tandis que le bossu incarné par Tognazzi lui explique qu’ils seraient plus vite repartis si elle acceptait de coucher avec le mécanicien qui peut réparer leur véhicule, elle proteste en disant qu’elle ne s’offre pas aussi facilement. Puis elle voit le mécanicien en question, archétype de virilité ruisselante, son attitude change alors du tout au tout, et on repense alors au conseil donné par sa mère, au début du film : « Meglio putana que schiave » (il vaut mieux être une putain qu’une esclave).

Marcella se donne aux hommes au moins autant qu’elle est prise par eux, parce qu’elle y trouve son compte. Elle est la "putain fasciste", qui n’aura pas gravi les échelons par un quelconque talent, mais par un opportunisme sexuel. Un réflexe pavlovien pourrait alors faire crier à la misogynie, mais il ne faut jamais confondre ce que décrit un film et ce qu’il raconte : en comparant Marcella à Moll Flanders, l’héroïne du récit de Daniel Defoe, Dino Risi décrit bien que c’est un système social patriarcal en place qui impose alors aux femmes de choisir entre la servitude et l’arrivisme. La misogynie que décrit Risi, ce n’est donc pas la sienne, c’est celle de structures sociales (conditionnées par des siècles d’éducation, de religion, de régimes politiques...) qui ont vu des femmes, pour survivre, défendre leurs intérêts grâce à « la banque qu’elles ont entre les jambes ». La réplique est prononcée par le bossu incarné par Tognazzi, et elle survient dans une deuxième partie du film où le grotesque a subrepticement laissé sa place au tragique, à l’abominable. Dans une séquence extraordinaire (inspirée donc du destin d’Osvaldo Valenti), le personnage de Danza meurt - mais sa mort est moins politique que pathétique.

Et puis il y a ce bossu, infâme, qui vient profiter de la misère des autres pour sa propre fortune. Au sortir du bureau de l’officier nazi à qui il vient de dénoncer des Juifs, il croise une jeune femme, et le regard que celle-ci porte sur lui, moment en suspension presque inexplicable mais tellement risien, charge le film d’une densité dramatique incroyable. Comme l’expliquait Risi lui-même à la sortie du film, cette rupture de ton correspond très précisément au changement de ton qu’il y a eu, en Italie, en 1943. On y est passé de la farce à la tragédie. De l’illusion à la réalité crue. Des téléphones blancs au voleur de bicyclette.

Comme la plupart des grands films de Dino Risi (Au nom du peuple italien, Parfum de femme ou Âmes perdues sont trois exemples majeurs), La Carrière d’une femme de chambre est un film sur le regard, le regard qui conditionne et qui fausse, celui par exemple imposé par le cinéma des téléphones blancs. A partir du moment où elle accepte d’être regardée - mieux, où elle demande à être regardée - Marcella signe un pacte faustien : aux hommes elle offre son corps, à la caméra elle offre son âme.

Dès lors, elle n’arrête pas d’être trompée par son regard, qui limite sa perception (et donc sa compréhension du monde) à ce qu’elle voit. Plusieurs fois, dans un mécanisme de répétition comique qui est hilarant autant que pathétique, elle ne voit pas Roberto (au restaurant, au bordel)... et quand enfin elle le voit, lui, sale, abîmé, de retour de la guerre, elle, majestueuse, aux bras de ses prétendus amis, elle affirme ne pas le (re)connaître. A la fin du film, dans un vague élan de repentir, elle ira chercher sa tombe, elle ne verra pas qu’il est encore vivant. Auparavant, alors qu’elle croit vivre un moment merveilleux, seule au monde avec le Duce, un contre-champ nous montre la cohorte des conseillers en train d’observer leurs ébats aux jumelles. Et lors de ses ébats avec Danza, elle pense que personne ne les voit alors que toute l'équipe du film sait ce qu'ils sont en train de faire... 

Avec l’inspiration formelle qui est souvent la sienne quand il s’agit de faire preuve de cruauté comique, Dino Risi multiplie ainsi, par-delà Marcella, les moments qui semblent être... mais qui finalement ne sont pas tout à fait ça : pensons à cet incroyable zoom arrière qui révèle Roberto, en train d’écrire à sa dulcinée, en plein champ de bataille africain. Ou, là encore, à la mort de Franco Danza, comédien qui, finalement, meurt de ne pas avoir su mettre en scène sa mort.

A la sortie du film, Dominique Rabourdin, dans Cinéma n°215, écrivait : « Risi ne camoufle plus. Telefoni bianchi est à peine une comédie - ce qui ne veut pas dire que l’on n’y rit pas, et ne reste une comédie que parce qu’il faut se dépêcher de rire. On pourra lui reprocher une vulgarité très consciente, une méchanceté qui ne l’est pas moins, mais pour faire passer un propos aussi pessimiste, pour aller aussi loin dans la noirceur, il nous semble que Risi n’a jamais été si maître de ses moyens. Il a décidé d’aller ici beaucoup trop loin - trop pour parler en termes de bon goût. Plus question de gentillesse. Toute sentimentalité est bannie. Rarement humour nous aura semblé aussi révélateur, aussi authentique, aussi révolté. » Nous sommes en 1976, la comédie italienne est sur le point d'expirer... mais son souffle sait encore être ravageur.

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : LES ACACIAS
DATE DE SORTIE : 11 DECEMBRE 2019

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Par Antoine Royer - le 11 décembre 2019