L'histoire
L’étasunien Clay Douglas (Ray Milland), une fois fortune faite dans l’exploration sous-marine, franchit l’Atlantique afin d’aller enquêter sur les conditions dans lesquelles son jeune frère a péri durant la Seconde Guerre mondiale. Précédant l’entrée dans le conflit des États-Unis, le frère de Clay s’était porté volontaire dès 1940 auprès de l’armée de Sa Grâcieuse Majesté, intégrant l’un de ses commandos chargés d’opérer d’audacieux coups-de-main sur le continent pour y saper les menées du IIIe Reich. C’est à l’occasion d’une mission en Bretagne que le cadet de Clay a perdu la vie, au terme de circonstances plus que troubles aux yeux suspicieux de son aîné. Parvenu en Grande-Bretagne, Clay s’engage dès lors dans une enquête au long cours, l’amenant de Londres au Pays de Galles, puis en Écosse. Interrogeant ici et là d’anciens compagnons d’armes de son défunt frère, parmi lesquels son officier Hamish McArran (Hugh Sinclair) et les ex-commandos Sholto Lewis (Marius Goring) et Reggie Sinclair (Nauton Wayne), Clay croise encore la route de la jeune et séduisante Elspeth Graham (Patricia Roc). Chacun.e participera de la mise au jour de la vérité. Ces investigations s’avèreront de plus en plus périlleuses, ainsi que le suggère programmatiquement le titre original du film, Circle of Danger…
Analyse et critique
Cette chronique est tout spécialement dédiée à Céline Girout et David Lheureux, irremplaçables piliers de la cinéphile en la bonne ville du Havre !!!
63e titre de la collection Make My Day !, cette Enquête est close (Circle of Danger dans la langue de Shakespeare) confirme l’heureuse propension de Jean-Baptiste Thoret à remettre en avant des perles (injustement) oubliées du cinéma criminel anglo-saxon de l’immédiat après-Seconde-Guerre-mondiale. On le rapprochera, à ce titre, de Des filles disparaissent (50e titre de Make My Day ! et rare incursion de Douglas Sirk dans le polar), avec lequel L’enquête est close partage encore sa singulière tonalité anglo-américaine. Non seulement parce que l’un et l’autre de ces films mettent en scène un.e protagoniste étasunien.ne venu.e s’essayer au métier de détective dans une Albion (apparemment) perfide. Mais aussi car ces deux films acclimatent en un beau geste de métissage cinématographique les troubles codes de l’hollywoodien Film au so british univers du whodunit.
L’enquête est close en adopte en effet la trame canonique, celle de l’éclaircissement progressif d’un mystère plus criminel que guerrier. Suivant le tortueux cheminement d’une enquête holmesienne ou bien encore poirotienne, l’enquête de Clay l’amène par ailleurs à parcourir des espaces typiques de la fiction criminelle à l’anglaise. L’on voit ainsi évoluer l’entêté Américain dans ces lieux du crime emblématiques des récits d’Arthur Conan Doyle et d’Agatha Christie. Ses recherches l’amènent en effet à arpenter une Londres huppée, notamment celle de ces lieux de plaisir qu’affectionne la meilleure des sociétés que sont restaurants, théâtres et autres parcs d’une élégante sophistication. Et lorsqu’il quitte la capitale, c’est pour s’engager sur l’une de ces landes britanniques évoquant irrésistiblement celle du Chien des Baskerville. Toujours (apparemment…) fidèle à la mécanique rôdée du whodunit, c’est au cœur désolé de la campagne écossaise que L’enquête est close connaîtra une épiphanie conclusive digne de celle de tout bon Detective novel made in UK…
Mais de même que Des filles disparaissent n’adoptait ces classiques normes fictionnelles de l’enquête à l’anglaise que pour mieux s’en jouer, L’enquête est close en propose une relecture d’une séduisante singularité. Jacques Tourneur allant pour ce faire puiser dans les psychanalytiques outils du Film Noir qu’il pratiqua lors de sa période hollywoodienne, notamment avec La Griffe du passé (1947). Nombreux sont en effet les indices comme malicieusement semés par Tourneur et venant suggérer la tonalité avant tout freudienne de l’enquête menée par Clay. La figure du psychiatre est ainsi explicitement convoquée à l’occasion d’un dialogue. Mais c’est avant tout par l’association aux protagonistes du film de discrets symptômes évoquant ceux répertoriés dans Psychopathologie de la vie quotidienne que s’y dessine l’ombre du thérapeute viennois. Le personnage de Clay souffre ainsi d’un problème chronique de ponctualité, notamment lorsqu’il s’agit d’honorer l’un ou l’autre de ses rendez-vous avec Elspeth dont il est pourtant épris au point de bientôt envisager de l’épouser. À cette manière d’acte manqué chronologique, mettant plus d’une fois en danger l’heureux développement de son idylle avec la jeune femme, semblent répondre les considérables accès d’éternuements secouant celle-ci. Mises par cette dernière sur le compte d’une allergie aux fleurs, ces spectaculaires sternutations se manifestent surtout lorsqu’il est justement question de mariage. Qu’il s’agisse de celui que lui propose Clay ou bien le personnage de Hamish McArran, lui aussi amoureux de Elspeth. Affichant de prime abord un flegme éminemment britannique, l’ex-officier souffre pourtant d’une sorte de trouble si ce n’est obsessionnel, du moins compulsif, puisqu’il ne peut s’empêcher de siffler la mélodie de quelque air traditionnel écossais lorsque l’angoisse vient à le saisir…
Si L’enquête est close s’emploie donc (non sans une certaine verve comique) à suggérer que la névrose est le lot commun de l’humanité toute entière (1), c’est cependant et avant tout à celle de Clay que le film s’attache. Ou plutôt, c’est dans les profondeurs de sa psyché qu’il entreprend de plonger comme le suggère sa séquence introductive. Cette dernière montre Clay sur le pont du navire de prospection sous-marine dont il est un des propriétaires. On le voit attendre non sans impatience la remontée à la surface d’un scaphandrier pour l’heure invisible. S’extrayant bientôt des abysses, le plongeur annonce alors la découverte de quelque précieuse ressource tapie dans les fonds marins. Si la promesse de richesse ainsi ramenée de l’abîme explique le contentement dès lors affiché par Clay, peut-être sa satisfaction tient-elle encore à l’intuition que ses investigations à venir lui permettront de dévoiler la nature du trouble taraudant son inconscient. C’est-à-dire le véritable objet de l’enquête dont le titre français du film nous annonce qu’elle sera, à son terme, bel et bien « close » …
[ATTENTION SPOILER !!!] Quant audit malaise de Clay, il apparaîtra peu à peu qu’il s’apparente à une manière de culpabilité liée à l’éducation dysfonctionnelle qu’il se reproche d’avoir prodigué à son jeune frère. Lors d’une séquence se posant comme une moderne et psychanalytique déclinaison de l’antique confession, l’on entend en effet Clay révéler à Elspeth qu’après avoir prématurément perdu leurs parents, l’aîné qu’il était s’occupa plutôt mal que bien de son frère... De son récit se détache peu à peu l’idée que Clay lui aurait par trop lâché la bride formatrice, laissant prospérer chez celui qui fut confié à sa responsabilité un narcissisme aussi excessif qu’équivoque. Car si celui-ci nourrit sans doute l’audace dont le cadet de Clay fit montre en précédant héroïquement l’entrée en guerre de son pays, c’est ce même égotisme qui précipita sa perte. Son propre officier n’ayant d’autre choix que de l’abattre parce qu’il était en proie à un irrépressible et inutile accès de bravoure susceptible de mettre en péril les vies de « douze hommes meilleurs que lui » … Ce que Clay découvrira lors d’une seconde et décisive séquence d’aveux, faits cette fois-ci par McArran, avec en guise de confessionnal la désolation d’une lande écossaise. Éteignant toute rage vengeresse chez Clay, ces confidences lui permettront de prendre enfin conscience de la nature du désordre l’affectant… [FIN DU SPOILER]
Ainsi libéré du malaise qui le rongeait, et qui sans doute l’empêchait de s’autoriser à laisser libre cours à l’amour que lui inspirait Elspeth, Clay pourra dès lors convoler en justes noces. Car c’est sur une heureuse note matrimoniale que se conclut ce Film noir, se faisant in fine rose !
(1) Aux cas (quotidiennement) pathologiques déjà évoqués, l’on pourrait encore ajouter ceux d’autres des anciens membres du commando auquel appartenait le frère de Clay. Le peu scrupuleux Reggie Sinclair (Naunton Wayne) entretient manifestement un rapport rien moins que sain avec l’alcool... Quant au danseur professionnel Sholto Lewis, sa grâce chorégraphique s’efface bien vite devant sa propension manifeste à la violence physique…