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Portraits

portrait de sidney lumet à travers ses films

Né en 1924, Sidney Lumet grandit dans un Manhattan frappé de plein fouet par la Grande Dépression. Il débute dès l'âge de quatre ans comme acteur à la radio puis au théâtre pour aider financièrement ses parents, acteurs et auteurs sans-le-sou. A vingt-trois ans, il fonde un atelier d'acteurs à Broadway puis, grâce à son ami Yul Brynner, rentre à la télévision en 1950. Il démarre en même temps que Robert Mulligan et Arthur Penn comme assistant réalisateur puis réalisateur, faisant ses armes sur les séries Danger et You Are There. Il réalise à tour de bras des tournages en direct (il en fera près de 400 durant sa carrière), devenant à partir de 1953 l'un des réalisateurs les plus réputés de la TV. Il réalise son premier long métrage de cinéma, 12 hommes en colère, en 1957. Lorsque Lumet passe au grand écran, son passé télévisuel lui vaudra longtemps d'être considéré comme un cinéaste mineur, au mieux un "bon artisan". On pointera également du doigt sa mise en scène jugée souvent très "théâtrale", statique. Sidney Lumet n'est pas quelqu'un pour qui le style compte, il préfère penser sa mise en scène en fonction du film, du sujet, quitte à s'effacer très souvent devant des acteurs pour qui il a une évidente passion. En outre Lumet, en conservant le rythme stakhanoviste qui était le sien à la télévision (il réalise à peu près un film par an pendant les trois décennies courant de 1960 à 1990), propose une filmographie faite de hauts (Le Prince de New York, Un après-midi de chien, Le Groupe, Serpico, The Offence, Network...) mais aussi de bas (L'Avocat du diable, un remake inutile de Gloria...), ce qui a contribué à renforcer l'idée qu'il n'était qu'un bon exécutant. C'est que Lumet est, comme John Ford, un cinéaste qui a besoin de tourner tout le temps pour apprendre, qui a besoin de l'énergie du tournage pour avancer.

Le fait de tourner beaucoup, de ne pas s'appuyer sur un style immédiatement identifiable, de passer d'un genre à un autre et de signer quelques films vraiment mineurs (voir de flagrants ratages comme The Wiz) l'a donc longtemps empêché d'acquérir un véritable statut d'auteur. On peut pourtant sans peine, de son premier long métrage à son dernier (7h58 ce samedi-là en 2007), dégager d'évidentes lignes thématiques, identifier sa mise en scène à la fois discrète et marquée par de constantes expériences formelles et narratives, et surtout noter un regard cohérent et durable sur le monde et la société. En cinquante ans de carrière, Sidney Lumet, et ce même s'il n'a jamais été considéré par la critique à sa juste valeur, aura su s'imposer comme un passionnant analyste des institutions américaines (il a filmé la police, la justice - aussi bien du point de vue de l'accusation que de la défense, du juré que du prévenu - la télévision, le monde de la communication, la politique, la santé...), comme l'un des plus grands portraitistes de New York, comme un cinéaste farouchement indépendant (il aura fait toute sa carrière loin de Hollywood, à New York ou régulièrement en Angleterre), un cinéaste qui toujours a en ligne de mire la question de l'humain. Pour toutes ces raisons, il restera comme l'un des plus grands réalisateurs américains de sa génération.

12 hommes en colère (12 Angry Men, 1957)

Douze jurés d’un procès pour meurtre sont enfermés dans une pièce pour rendre leur jugement sur la culpabilité d’un gamin de 18 ans accusé du meurtre de son père. Le cas est accablant, les indices à charge se sont accumulés contre le jeune homme, et certains membres du jury sont déjà prêts à repartir quand un homme, un seul, le juré n°8, demande à réétudier certains éléments du dossier. Point par point, il va tâcher de convaincre les autres membres du jury, non pas que le jeune homme est innocent, mais qu’un doute légitime demeure quant à sa culpabilité.

Sidney Lumet est déjà un réalisateur de télévision chevronné lorsqu’on lui soumet l’idée de réadapter pour le cinéma la pièce dramatique de Reginald Rose portée à l’écran par Franklin Schaffner pour la série Studio One en 1954. De cette expérience de stakhanoviste de la chaîne CBS, Lumet avoue lui-même avoir retenu des principes essentiels ayant conditionné le cinéaste qu’il est devenu, au premier rang desquels l’efficacité, la précision et la discrétion de la mise en scène. Ces trois qualités, qui en font un cinéaste tout sauf spectaculaire et ont participé à sa très injuste réputation de réalisateur impersonnel, étaient déjà perceptibles déjà dans cette première réalisation pour le cinéma, produite par le comédien vedette Henry Fonda.

Evidemment, le script de Reginald Rose était d’une rare efficacité, narrative autant que symbolique, et le film bénéficie sans nul doute de cette qualité d’écriture pour instaurer une réelle tension dramatique autant qu’il ouvre d’innombrables pistes de réflexion sociales (bien des préjugés culturels, générationnels, ethniques, sont tour à tour démontés) comme philosophiques : 12 hommes en colère est moins un film dénonciateur, à charge contre les dysfonctionnements de la justice humaine, qu’un essai théorique sur le droit au doute ; il se garde ainsi bien de conclure, d’une manière ou d’une autre, et l’absence de cette esbroufe sensationnaliste qui entache bien des films de prétoire n’est pas la moindre des qualités du film. D’ailleurs, Sidney Lumet aura l’occasion, dans d’autres films, d’explorer sous d’autres angles certaines des thématiques du film, de la question de la justice (Le Verdict, Jugé coupable...) à celles de l’existence interne et de la cohésion des collectivités humaines, qu’elles soient éphémères ou durables (Le Groupe ou la famille dans 7h58 ce samedi-là...).

Sur ce dernier point, l’émulation intellectuelle autant que les inévitables tensions entre les jurés sont restituées par l’interprétation irréprochable d’un casting 100 % masculin et 100 % parfait (les trois plus virulents partisans du vote "coupable" en particulier - Lee J. Cobb, E.G. Marshall et Ed Begley - étant, chacun dans son registre, exceptionnels). Mais puisqu’un bon scénario et un bon casting ne suffisent pas forcément à faire un grand film (ce que 12 hommes en colère est, assurément), attardons-nous pour finir sur la grande maîtrise de la mise en scène de Sidney Lumet, parcimonieuse dans ses effets mais d’une minutie d’orfèvre : par le choix des cadrages autant que par la disposition des protagonistes à l’intérieur d’icelui ; par une utilisation pertinente et marquante des gros plans comme des plans larges ; par l’attention portée à la lumière (le directeur de la photographie étant le grand Boris Kaufman) ou aux focales (Lumet changeait régulièrement la longueur de celles-ci pour modifier la profondeur de champ et ainsi accentuer la sensation de claustrophobie), tout concourt à la dramatisation de cet instant, et à, d’une certaine manière, son inscription dans l’éternité. Douze hommes en colère sont enfermés dans une pièce, et en même temps que leur vote, c’est l’humanité qui bascule.

A.R.

La Chronique du film

Les feux du théâtre (stage struck, 1958)

La jeune Eva Lovelace (Susan Strasberg) quitte son Vermont natal pour monter à New York dans l'espoir de faire carrière comme actrice dans le théâtre. Elle supplie le producteur Lewis Easton (Henry Fonda) de lui donner un rôle dans sa prochaine pièce. Celui-ci est plus séduit par elle que convaincu de son talent. Quant au jeune auteur de la pièce, Joe Sheridan (Christopher Plummer), il aimerait l'avoir sur scène... et dans son lit. Lorsque l'actrice Rita Vernon (Joan Greenwood) quitte avec fracas la distribution, Eva saisit sa chance de montrer ce qu'elle vaut...

Lumet a fait ses classes dans le monde du théâtre. Son père, Baruch Lumet, était l'auteur d'un feuilleton yiddish pour la radio dans lequel dès ses quatre ans le jeune Sidney a été amené à jouer. Il poursuit sa carrière d'enfant acteur sur les planches, jouant dans des pièces toujours écrites par son père, puis en étant engagé dans un théâtre yiddish. Très jeune, il décroche son premier rôle à Broadway où il jouera pendant les années 30 dans une dizaine de pièces, jusqu'à l'entrée en guerre des Etats-Unis. Après la guerre, il fonde un atelier off à Broadway, l'un des premiers du genre. La suite de sa carrière le conduira à la télévision puis au cinéma, mais ce goût pour le théâtre restera toujours intact. On ne s'étonnera donc pas de voir, surtout dans la première partie de son œuvre, nombre d'adaptations de grands dramaturges comme Tchekhov (La Mouette), Peter Shaffer ou Ira Levin. Dès son premier film pour le cinéma, 12 hommes en colère, il essaye de faire passer à l'écran la vie, la tension qui animent les planches. Entre 57 et 62, il va ainsi adapter des pièces de Tennessee Williams (L'Homme à la peau de serpent), Arthur Miller (Vu du pont) et Eugène O'Neill (Long voyage dans la nuit), commençant à vraiment s'affranchir du matériau théâtral avec Le Prêteur sur gages en 1964. Cette période est loin d'être la plus intéressante du cinéaste, Lumet faisant ses classes et peinant à se libérer du statisme du dispositif scénique, donnant ainsi souvent raison aux détracteurs du théâtre filmé.

Avec Stage Struck, remake de Morning Glory réalisé en 1933 par Lowell Sherman (film pour lequel Katharine Hepburn obtint un Oscar), il entend rendre hommage au théâtre et à ses acteurs. La présence au générique de Susan Strasberg, la fille de Lee Strasberg, peut être vue comme un hommage détourné à la figure tutélaire de l'Actor's Studio, son personnage de jeune fille rêvant de devenir une star du théâtre new-yorkais et se voyant d'ailleurs conseillé de s'y inscrire pour apprendre le métier. Une grande mésentente entre le réalisateur et son actrice dessert au final le film. Strasberg est complètement à côté de son rôle, jamais crédible, toujours fausse. A sa décharge, il faut convenir qu'elle n'est pas aidée par un récit qui repose sur un amoncellement de clichés. Peut-être qu'à sa création la pièce de Zoe Akins était originale, mais un quart de siècle plus tard cette histoire a été vue mille fois. Henry Fonda, Herbert Marshall et Joan Greenwood s'en sortent avec les honneurs. Quant à Christopher Plummer, dont c'est le premier rôle au cinéma, il passe plus de temps à gesticuler qu'à jouer.

Heureusement, Lumet et le chef opérateur vétéran qu'est Franz Planer nous offrent une intéressante immersion dans New York, faisant de la ville un personnage à part entière. Un Central Park balayé par une tempête de neige, Times Square baigné par des milliers de néons, les bistrots de Greenwich Village, Broadway plongé sous la pluie sont autant de décors admirablement filmés par le réalisateur et magnifiés par le Technicolor de Planer ; et les vues de la ville depuis une fenêtre d'un taxi ne sont pas sans évoquer celles d'un Taxi Driver. Lumet parvient également à retranscrire l'ambiance des coulisses, le trac des comédiens, l'hystérie des metteurs en scène et des producteurs. Malgré ses limites d'actrice, on ressent le stress de la jeune comédienne qui est médusée lors de sa première prestation en public ou qui se laisse posséder par son rôle de Juliette. C'est tout ce que l'on retiendra de ce film que l'on ne conseillera donc qu'aux complétistes de l'oeuvre du cinéaste...

O.B.

Une espèce de garce (That Kind of Woman, 1959)

En passant par la Loren, Lumet y est allé avec ses gros sabots. Non pas que le film manque de charme, l'actrice en ayant elle-même à revendre. Seulement, Lumet s'est prêté au jeu de filmer sa star "à l'italienne" et sa fidélité à l'esprit du cinéma transalpin ne se trouve guère récompensée à l'écran, le cinéaste ne faisant au final que singer la comédie italienne et le néoréalisme sans parvenir à faire entendre sa voix ou son style. Au final, s'il offre quelques passages sympathiques, le film ne brille guère par ses surprises et se contente d'aligner les passages obligés. Pourtant écrit par Walter Bernstein (à qui l'on doit les superbes scénarios de The Train de John Frankenheimer, de The Molly Maguires de Martin Ritt ou encore de Point Limite que Lumet mettra en scène quelques années plus tard), le récit ronronne, les différentes péripéties n'étant là que pour servir l'image de la star. Cette soumission du scénario et de la mise en scène à Sophia Loren se retrouve également au niveau du casting, ses camarades George Sanders, Jack Warden et Tab Hunter étant cantonnés au rôle de simples faire-valoir. En outre, alors qu'il est tourné à New York dans les studios Fox Movietown, donc sur le territoire naturel du réalisateur, Lumet se voit dépossédé du film par la production hollywoodienne qui confisque le montage et la partition musicale. On oubliera donc rapidement ce film pas désagréable, mais très mineur et impersonnel.

O. B.

L'homme à la peau de serpent (The Fugitive Kind, 1960)

Valentine "Snakeskin" Xavier (Marlon Brando), un vagabond n'ayant pour seul bagage que sa guitare, débarque dans une petite ville du Mississippi. Il est las de sa vie de beatnik et espère quitter la route pour s'installer quelque part. Il trouve un emploi dans un magasin tenu par Lady Torrence (Anna Magnani), une femme mûre et belle qui tombe rapidement amoureuse de lui. Lady a été brisée par la vie : son père a été immolé pour avoir aidé des Noirs et aujourd'hui c'est son mari qui se meurt d'un cancer. Seulement, elle n'est pas la seule sur qui le charme de Snakeskin - qui doit son surnom à sa veste en peau de serpent - opère. Ainsi une fille de bonne famille, Carol Cutere (Joanne Woodward), fait tout pour séduire le mystérieux inconnu. Mais Valentine est attirée par la tourmentée Lady et cette dernière tombe bientôt enceinte...

Sidney Lumet et Meade Roberts - un scénariste de télévision qui a déjà travaillé avec le cinéaste et qui passe à cette occasion au grand écran - adapte avec The Fugitive Kind une pièce de Tennessee Williams. L'auteur dramatique a travaillé encore et encore cette pièce qui lui tenait à coeur mais Orpheus Descending, variation style Old South du mythe d'Orphée, ne l'a jamais complètement satisfait.

Les personnages sont très beaux et la justesse du jeu des acteurs leur confère une sorte d'aura mythique. Marlon Brando et Anna Magnani incarnent pleinement à l'écran les personnages tourmentés et complexes de Williams. Brando avec sa présence naturelle et son jeu écorché confère une immédiate intensité à son personnage et Ana Magnani - qui pourtant parle à peine anglais au moment du tournage - fait vibrer les mots de Williams dans sa bouche. Le côté très littéraire du texte passe ainsi à merveille, la mise en scène discrète mais précise de Sidney Lumet parvenant à nous faire complètement oublier l'origine théâtrale du récit. On trouve dans ce film certains des grands thèmes de Lumet. Il ne s'agit pas de pratiquer un "auteurisme" à rebours, simplement de constater que naturellement les interrogations du cinéaste rejoignent celles des grands auteurs américains.

Lumet observe le fonctionnement d'un groupe, d'une communauté, et regarde comment ceux-ci poussent les gens à rentrer dans le rang sous peine d'exclusion. Ici il s'agit d'une petite ville du Mississippi et d'une population réactionnaire, mais ce sont les mêmes mécanismes qui se feront jour lorsque le cinéaste filmera le fonctionnement de la police ou de la démocratie américaine. L'Homme à la peau de serpent est un beau film dans lequel Lumet parvient à retranscrire l'atmosphère sauvage, sexuelle et moite de Tennessee Williams et à nous immerger dans ce vieux Sud étouffant qui a toujours fasciné et dégoûté l'écrivain américain.

O.B.

Vu du pont (Uno sguardo dal ponte,1962)

Eddie Carbone (Raf Vallone) est un homme honnête et travailleur, un docker apprécié de ses camarades, un pilier de la communauté italienne de Brooklyn. Il vit avec son épouse Béatrice (Maureen Stapleton) et Catherine (Carol Lawrence), sa nièce qu'ils ont élevée comme leur fille. Mais Catherine est devenue une jeune femme et Eddie combat des sentiments qui n'ont plus rien de paternels. Un jour débarquent illégalement de Sicile Rodolpho (Jean Sorel) et Marco (Raymond Pellegrin), les deux frères de Catherine. Eddie leur offre le toit et leur trouve du travail sur les quais ; mais lorsqu'il comprend que Catherine et Rodolpho sont tombés amoureux, il ne parvient plus à se contrôler. Décidé à se débarrasser des deux hommes, il les dénonce à la police des frontières...

La pièce qu'adapte ici Sidney Lumet, à la fois lourde dans ses effets et reposant sur des personnages caricaturaux, ne fait pas partie des créations les plus réputées d'Arthur Miller. L'adaptation est signée Norman Rosten, homme de théâtre qui travaille pour la première fois pour le cinéma. On comprend dès lors très vite le malaise qui nous saisit à la vision du film qui, pour le coup, a vraiment tout du théâtre filmé. Le scénariste a visiblement repris l'intégralité des dialogues, ce qui donne un film mortellement bavard et pesant. Chaque scène d'intérieur respire les planches jusque dans la position des personnages dans le cadre, et lorsque l'on est en extérieur (un petit tour sur les quais, un petit tour dans la rue) on sent l'artifice du scénariste qui aère la pièce comme il est de bon ton dans ce genre d'exercice. Ce manque de cinéma se retrouve renforcé par le jeu de Raf Valone qui se contente visiblement de reproduire sa prestation au théâtre, l'acteur ayant déjà endossé ce rôle sur scène. Lumet parvient tout de même à échapper parfois à la malédiction du théâtre filmé : ici une séquence presque documentaire sur le travail des dockers, là une image saisissante des gratte-ciel de New York qui s'élancent de l'autre côté de la baie et qui incarnent une Amérique prospère à laquelle les ouvriers immigrés n'auront jamais accès. Mais c'est bien peu, sa mise en scène se révélant par ailleurs du minimum syndical.

On essayera donc de s'attacher au fond, mais là encore pas grand chose à se mettre sous la dent. Miller parle de beaucoup de choses : la modernité et la tradition, la critique du patriarcat, la douleur de l'immigré arraché à sa terre et à sa culture, la communauté, la loyauté... des thèmes passionnants mais qui restent au niveau de la déclaration, rien n'étant approfondi, creusé ou questionné. L'idée d'Eddie qui se réfugie derrière la tradition et la loi siciliennes pour masquer (aux autres mais aussi à lui-même) son désir pour sa nièce est encore ce qui aurait pu fonctionner le mieux, mais les mines de Carol Lawrence, les jérémiades de Maureen Stapleton et le cabotinage de Raf Vallone nous empêchent de croire en cette facette du drame. A noter que le film est une co-production franco-italienne, ce qui explique la présence de Jean Sorel et Raymond Pellegrin. Des versions dans ces deux langues auraient donc existé (l'adaptation française ayant été assurée a priori par Jean Aurenche) ; mais en italien, en français ou en anglais Vu du pont reste un film à oublier...

O.B.

Long voyage vers la nuit (Long Day's Journey Into Night, 1962)

Début du XXème siècle. Dans sa grande propriété en bord de mer, la famille Tyrone se désagrège. Mary (Katharine Hepburn), une ancienne morphinomane, replonge dans la drogue lorsqu'elle apprend que son fils Jamie (Dean Stockwell) est atteint de la même maladie chronique qui a emporté son père. Son époux, James (Ralph Richardson), est en conflit avec leur autre fils, Edmund (Jason Robabrd), qui lui reproche de mal gérer la maladie de son jeune frère et l'addiction de leur mère. Tandis que les quintes de toux affaiblissent de plus en plus Jamie, les crises jusqu'ici larvées emportent la famille...

La pièce d'Eugène O'Neill à l'origine de Long voyage dans la nuit a été montée pour la première fois seulement six ans avant cette adaptation cinématographique. C'est une pièce cathartique, et c'est justement parce qu'il la jugeait trop proche de sa vie (Jamie c'est lui), trop violente à supporter, qu'il refusa de la voir sur scène. On comprend ce qui a pu intéresser Sidney Lumet dans cette pièce, soit le regard sans pitié que porte le dramaturge sur une famille qui se désagrège à force de non-dits, de confiance trahie. Des choses certes universelles mais qui passionnent particulièrement un cinéaste qui, toujours, cherche à aller au cœur des rapports de force et de tensions qui sous-tendent tout groupe d'individus. La cellule familiale est pour lui un espace d'observation des rapports humains privilégié et il ne cessera d'y revenir tout au long de sa carrière, jusqu'à son ultime chef-d'œuvre, 7h58 ce samedi-là. L'autre chose qui a naturellement poussé Lumet à s'attaquer à la pièce d'O'Neill, c'est son évidente passion pour le théâtre, le cinéaste étant quasiment né sur les planches.

Lorsque ce n'est pas sa mise en scène prétendument télévisuelle qui est pointée du doigt, on reproche régulièrement à Sidney Lumet de faire du "théâtre filmé", réflexe pavlovien qui consiste à associer le refus d'une mise en scène voyante à l'origine théâtrale de tel ou tel projet. Mais si le cinéaste a plus souvent qu'à son tour montré l'inanité de telles critiques, on ne peut malheureusement que constater que Long voyage dans la nuit donne - après Les Feux du théâtre et Vu du pont - une fois de plus raison aux détracteurs du cinéaste. Alors que Lumet parvenait à donner un vrai souffle à 12 hommes en colère et à faire vibrer L'Homme à la peau de serpent, sa mise en scène se révèle ici sans saveur et bien trop redondante par rapport à ce qui se déroule à l'écran. Ses mouvements de caméra sont par trop voyants, une maladresse évidente de la part d'un cinéaste qui semble craindre cette étiquette de "théâtre filmé" que déjà on lui accole, et qui essaye artificiellement de dynamiser la pièce par d'incessants travellings entre les acteurs. Cette écriture est immédiatement identifiable au style des dramas tournés en direct pour la télévision, Lumet se contentant de transposer au cinéma son savoir-faire acquis pendant ses années à CBS. On retrouve ainsi ici les deux reproches qui ne cesseront d'être faits au cinéaste, et l'on peut même se demander si le malentendu critique qui ne cessera de le poursuivre ne viendrait pas en partie de ce film.

Long voyage dans la nuit est donc très loin d'être un bon Lumet, voir un bon film, la pièce d'Eugène O'Neill se révélant par ailleurs très longue (le film dure près de trois heures), ses enjeux, aussi forts soient-t-ils, mettant ainsi un temps infini à se développer. On retiendra toutefois la performance du quatuor d'acteurs, performance que l'on peut juger excessive et démonstrative mais qui parvient malgré tout à donner du corps au film. Ils remporteront d'ailleurs tout les quatre un prix d'interprétation à Cannes, une première dans l'histoire du festival. Lumet est un formidable directeur d'acteurs parce qu'il leur fait confiance et qu'il les aime. C'est quelque chose de sensible dans chacun de ses films, et l'on peut compter sur les doigts d'une main les interprétations ratées ou même simplement moyennes dans sa filmographie alors que nombre de grands acteurs ont livré le meilleur d'eux-mêmes devant sa caméra. Long voyage dans la nuit n'en constitue peut-être pas l'exemple le plus flagrant, mais voir une Katharine Hepburn - qui se met terriblement en danger - côtoyer un jeune Jason Robards fiévreux et habité permet de constater que Sidney Lumet a un don pour la direction d'acteurs, et ce quelles que soient leur génération, leur école de jeu ou encore leur expérience.

O.B.

le prêteur sur gages (The Pawnbroker, 1964)

Sol Nazeman (Rod Steiger) a vu disparaître sa femme et son fils dans les camps de la mort. Rescapé de la Shoah, il a quitté l'Allemagne et vit aujourd'hui à Harlem où il exerce le métier de prêteur sur gages. C'est un homme froid, sans émotion, que ce soit dans ses affaires qu'il mène avec un détachement glacial ou dans ses relations aux autres. Sol est en fait accablé par les souvenirs des camps, par la culpabilité du survivant. Son cœur détruit a besoin d'un électrochoc pour recommencer à battre. Celui-ci va venir de son jeune commis qui essaye maladroitement, ne sachant rien de son passé, de le sortir de sa carapace...

C'est avec ce film que Sidney Lumet s'aventure pour la première fois dans le domaine de l'expérimentation formelle en travaillant sur l'irruption de violents et impromptus flash-back qui viennent scander le parcours de Sol Nazeman. S'il est l'un des premiers à utiliser cet effet de montage - qu'il réutilisera régulièrement par la suite et notamment de façon magistrale dans The Offence - dans un film américain, ce n'est pas par affèterie mais bien parce que ce procédé est une réponse au questionnement moral inhérent à ce projet. Lumet refuse en effet d'utiliser des images d'archives pour figurer l'Holocauste, conscient de l'ambiguïté qu'il y aurait à mêler ainsi fiction et documentaire. Il préfère donc la reconstitution mais, conscient des questions morales qu'un tel type de représentation suppose, il cantonne celle-ci à quelques flashs venant violemment interrompre le cours du film. Ces flashs mémoriels qui accablent Sol sont une formidable manière de nous faire ressentir le poids des souvenirs, leur violence, leur présence toujours aussi vivace dans la vie de ce rescapé de la Shoah. Il évite ainsi le piège de la représentation des camps, de la fictionnalisation, l'abomination concentrationnaire étant écartée du cœur d'un récit qui se concentre uniquement sur la façon dont le survivant voit sa vie entière conditionnée par l'horreur de ce qu'il a vécu. Lumet intercale au départ quelques photogrammes, à la limite du champ de perception de l'œil, puis joue sur l'augmentation de leur nombre au fur et à mesure que les souvenirs prennent possession des pensées de Sol. Le cinéaste transmet ainsi la sensation physique d'un souvenir qui vient d'un coup heurter l'esprit, puis qui s'installe et envahit peu à peu les pensées jusqu'à l'obsession.

Ce n'est pas la seule expérimentation formelle d'un film très riche qui s'impose comme l'une des œuvres charnières de la carrière de Lumet. Ce dernier travaille ainsi sur les courtes focales, filmant ses personnages de manière déformée ou selon des perspectives torturées, renforçant ainsi l'aspect cauchemardesque et halluciné du film. Lumet aime à répéter que, pour lui, l'essentiel de la mise en scène passe par les focales : c'est leur choix qui définit le film, le point de vue, le style et son discours. Autre nouveauté, il tourne de nombreuses séquences dans les rues de New York à l'aide d'une caméra portative et en son direct, imprimant à son film un sentiment d'urgence et de réalité que l'on retrouvera dans nombre de ses œuvres ultérieures. Lumet filme New York comme personne : il sait capter les différentes ambiances de la ville, sait trouver le tempo propre à chaque quartier ou communauté, sait jouer de la variété des architectures que lui offre cette cité cosmopolite. Nombre de ses films reposent sur tel ou tel quartier, le style des bâtiments, la configuration de son espace devenant alors de véritables outils de mise en scène, au même titre que la lumière ou la couleur. Lumet utilise ici les murs, les rues, les façades des immeubles pour cerner son personnage, l'espace de la ville reflétant l'enfermement et la psychose de Sol. Le format serré (du 1.33) vient encore renforcer cet effet, tout comme l'espace clos et grillagé qui caractérise sa boutique. Que Sol soit derrière son comptoir ou dans les rues de New York, il est cerné par les grilles, les barrières, les perspectives écrasantes des immeubles... autant d'effets qui ne sont pas sans rappeler ceux utilisés par Orson Welles dans Le Procès réalisé deux ans auparavant, une comparaison loin d'être écrasante tant Lumet les maîtrise parfaitement, même dans leurs excès.

C'est un cliché que de dire cela, mais la ville est ici un personnage à part entière, un personnage issu de l'inconscient de Sol. Elle n'est pas montrée comme dangereuse ou étouffante en soi, elle le devient car Sol projette sa psychose sur son environnement. Lumet utilise l'architecture de la ville pour cloisonner l'espace car c'est ainsi que vit Sol, terré derrière des barrières mentales qu'il a érigées entre lui et le monde. Sol est seul, il se sent mort à l'intérieur. Accablé par la culpabilité du survivant, il souffre de n'avoir pas disparu avec les siens. Du fait de son métier, il est constamment confronté au désespoir de ses semblables, mais il reste sourd aux appels à l'aide car plus rien d'autre n'a de vérité que son propre malheur. Le monde n'est plus pour lui qu'un cloaque putride, un enfer. The Pawnbroker frappe par sa crudité, notamment par un usage de la nudité très audacieux pour l'époque. Le film est produit par un indépendant et distribué par une petite compagnie, ce qui donne à Lumet une grande liberté qu'il utilise pour briser des tabous qui paralysent encore le cinéma américain. Le monde change plus vite que le cinéma, et la violence crue du film répond à ce besoin de nombre de cinéastes américains de bousculer un art encore arc-bouté sur des formules de plus en plus archaïques et désuètes. La démarche de Lumet est si radicale que son film mettra trois ans à sortir aux Etats-Unis en raison de problèmes avec la censure.

The Pawnbroker est un film passionnant qui met à jour à travers un langage purement cinématographique - en grande partie hérité du thriller - l'horreur concentrationnaire et la difficulté qu'a l'humanité d'y survivre. Au-delà, Sidney Lumet évoque le racisme et la ghettoïsation de la société américaine. Noirs, Portoricains, Juif... tous sont placés dans des cases, enfermés dans leur communauté, prisonniers d'un rôle qu'on leur somme de jouer. Une rame de métro se transforme en train de déportés, une prostituée noire de Harlem devient une femme violée par les SS... Lumet ne compare certes pas l'Amérique à l'Allemagne nazie, il montre simplement que la tentation d'humilier, de cloisonner, de briser l'humain existe dans toutes les sociétés.

O.B.

Point limite (Fail-Safe, 1964)

Un sénateur rend visite à un centre de contrôle des armées pour vérifier comment les crédits de l'Etat ont été utilisés. On lui présente un système pionnier de surveillance et de réaction nucléaire : entièrement informatisé, cet outil permet d'éviter toute erreur humaine et de répondre à tout risque d'attaque de la part de l'Union Soviétique. Pendant son inspection, le système se met en alerte alors qu'un objet non identifié pénètre l'espace aérien des Etats-Unis, une aubaine pour les militaires qui peuvent ainsi prouver l'efficacité de leur dispositif. Seulement, un court-circuit fait que le niveau d'alerte n'est pas baissé alors même que le prétendu danger a été écarté. La machine s'emballe et des avions portant de lourdes charges nucléaires sont envoyés vers Moscou...

Fail Safe est une fable de politique-fiction courageuse qui renvoie dos à dos les deux blocs. On doit ce scénario palpitant et astucieux à Walter Bernstein - auteur de l'excellent The Molly Maguires - un scénariste engagé et même blacklisté que Sidney Lumet à rencontré à la télévision sur la série You Are There. Bernstein n'entend pas ici dénoncer ou plébisciter la politique menée par tel ou tel camp : il montre l'engrenage fatidique dans lequel sont emportées deux grandes nations qui ne fonctionnent plus que sur la paranoïa et la peur. Il n'est plus question ici d'une partie d'échecs entre les Etats-Unis et l'U.R.S.S. : celle-ci a définitivement échappé aux concurrents et les deux camps voient maintenant leurs pièces avancer d'elles-mêmes sur un échiquier qu'ils ne contrôlent plus. Un tel sujet ne pouvait que séduire un cinéaste profondément politique comme Lumet. Politique non pas au sens où il serait l'auteur de films militants ou de pamphlets, mais politique car chacun de ses films témoigne d'une vision progressiste de la société. Lumet a grandi durant la Grande Dépression dans une famille juive de gauche et ce terreau a certainement et grandement participé à faire de lui à la fois un profond humaniste mais aussi quelqu'un capable de regarder sans fard les tares de son pays.

Si le film est profondément ancré dans le contexte historique de la Guerre Froide, son discours est universel et intemporel. Fail Safe conserve ainsi aujourd'hui toute sa force, notamment grâce à la mise en scène nerveuse et énergique de Lumet. Ce dernier a appris pendant ses années à la télévision à tourner très vite, et il va garder tout au long de sa carrière certains réflexes comme monter son film dans la caméra et ne faire autant que possible qu'une seule prise. Ce qui importe à Lumet, c'est l'énergie : celle dispensée lors du tournage et celle qui émane des acteurs. A la télévision, il a pris pour habitude de réaliser en direct films et émissions, et en passant au cinéma il conserve cette méthode de tournage basée sur la rapidité et la concision. Il utilise la pression et la précipitation qui existent sur le plateau, les canalise et les retransmet à l'écran. Les acteurs ont une place centrale dans ce dispositif qui tient sur la transmission de l'énergie de chacun.

Cet art de la concision et cette volonté constante de placer ses acteurs en avant se révèlent tout particulièrement efficaces dans le domaine du huis clos, genre qu'il aime tout particulièrement pour ces raisons et dont il est l'un des plus grands orchestrateurs. Fail Safe en est un exemple parfait : la structure ingénieuse du récit permet à Lumet de travailler ces questions de tension et d'énergie afin de créer un suspense, tout en plaçant les personnages au cœur du film. Les lieux confinés propres aux huis clos obligent la mise en scène - et conséquemment le regard du spectateur - à se concentrer sur les personnages. Ainsi, toute une partie du film tient sur deux hommes - le président et son traducteur - accrochés à leur téléphone. Il fallait des acteurs irréprochables - et ils le sont tous - pour que le film fonctionne, mais aussi une mise en scène au diapason des enjeux développés par le récit. Sidney Lumet utilise des procédés aussi simples qu'efficaces pour transcrire la tension qui anime ses personnages prisonniers d'un engrenage infernal : gros plans, visages filmés en forte plongées ou contre-plongées, légères déformations dues à l'usage de courtes focales... une grammaire certes simple mais parfaitement maîtrisée par le cinéaste depuis son Pawnbroker.

Stephen Frears réalisera une nouvelle adaptation de Point limite en 2000 pour la télévision. Outre un casting de rêve (George Clooney, Richard Dreyfuss, Brian Dennehy, James Cromwell, Hanz Azaria...), cette nouvelle version est remarquable par le parti pris du cinéaste anglais, à savoir renouer avec l'expérience des fictions tournées en direct. Frears rend ainsi un bel hommage à Lumet, à la fois en se référant aux débuts du réalisateur et en cherchant à retrouver cette énergie qui animait le Fail Safe de 1964, film passionnant qui annonçait par bien des points les grandes fictions paranoïaques des années 70.

O.B.

La colline des hommes perdus (The Hill, 1965)

Durant la Seconde Guerre mondiale, cinq hommes, parmi lesquels se trouve Joe Roberts (Sean Connery), viennent d'être internés dans un camp militaire disciplinaire anglais situé en Libye. Ils font la connaissance d'un sergent sadique (Harry Andrews) et d'une colline que les détenus, à la moindre incartade, doivent escalader encore et encore sous l'accablant soleil du désert...

Ray Rigby, l'auteur de The Hill, a véritablement connu les camps de détention d'Afrique du Nord durant la Seconde Guerre mondiale et Sidney Lumet, chargé de mettre en scène l'adaptation cinématographique de son récit, met toute son énergie à retranscrire au mieux cette expérience traumatisante et douloureuse vécue par l'écrivain. Le projet lui vient de Sean Connery qui voit dans ce film l'occasion d'échapper à la franchise James Bond, l'acteur écossais ayant déjà revêtu par trois fois la panoplie de l'agent 007 et craignant déjà d'être prisonnier de ce rôle. Mais au-delà de la volonté de s'émanciper de ce personnage (Connery fera encore appel à Lumet afin de briser une fois pour toutes son image d'agent secret avec The Offence), il y a dans The Hill un discours humaniste et progressiste qui résonne chez l'acteur et que l'on retrouvera dans The Molly Maguires (écrit par Walter Bernstein, l'auteur de Fail Safe le précédent film de Lumet), ces deux films faisant d'ailleurs partie des œuvres dont Sean Connery est le plus fier.

The Hill dénonce toute forme de discipline reposant sur la peur et l'humiliation, la violence du pamphlet dépassant le seul cadre de l'armée. Rigby et Lumet montrent les rouages d'un système où les petits chefs peuvent donner libre cours à leurs penchants sadiques car ils sont protégés par leurs galons, les hommes les moins gradés fermant les yeux devant des ordres injustes par crainte des représailles. Tout fonctionne ici sur la peur : c'est elle qui pousse les prisonniers à se soumettre, c'est elle qui amène les gardiens à abdiquer leurs préceptes moraux. Tout au long de sa carrière, Lumet reviendra sur ce thème de l'injustice - et de son corollaire, la désobéissance - qui trouve déjà ici sa magistrale expression.

Le cinéaste nous place au plus près de ces cinq personnages qui, écrasés par un système inique, voient leur personnalité être niée, dégradée puis détruite. Lumet livre un film sans compromis qui nous fait ressentir toute la violence de l'institution et le désespoir de ces hommes qui ont été mis au ban de la société. Sean Connery, Harry Andrews (qui deviendront deux habitués du cinéma de Lumet) ou encore Ian Bannen (que le cinéaste retrouvera pour The Offence) sont d'une incroyable justesse ; mais c'est l'ensemble de l'interprétation qu'il faut saluer - une constante chez le cinéaste - tant elle compte pour beaucoup dans les sentiments de vérité et d'urgence qui imprègnent le film. Une vérité qui vient aussi des conditions de tournage et de l'imposant décor construit pour l'occasion en Espagne, dans la région d'Alméria.

Cinq cent ouvriers sont employés pour fabriquer de toute pièce la colline de dix mètres de haut qui écrase le camp de sa présence inquiétante. Lumet tourne pendant cinq semaines, sous une température de 45 degrés : les acteurs sont exténués, surtout ceux qui incarnent les prisonniers et qui doivent réellement grimper la colline sous cette chaleur écrasante. Tout cela fait que le film est d'une rare intensité, celle-ci étant bien entendu encore renforcée par les choix de mise en scène de Lumet. Le cinéaste filme au départ en 28 mm puis change de focale progressivement, passant au 21, puis au 18mm afin de s'approcher au plus près des visages et de capter la peur ou la colère des hommes perdus. Ce choix d'objectifs lui permet aussi de déformer les perspectives, ce qui renforce encore la douleur des victimes et la folie sadique des tortionnaires. Une occasion de rappeler que Sidney Lumet est un immense metteur en scène qui sait trouver d'instinct les réponses techniques appropriées aux enjeux de ses films. C'est cependant le scénario qui retient l'attention du jury du Festival de Cannes, dont le prix aide ce film radical à trouver son public en Europe, ce qui n'est pas le cas aux États-Unis où il reçoit un accueil glacial. Il est depuis devenu un petit classique et l'une des œuvres les plus réputées du cinéaste.

O.B.

Le groupe (The Group, 1966)

Après s'être rencontrées à l'université, huit amies continuent à se revoir régulièrement au fil des ans. A partir de ce postulat très simple, Sidney Lumet développe un magnifique film choral où l'on suit chaque personnage évoluer dans sa vie sentimentale, professionnelle ou familiale tandis qu'autour d'eux l'Amérique ne cesse de changer.

Sidney Buchman, scénariste qui a débuté dans les années 20 et entre autres l'auteur de Monsieur Smith au Sénat pour Frank Capra, signe ici son dernier scénario (il collaborera simplement par la suite à La Maison sous les arbres de René Clément). Outre ses activités d'écrivain, Buchman est connu comme étant l'un des bras droits de Harry Cohn, celui capable de soutenir auprès du nabab les projets les plus ambitieux - artistiquement ou thématiquement - à la Columbia. La carrière de Buchman est brisée avec son inscription sur la Liste noire. Quasi invisible pendant les années 50, il ne travaillera plus que très épisodiquement après l'abolition de la Liste en 1960. Lumet - qui vient de collaborer avec Walter Bernstein, un autre blackslisté, sur Fail Safe - lui offre donc une belle opportunité d'exprimer à nouveau son talent avec cette ambitieuse adaptation d'un roman de Mary McCarthy. Un talent que l'on retrouve dans la construction impeccable de ce récit choral - genre piège par excellence - et dans le regard fin et précis que Buchman pose sur chacun des personnages du groupe. Grâce aussi en grande partie à la brillante direction d'acteurs de Lumet, ces huit femmes prennent littéralement vie et chaque nouvelle séquence est l'occasion de les enrichir encore et encore.

Le film nous invite à travers ces destinées humaines à suivre l'évolution politique, économique et sociale de l'Amérique, avec en son cœur les années 30, époque charnière de l'histoire des Etats-Unis, des années pleines d'espoir après la terrible période de la Grande Dépression. C'est une décennie marquée par une certaine libéralisation des mœurs et la vision d'un futur plein de promesses. Le Groupe raconte d'admirable manière cette Amérique qui croit de nouveau en son rêve puis qui replonge dans le doute en voyant ses idéaux se heurter à la réalité de la société et du monde. Cette histoire de l'Amérique est racontée à partir des personnages, par la façon dont certains combattent pour leurs idées alors que d'autres les travestissent par confort ou opportunisme. Lumet et Buchman, hommes de gauche, racontent aussi la façon dont des petits bourgeois se rallient au communisme non par conviction, mais par snobisme. La façon aussi dont d'autres souffrent de cet engagement qui les met à l'index. Le Groupe est aussi une grande et belle œuvre féministe qui nous offre parmi les plus beaux portraits de femmes vus dans le cinéma américain des années 60. Les interprètes sont toutes fantastiques, et l'on doit rendre grâce à Lumet d'avoir su trouver à la fois des visages vierges et des actrices aussi sensibles que justes. En effet, à l'exception de Shirley Knight, elles n'ont jamais joué au cinéma et ont simplement eu, pour les plus expérimentées d'entre elles, une petite carrière dans les théâtres new-yorkais. Ces visages inconnus confèrent au film une grande véracité et leur jeunesse l'éclaire de l'intérieur. Tout au long de sa carrière, Lumet ne cesse d'observer des groupes, qu'ils soient sociaux ou familiaux. Que ce soit dans ses films de procès ou ses plongées dans le monde de police, des médias et de la justice, à chaque fois ce sont les rapports entre les personnages qui priment sur toute autre considération. La façon dont il utilise sa caméra - très mobile, suivant les personnages, en s'immisçant entre eux - donne à chaque fois l'impression qu'il capte ces flux invisibles qui lient les êtres.

La façon dont il évoque ici le groupe est admirable, chaque personnage existant pleinement, mais existant aussi par rapport aux autres. Lumet parvient à saisir comment les multiples interactions entre les membres d'une communauté définissent cette communauté et comment, en retour, cette communauté définit chacun de ses membres. Lumet fait preuve avec ce film d'une extrême délicatesse, d'une immense subtilité, d'un véritable art de la nuance... toutes choses que l'on remarque depuis ses débuts mais qui trouvent ici leur plus parfaite expression. Le Groupe nous laisse sur un intense sentiment de tristesse, de gâchis. On est alors à quelques années de l'émergence du Flower Power et des grands mouvements de contestation, et ce film semble déjà nous raconter la fin de cette ère des utopies. C'est qu'il est intemporel car Le Groupe ne raconte pas seulement un pan de l'histoire de l'Amérique, ne s'intéresse pas seulement à une catégorie de sa population : il s'attache à montrer comment les rêves s'usent et disparaissent, comment chacun s'arrange avec la vie, accepte petit à petit les compromis et s'éloigne des ambitions de sa jeunesse. Sans jamais porter de jugement, Sidney Lumet comprend ses personnages et nous fait partager leur humanité. C'est la grande leçon de son cinéma et Le Groupe en est l'un des plus admirables exemples.

O.B .

M.15 demande protection (The Deadly Affair, 1966)

Samuel Fennan, un employé du ministère des Affaires Etrangères accusé d'amitiés communistes, est retrouvé mort. Tout pousse à croire à un suicide mais Charles Dobbs (James Mason), en charge de l'enquête pour le ministère de l'Intérieur et qui a rencontré Fennan la veille de sa disparition, ne croit pas qu'il se soit ôté la vie. Ses supérieurs veulent classer l'affaire mais Dobbs insiste et finit par démissionner afin d'avoir les mains libres pour mener son enquête...

Il est intéressant de noter que Sidney Lumet a souvent fait appel à des acteurs européens (Vanessa Redgrave, Anna Magnani, Anouk Aimée...), a adapté régulièrement des romanciers du vieux continent ou qu'il a souvent tourné en Angleterre (The Offence). On sent ainsi chez lui une forte inclinaison du côté du cinéma européen, inclinaison d'autant plus sensible qu'il s'est toujours tenu à l'écart de Hollywood. The Deadly Affair en est un bel exemple : adapté d'un roman de l'auteur britannique John Le Carré, tourné à Londres, on y trouve un casting européen où se croisent James Mason, Simone Signoret (il retrouvera le couple d'acteurs deux ans plus tard dans une adaptation de La Mouette de Tchekhov) et Harriet Andersson. C'est la deuxième adaptation de John Le Carré au cinéma - après L'Espion qui venait du froid réalisé par Martin Ritt l'année précédente - et certainement la plus fidèle à l'univers de l'écrivain avec The Tailor of Panama de John Boorman. On retrouve dans l'adaptation de Paul Dehn (scénariste de Goldfinger mais aussi de L'Espion qui venait du froid, et qui travaillera de nouveau avec Lumet en 1974 pour Le Crime de l'Orient-Express) cette complexité des personnages et cette vision en demi-teinte du monde de l'espionnage qui singularisent l'œuvre de Le Carré. Le public est alors tout acquis aux pétaradantes aventures de James Bond qui, en 1966, ont déjà été par quatre fois portées au cinéma.

Sidney Lumet prend le contrepied de cet engouement pour une vision décomplexée et fantaisiste de l'espionnage pour s'intéresser, comme le fait John Le Carré, au côté anti-romanesque et parfois même trivial du métier. A contrario de son travail de mise en scène sur Point limite, il efface tout ce que le récit pourrait apporter comme tension et nervosité au profit d'un rythme alangui. Il détourne les codes du récit d'espionnage alors en vigueur, reléguant l'intrigue en arrière-plan, l'effaçant au profit d'un drame plus profond, plus sourd, qui est celui de Dobbs. Laisser les personnages prendre le dessus sur l'intrigue est une constante du cinéma de Lumet ; et en œuvrant dans un genre habituellement dédié à l'aventure et au suspense, cette volonté de ramener l'homme au cœur du récit n'en est que plus évidente. On devine rapidement que ce qui intéresse avant tout Lumet, c'est de faire le portrait de Charles Dobbs, personnage tragique magnifiquement incarné par James Mason. Dobbs est un homme vieillissant quelque peu perdu dans la complexité des relations internationales de cette période de Guerre Froide. Il est tout aussi perdu dans sa vie privée, se conduisant de manière presque servile à force d'amour pour son épouse nymphomane. Son engagement dans son travail, sa volonté d'aller au-delà des apparences sont une ultime tentative pour pouvoir à nouveau se regarder dans une glace. Mais c'est un leurre et il ne peut trouver dans son travail, qui n'est qu'un succédané à sa véritable vie, cette paix intérieure qu'il appelle de tous ses vœux. Comme plus tard dans The Offence, Lumet montre que l'homme est incapable d'isoler sa vie privée de sa vie professionnelle, les deux s'interpénétrant constamment, se contaminant l'un l'autre.

La croisade pour la vérité menée par Dobbs est en outre ambigüe, sa volonté d'élucider l'affaire et de prouver qu'il s'agit d'un meurtre et non d'un suicide venant du fait qu'il a besoin d'exorciser cette culpabilité qu'il ressent au fond de lui, Fennan s'étant suicidé peu après leur rencontre et ses supérieurs l'accusant d'être en partie responsable de sa mort. On peut ainsi lire constamment l'enquête selon un double point de vue, celui du complot ou celui de la culpabilité de Dobbs, une ambiguïté du regard qui annonce encore une fois The Offence, film jumeau que Lumet tournera également en Angleterre. Ainsi, lorsque Dobbs découvre que sa femme, Ann, sort avec un ancien de ses amis (Dieter Frey, interprété par Maximilian Schell), il intègre immédiatement cette information dans le cadre de son enquête, faisant reposer ses conclusions sur le fait qu'Ann lui ait avoué que le jeune homme avait jusqu'à la veille repoussé ses multiples avances. Élucider la mort de Fennan devient au final bien moins important pour le pays que pour Dobbs lui-même, ce dernier ayant transposé tous ses doutes et ses angoisses dans cette enquête, comme l'inspecteur Johnson de The Offence qui doit absolument se prouver la culpabilité d'un suspect pour conserver son équilibre mental. Une séquence en particulier témoigne de l'approche de Lumet. Dieter Frey, à qui Dobbs demande si Ann lui a dit qu'elle l'aimait, réagit en pointant du doigt le ridicule de la situation : ce n'est qu'en Angleterre, dit-il, que le mari trompé et l'amant se retrouvent ainsi calmement pour échanger comme de vieux amants. On oublie alors l'enquête (Dieter est alors un suspect potentiel) pour voir deux hommes échanger sur l'amitié, l'amour, la confiance. Sidney Lumet affiche dans le dialogue son approche très européenne du genre, montrant que ce qui l'intéresse dans ce récit d'espionnage c'est bien le familier, l'intime. Plus tard, lorsque la vérité se fera jour, la question politique ne comptera pas plus. La question de savoir quel camp tire les ficelles n'importe guère, ce qui compte c'est la confiance, grand thème Lumetien ici souligné par l'utilisation d'un passage d'Edouard II où Shakespeare évoque la trahison et l'amitié.

M15 demande protection (il faut noter en passant l'aberration du titre français, non seulement car il trahit le sujet du film mais aussi de manière plus comique parce que le MI5 se transforme mystérieusement en M15...) est un beau film d'espionnage de l'ère du désenchantement. Désenchantement vis-à-vis de la politique (Fennan qui explique à Dobbs son engagement communiste et la douleur de vivre aujourd'hui en ayant vu son idéal corrompu par des hommes avides de pouvoir), désenchantement de celui qui ne peut plus exercer son idéal de justice et de vérité, désenchantement d'un homme vieillissant qui voit se corrompre des valeurs essentielles comme l'amour et l'amitié. Un sentiment prégnant de désespoir et de tristesse qui assèche de l'intérieur un film, lent et mélancolique. The Deadly Affair désarçonnera les amateurs du genre par son absence de suspense et de tension, mais ravira tous ceux qui aiment l'approche profondément humaniste de Lumet.

O.B.

Bye Bye Braverman (1968)

Leslie Braverman embarrasse tout le monde en disparaissant brutalement à l'âge de 41 ans. Sa veuve se voit obligée de s'occuper des obsèques et ses amis n'ont pas vraiment à cœur de lui rendre un dernier hommage, comme Morroe Rieff (George Segal) qui se voit contraint de promettre à Inez Braverman (Jessica Walter) de se rendre aux funérailles de son mari. Il sonne le tocsin pour rassembler les vieux amis de Leslie - Felix (Joseph Wiseman), Holly (Sorrel Booke) et Barnet (Jack Warden) - et tous les quatre partent à bord d'une Volkswagen rouge pour une folle virée de Greenwich Village à la synagogue de Brooklyn...

Bye Bye Braverman - adaptation d'un roman satirique de Wallace Markfield, To an Early Grave - est comme une version mineure et comique de The Group. L'époque a changé et les huit femmes cèdent leur place à quatre intellectuels juifs, mais le fond est peu ou prou le même. Dans un premier temps, Sidney Lumet installe ses personnages, consacrant une petite séquence introductive à chacun des quatre compères. Le ton est ironique et le cinéaste épingle leurs petits travers, l'arrogance d'un tel ou le je-m'en-foutisme d'un autre, dans la pure tradition de l'humour juif new-yorkais. On prend ensuite place à leur côté, à bord de la Volkswagen, et l'on suit les échanges entre ces quatre intellectuels quelque peu pompeux et fats. On regrette dans un premier temps la construction très fragmentée du film, son manque de cohérence, comme si le scénariste Herbert Sargent (qui a pour le reste uniquement travaillé à la télévision) alignait les saynètes sans avoir une véritable vue d'ensemble.

Mais grâce à des dialogues enlevés et à la fougue des acteurs, cette succession d'échanges, de sketches et de digressions confère finalement au film une fort sympathique sensation de liberté. Les personnages peuvent s'affranchir des contraintes d'un scénario balisé et fermé, et ils gagnent au fur et à mesure du film une vérité et une profondeur qu'on n'imagine pas vraiment au départ. On passe de conversations pleines d'humour à des moments touchants, on est tour à tour gênés puis émus par les pensées et réflexions du quatuor. La construction par instantanés, qui aurait pu être un défaut rédhibitoire, fait finalement tout l'intérêt de ce petit film plus touchant et profond - on y parle beaucoup de la vieillesse, de l'amitié, du judaïsme et de la mort - que ne le laisse supposer sa forme relâchée et son humour.

L'apport de Sidney Lumet se trouve essentiellement dans la façon dont il utilise New York, introduisant chaque personnage par un carton indiquant à la fois son nom et le lieu où il habite. Le cinéaste caractérise ainsi ses personnages par leur quartier, multipliant les indications sociales ou communautaires pour que l'on saisisse quelque chose de la construction kaléidoscopique de la cité. Il nous promène dans les rues, nous offre une visite guidée de Manhattan à Brooklyn, non pour jouer sur un quelconque exotisme mais pour raconter les personnages à travers leur appartenance à la ville.

Pour le reste, en dehors de quelques passages très réussis (comme la très belle séquence du cimetière où Lumet parvient à créer une véritable atmosphère, ou cette mosaïque d'images de Brooklyn montées en flashs), on est contraint de constater qu'il y a de la part du cinéaste bien peu de mise en scène, la caméra étant souvent plantée devant les acteurs qui se livrent à leurs numéros. Il y a même, et c'est plus embarrassant, les séquences de rêveries de Morroe qui de part leur esthétique cheap nous font régulièrement sortir du film. Film mineur dans la carrière de Sidney Lumet, Bye Bye Braverman n'en est pas moins très personnel par son ton, par la façon dont le cinéaste aborde des sujets graves avec la politesse de l'humour. Lumet en parlait d'ailleurs comme du film le plus intime qu'il ait tourné, précisant même que « ces quatre intellectuels juifs en post-dépression sont ceux avec qui j'ai grandi... ils sont moi en fait. »

O.B.

La mouette (The Sea Gull, 1968)

On l'a vu à plusieurs reprises plus haut, Lumet a longtemps été associé à l'adaptation cinématographique de pièces de théâtre. S'il s'en sortait fort bien avec L'Homme à la peau de serpent, Vu du pont et Long voyage dans la nuit étaient en revanche des illustrations pénibles de ce "théâtre filmé" auquel son nom a trop souvent été hâtivement associé. Car à partir du Prêteur sur gages, Lumet se sent vraiment à l'aise avec le langage cinématographique, plus confiant certainement aussi dans ses capacités de réalisateur. Pendant cinq ans, il enchaîne des projets très différents, parfait son style et peaufine sa direction d'acteurs et l'on peut être surpris de le voir revenir avec cette Mouette à l'adaptation théâtrale alors qu'on le pensait "libéré" de ce genre en soi.

Mais c'est que fort de ses dernières réalisations, Lumet peut travailler sur l’œuvre de Tchekhov sans être bridé par l'origine théâtrale du projet. Il ne modifie pas la pièce, s'avérant totalement fidèle à son déroulement, et c'est uniquement par l'intelligence de sa mise en scène qu'il parvient à sublimer l'exercice. Lumet trouve des idées aussi justes que discrètes pour faire passer à l'écran ce qui est raconté par l'écrivain russe, comme le beau travelling arrière final qui dit tout sur la condition de ses personnages. Qu'il s'agisse de filmer des échanges entre les personnages ou de les inscrire dans le cadre, Lumet trouve toujours la solution adéquate, choisissant d'utiliser ici de lents travellings, là d'abrupts champs / contre-champs, sentant à chaque fois la manière la plus juste de raconter ce qui se passe de manière souvent sous-jacente dans la pièce. Il parvient également à faire pleinement participer l'environnement à l'action ; les paysages et la manière dont les acteurs s'y inscrivent racontent énormément de choses sur les personnages et leurs états d'âme, Lumet s'avérant là encore fidèle à l'esprit de Tchekhov. Il est aidé en cela par le splendide travail de Gerry Fisher, chef opérateur alors débutant qui s'est cependant déjà illustré en signant la photo d'Accident et de Cérémonie secrète de Joseph Losey. Enfin, l'autre grande qualité que l'on peut accorder à Lumet, c'est que sa mise en scène reste toujours simple, évidente, jamais ostentatoire ou appuyée, en bref d'une justesse de chaque instant.

Un justesse que l'on retrouve également dans la direction d'acteurs. De prime abord, on pouvait légitimement craindre de voir à l'écran un casting international mal accordé et engoncé dans des costumes d'époque. Or il n'en est rien et Vanessa Redgrave, James Mason et Simone Signoret (qui s'étaient déjà croisés devant la caméra de Lumet dans M15 demande protection) sont impeccables de bout en bout. Lumet leur fait quasiment faire de l'under-playing, bridant leur tendance à parfois surjouer le drame. Ainsi dirigés, ils confèrent à leurs personnages une véritable densité, tout comme le reste du casting qui se révèle être un sans-faute. Le goût de Lumet pour les acteurs, le plaisir à les diriger se ressentent ainsi à chaque instant.

On sent que Lumet est pleinement investi dans ce film et l'on comprend que l’œuvre de Tchekhov l'a profondément nourri et qu'il lui fallait bien un jour lui rendre grâce. Car la manière dont de film en film le cinéaste parle du groupe ou de la famille est finalement profondément tchekhovien. La nostalgie d'un temps passé, le poids du souvenir qui hypothèque la possibilité de se projeter dans le présent, le désarroi de ceux qui voient le crépuscule de leur monde, la tendance au repli sur soi ou sur le groupe... autant de thèmes autour desquels Lumet ne cessera de tourner, jusqu'à son dernier opus 7h58 ce samedi-là. Pas franchement emballant sur le papier, cette Mouette est une très belle surprise et un admirable hommage à l'oeuvre de Tchekhov.

Le Rendez-vous (The appointment, 1969)

Un grand avocat romain, Federico Fendi (Omar Sharif) tombe amoureux de la belle Carla (Anouk Aimée). Il découvre que celle-ci était la fiancée d'un vieil ami à lui, qui bientôt lui confie qu'il l'a quittée après avoir découvert qu'elle menait une seconde vie comme escort girl de luxe. Federico décide de ne pas croire à cette histoire, la séduit et finit par l'épouser. Mais l'idée de cette double vie fait son chemin en lui, l'obsède, et il s'arrange pour prendre en secret rendez-vous avec cette prostituée de luxe qui serait sa femme...

On l'a vu au moment de M15 demande protection, Lumet est attiré par le vieux continent et Le Rendez-vous, avec son casting majoritairement italien, son tournage à Rome et au lac de Bolsena, peut être vu comme un essai dans cette direction. Alors même que débute le Nouvel Hollywood, Lumet prend donc ses distances avec l'Amérique et signe un film qui joue tant au niveau du rythme, de l'ambiance, de l'interprétation intériorisée que de la musique (composée par John Barry après que Michel Legrand a été limogé) la carte du cinéma européen. Lumet lorgne de manière assez évidente du côté d'un Antonioni avec ce drame de la jalousie marqué par une froideur et un détachement peu courants chez lui. Mais à l'inverse du réalisateur de L'Eclipse, Lumet se repose sur un récit à suspense et c'est là où le bât blesse, le scénario tentant de manière assez maladroite de ménager son efficacité narrative tout en créant des béances pour faire "cinéma moderne".

Le geste étant un brin forcé, l'ensemble peine à convaincre vraiment. Mais il y a ça et là de belles idées de mise en scène - il faut saluer en passant le magnifique travail de directeur de la photographie Carlo Di Palma - et cet exercice de style n'est pas sans dégager un certain charme. Le Rendez-vous est film très bancal donc, mais qui tire de ses défauts sa singularité, ce qui en fait au final une curiosité à découvrir.

Last of the Mobile Hot Shots (blood kin, 1970)

Blood Kin démarre sur les chapeaux de roues. En cinq minutes, les deux personnages du film se rencontrent fortuitement, gagnent à un jeu télévisé, se marient et partent pour un plantation du Sud, le tout sur fond de satire cinglante de la télévision, du consumérisme, du mythe de la famille, de la réussite et du show-business. Ça va à cent à l'heure, la satire est mordante et l'American Way of Life en prend pour son grade. Avec comme apothéose, un mariage célébré devant les caméras de télé et les appareils électroménagers... une idylle américaine dans toute sa splendeur !

Mais avec Myrtle qui suit Jed dans la vieille plantation de Waverly dont il a hérité, le film s'embourbe petit à petit avec ses héros. On retrouve cette vision typique de Tennessee Williams d'un Sud qui n'évolue plus et vit dans le rêve de sa gloire passée. Le domaine de Waverly devenu un véritable marécage symbolise ainsi ce Sud prisonnier du passé, le symbolise même de manière outrancière et appuyée, ce qui va caractériser à peu près toute la suite du film. Car après un démarrage en fanfare où la musique, les dialogues et la mise en scène jouent de concert sur l'ironie et le second degré, le film devient empesé. Gore Vidal, qui avait déjà adapté Williams avec Soudain d'été dernier, ne peut pas faire grand-chose avec cette pièce où les défauts habituels de Tennessee Williams semblent grossis et prennent le pas sur l'invention et la qualité d'écriture des personnages et des dialogues. Williams règle ses comptes avec l'Amérique et le vieux Sud, mais il ne pense plus qu'à son discours, oubliant en route d'écrire de vrais personnages, de les rendre humains et complexes. On a affaire à des marionnettes au service de la démonstration de l'écrivain et non des personnages dont les acteurs pourraient s'emparer. Ils ne peuvent que cabotiner, en rajouter dans l'outrance et le grotesque, ce qui vient renforcer l'aspect théâtral du film que Sidney Lumet ne parvient que rarement à dépasser. Le plus triste finalement, c'est l'abandon de Lumet au niveau de la mise en scène et de la direction d'acteurs, ce qui fait que - chose rare chez lui - on sent toujours l'origine théâtrale du film.

O.B.

Le dossier Anderson (The Anderson Tapes, 1971)

Duke Anderson, voleur professionnel, sort de prison après de longues années d’internement. Sa principale résolution une fois sa liberté reconquise ? Cambrioler l’immeuble entier où habite son ancienne compagne. Il est comme ça, le Duke, plein d’initiatives et toujours tourné vers le même objectif. Il va donc réunir autour de lui un gang de braqueurs pour perpétrer son méfait. Sauf que ce joli immeuble est truffé de caméras de surveillance et de systèmes d’écoute. Notre chef cambrioleur n’est pas au courant de ce petit détail mais on imagine bien que cela ne l’aurait pas arrêté s’il l’avait su !

Si vous voulez voir Sean Connery dans l’un de ses rôles les plus marquants et succulents, vous avez choisi le bon film. Oeuvre paradoxalement peu connue et assez rare, Le Gang Anderson est l’occasion idéale de contempler la magnifique performance de l’acteur écossais qui interprète un homme énergique mais complètement borné, entreprenant mais vivant dans son propre monde. L’occasion est belle aussi de voir un Sidney Lumet s’engager pleinement dans les années 1970, une décennie qu’il illuminera de tout son talent, avec ici un film policier au rythme particulièrement vif (dans le sous-genre assez codifié du film dit "de casse") et contenant déjà certaines de ses préoccupations sociales dont le rapport qu'entretient la société avec sa propre représentation par l'ogre médiatique (à ce sujet The Anderson Tapes annonce à sa drôle de façon l'affaire du Watergate), et il faut voir de quelle manière sont croqués les personnages, des truands aux hommes de loi.

A la vitalité, à la précision et à la modernité de sa mise en scène (on relèvera un découpage percutant et parfois volontairement déstabilisant qui joue habilement sur la temporalité des événements) s’ajoute un humour bienvenu - passant souvent par un langage très cru - qui tire vers l’absurde dans l’enchaînement des situations jusqu’à un final étonnant. Mis en musique par le génial Quincy Jones - entre thèmes groovy et sonorités expérimentales - et interprété par une belle bande de comédiens - Sean Connery donc, un familier du cinéaste depuis La Colline des hommes perdus, Martin Balsam, Dyan Cannon, Ralph Meeker, Alan King et le jeune Christopher Walken dans sa deuxième apparition au cinéma -, Le Gang Anderson est une véritable curiosité à (re)découvrir.

R.C.

The Offence (1972)

Johnson (Sean Connery), un inspecteur de Scotland Yard, enquête depuis des semaines sur des viols de jeunes filles. Janie Edmonds est la quatrième victime du pervers : la disparition de cette dernière annoncée, Johnson participe à une battue dans la forêt et le terrain vague où on l’a vue disparaître à son retour de l’école. Il retrouve la petite fille, couverte de contusions, traumatisée. Johnson, poussé à bout par cette affaire, au bord de l'implosion, s'introduit dans l'ambulance qui emmène la gamine à l'hôpital afin de l'interroger avant qu'elle ne soit prise en charge par les services d'urgence. Mais en la questionnant, il ne fait qu'aggraver son traumatisme et la fillette, devenue hystérique, doit être anesthésiée. Lorsque, peu après, un individu louche est arrêté, Johnson, persuadé de sa culpabilité et bien décidé par tous les moyens à le faire avouer, s'enferme avec lui dans une pièce. Alerté par des hurlements et des bruits sourds, un collègue ouvre la porte et découvre le corps ensanglanté du suspect...

Sean Connery (qui a déjà tourné deux fois pour Lumet dans La Colline des hommes perdus et Le Gang Anderson) est époustouflant dans le rôle d'un policier hanté par vingt années de plongée en apnée dans le monde du crime. Johnson est accablé par des images de morts, de violence, de suicides, de bébés en décomposition, de pendus, de tortures, et cette dernière affaire sordide le fait basculer dans la folie. Lumet inscrit son film dans l'environnement anxiogène et étouffant d'une banlieue anglaise : barres d'immeubles et pavillons grisâtres, territoire ceinturé par les bretelles d'autoroutes... tout concourt à enfermer les personnages, à leur interdire l'illusion d'un ailleurs possible. Le chef opérateur Gerry Fisher travaille admirablement sur la froideur, les teintes glauques et verdâtres, les architectures monotones dont les lignes de fuites sont comme brisées. Seuls les terrains vagues sont comme des percées dans cette architecture uniformisée, des zones sauvages et inquiétantes où se déploient les pulsions primaires d'individus écrasés par leur milieu et cet environnement étouffant.

The Offence est une œuvre d'une absolue noirceur qui explore les tréfonds de l'âme humaine, la nature ambivalente de l'homme, son impossible résistance face à l'horreur. La question de la vérité a toujours été au cœur du cinéma de Lumet, et ce dès 12 hommes en colère (où le jeune accusé sortait d'un cinéma avant d'être arrêté...comme Baxter dans ce film). Les questions de la frontière forcément brouillée entre le Bien et le Mal et des apparences trompeuses est ici une nouvelle fois magnifiquement utilisée par Lumet. Sean Connery a souvent déclaré que The Offence était son meilleur rôle et, si l'acteur a par ailleurs très souvent montré l'étendue de son talent, on est tentés d'abonder dans son sens tant sa prestation toute en tension, en douleur intérieure, en fêlures, est proprement hallucinante. Son interprétation est en totale osmose avec la réalisation de Lumet qui joue constamment sur l'indécision, le doute : Baxter est-il le violeur ? Johnson serait il pas un fou criminel ? Quelle est la part de réalité et de fantasme dans ce qui nous est donné de voir ? Lumet se garde bien de résoudre les enjeux du film, laisse le doute s'insinuer en nous, sentiment inconfortable de glissement accentué aussi par le fait que chaque personnage est un coupable. Non pas coupable d'un crime, mais coupable de l'échec de sa vie ou de celle de son entourage.

Sidney Lumet mène le film avec une immense intelligence, jouant sur le réalisme des lieux, sur une attention constante portée au quotidien, tout en ponctuant le récit d'inserts visuels violents et en défragmentant le montage de manière quasi expérimentale. Il nous donne l'impression d'un film en morceaux à l'image de la psyché de son héros qui tombe en lambeaux. On à l'impression d'un film fissuré, d'être devant une toile tendue qui menacerait à tout moment de se déchirer et de laisser s'échapper la colère, la folie, la haine de Johnson. Ce lien entre la toile de l'écran et le cerveau de Johnson est l'une des grandes réussites de The Offence, polar poisseux qui colle longtemps à notre rétine. C'est un film malade, au sens où il est contaminé par la folie de son héros. Une folie à laquelle le spectateur est directement confronté, folie à laquelle il n'est jamais extérieur. Lumet ne décrit pas un cas clinique, il nous fait partager par le biais de sa mise scène la sensation d'une humanité qui s'effrite à trop côtoyer le mal. The Offence est une œuvre profondément dérangeante, la plus noire et sans issue jamais signée par le décidément indispensable Sidney Lumet.

O.B.

La Chronique du film

Les yeux de Satan (Child's Play, 1972)

Paul Reis (Beau Bridges) revient comme professeur de sport dans l'établissement scolaire religieux où il a été élève. Il retrouve avec plaisir l'un de ses anciens professeurs, Joseph Dobbs (Robert Preston), homme affable qui le prend rapidement sous son aile. C'est avec plus de réserve qu'il est reçu par l'autre enseignant influent de l'école, Jerome Mailley (James Mason), homme dur et froid particulièrement craint de ses élèves. A peine Reis a-t-il pris ses fonctions que de violents incidents éclatent entre les étudiants : comme hypnotisés, certains d'entre eux se laissent frapper et humilier par leurs condisciples. Reis commence à soupçonner Mailley d'être à l'origine de ce conflit larvé qui déchire l'établissement...

C'est Marlon Brando qui doit au départ interpréter Mailley, mais celui qui a déjà travaillé avec Sidney Lumet sur L'Homme à la peau de serpent quitte le projet au bout de quelques jours de répétitions suite à un conflit avec le producteur David Merrick, une star du théâtre de Broadway. Il est remplacé au pied levé par James Mason qui retrouve ainsi pour la troisième fois Lumet. Il apporte énormément au personnage, incarnant dans son corps et son visage une douleur profondément enfouie en lui et qui le dévore à petit feu, comme un cancer. C'est bien la prestation magistrale de l'acteur qui fait que ce Child's Play vaut un peu plus que le simple petit film d'angoisse qu'il aurait pu être. La mise en scène de Lumet se révèle en effet très fonctionnelle, seul l'accent gothique qu'elle prend parfois l'empêche d'être complètement anodine. On retrouve dans quelques cadrages, quelques beaux placements de caméra, l'œil aiguisé du cinéaste tel qu'il a pu s'exercer sur des films comme Le Prêteur sur gages ou, pour citer sa précédente réalisation, The Offence. Mais il faut bien convenir que ces passages sont éphémères et que le film est loin d'être tenu de bout en bout, le suspense que le cinéaste parvient parfois à insuffler au film se dissipant vite et quelques séquences frôlent même le ridicule. Si l'on peut trouver un intérêt au film - en dehors donc de la prestation de James Mason - c'est qu'il est thématiquement assez intéressant, du moins au regard des autres œuvres du cinéaste.

Child's Play est de toute manière une étrange projet, un film un peu improbable qui surgit après Le Gang Anderson et The Offence, deux films magistraux portés l'un par une mise en scène au cordeau et l'autre par des expériences formelles passionnantes. Alors qu'aux Etats-Unis la jeunesse se rebelle, Lumet prend étonnamment ses distances. Homme de gauche progressiste, on aurait pu imaginer qu'il allait se faire l'écho de cette contestation profonde de la société américaine mais, bien au contraire, il prend ses distances à la fois avec les différents mouvements qui secouent son pays et avec le cinéma du Nouvel Hollywood qui prend son essor. Pourtant, outre ses positions politiques, certains de ses films laissaient penser qu'il participerait à cette nouvelle donne du cinéma américain. On pense à Point limite qui annonce les fictions géopolitiques antimilitaristes qui fleuriront dans les années 70, Le Groupe qui par sa forme chorale propose un affranchissement des règles narratives traditionnelles dont bien d'autres cinéastes (Altman en tête) feront leur sel et, plus proche, Le Gang Anderson qui invente presque la fiction paranoïaque des années 70.

Mais avec The Offence en 1972 et surtout ce Child's Play tourné deux ans plus tard, Lumet signe des films détachés des enjeux thématiques et formels portés par le cinéma américain de l'époque. En fait, Lumet ne se retrouve en rien dans le slogan « Sexe, drogue et rock'n'roll » ; et pour lui la fronde de la jeunesse américaine tourne à vide car elle se révèle très vite incapable d'être une force de proposition politique, sociale et économique. Aussi, plutôt que d'être dans la simple contestation en bousculant les normes et les habitudes, il préfère poursuivre tranquillement son chemin de cinéaste en tournant entre deux chefs-d'œuvre (Serpico et Un après-midi de chien) des films de facture modeste comme Lovin' Molly, Le Crime de l'Orient-Express ou ces Yeux de Satan. Ce qui ne l'empêche pas par ailleurs d'y glisser discrètement, à la manière des anciens, quelques-unes de ses réflexions sur la société. On retrouve ainsi dans ce film mineur l'un des thèmes centraux du cinéaste, à savoir la dictature du groupe. Lorsqu'il évoque la démocratie, les médias, les institutions, Lumet scrute constamment la façon dont l'individu est amené à rentrer dans le rang, à s'aligner et à respecter la voix et les règles du groupe. Lumet transforme cette interrogation en peur dans Child's Play, montrant par le biais du fantastique comment il est possible de manipuler les gens pour les amener à abdiquer leur individualité au profit d'une masse uniforme ne parlant et n'agissant que d'une seule voix. Child's Play, qui arrive après d'autres films de genre qui ont bien plus brillamment mis en scène ce thème de l'uniformisation et du fascisme (on pense au Village des damnés et bien sûr au Body Snatchers de Siegel), aurait cependant pu être complètement anodin s'il ne prenait pas de biais le scénario attendu.

Jerome Mailley est ainsi dépeint comme un homme si droit, si rigide dans ses principes, que son attitude confine à la psychose. Mais avec du recul, on se rend compte que l'on pourrait considérer de la même la façon Serpico et bien d'autres personnages incorruptibles filmés par Lumet. Le film développe ainsi un étonnant discours sur la norme, inversant de manière ludique le déroulement attendu : le professeur rigide devient un héros tragique tandis que celui présenté comme ouvert et progressiste incarne au final le Mal. Lumet se méfie des mouvements de foule, et l'on peut voir dans ce retournement de situation une réaction du cinéaste aux mouvements de la jeunesse dans lesquels il voit plus un réflexe pavlovien, un mouvement de masse qu'une réelle adhésion à une utopie, un combat pour la justice et la liberté. Tout cela reste en filigrane dans un film qui demeure par ailleurs formellement et narrativement très modeste. On le conseillera donc aux fans du cinéaste qui ont épuisé les grands titres de sa filmographie et à tous les amateurs de James Mason, décidément l'un des plus grands acteurs qui soient.

O.B.

Serpico (1973)

Frank Serpico est un jeune policier idéaliste. Doué et volontaire, il devient vite un inspecteur qui compte et trouve ses aises dans les missions d’infiltration ; un choix de carrière qui a d’ailleurs des retombées sur sa vie privée car Serpico ressemble de plus en plus aux criminels qu’il poursuit, dans ses choix vestimentaires comme dans son attitude rebelle. Mais son intégrité est heureusement à toute épreuve. Quand il refuse de toucher de l’argent à l’exemple de ses collègues corrompus, et qu’il se décide à dénoncer les agissements de ces derniers, sa vie est alors menacée par ceux dont il se croyait les amis.

Septembre 2007, Sidney Lumet faisait l'objet d'une grande rétrospective à la Cinémathèque Française. Mars 2005, Sidney Lumet recevait un Oscar d’honneur mérité pour sa carrière exemplaire des mains d’Al Pacino. Lumet, grand cinéaste engagé qui a su régulièrement interroger les institutions de son pays à travers l’étude de ses dérèglements et de ses contradictions, se voyait ainsi récompensé alors que les Etats-Unis connaissaient une période douloureuse au cours de laquelle ses idéaux de démocratie et de liberté étaient vivement attaqués et bafoués par un gouvernement républicain réélu malgré sa morgue et ses mensonges d’Etat. Heureusement, il nous reste parfois Hollywood pour nous rappeler au bon souvenir de ces quelques artistes concernés par les dérives politiques et sociales de leur pays (tout en n’oubliant pas, chose essentielle, de faire du cinéma). Même s’il faut pour cela se retourner vingt ou trente ans en arrière car la production actuelle des grands studios manque cruellement de films de ce calibre, malgré un retour en grâce au milieu des années 2000. Ce qui nous ramène à Serpico, polar symbolique de ces années 1970 que l’on ne cessera de célébrer sur ce site.

Basé sur une histoire vraie, Serpico est une violente et intelligente critique de l’institution policière sujette à la corruption, en même temps qu’un film policier nerveux et efficace, qui doit beaucoup à l’énergie de Sidney Lumet et à son talent de portraitiste du milieu urbain qu’il connaît parfaitement. En l’espace de quelques années exceptionnelles, Al Pacino prouve, de son côté, à quel point il fut essentiel dans l’histoire du cinéma américain. Le comédien crève ici l’écran grâce à une interprétation toujours juste et sensible, et à un investissement tel que le parcours de son personnage atteint une intensité dramatique typique des antihéros des années 70. L’association Lumet / Pacino se reformera en 1975 avec Un après-midi de chien, une œuvre encore plus riche dans ses thématiques, puissante dans son intensité et marquée du sceau de la tragédie. En l’espace de deux ans, ces deux grands artistes nous auront livré deux films essentiels qui auront marqué leur époque tant par leur créativité que par leur regard sociologique.

R.C.

Lovin' Molly (1974)

1925, un petit village de la campagne texane. Gid (Anthony Perkins), un fils d'agriculteur, est amoureux de Molly (Blythe Danner) qui fricote avec son meilleur ami Johnny (Beau Bridges). Il tue le temps avec une jeune veuve, Sarah (Susan Sarandon), mais finit par emporter le cœur de la belle Molly. Attendant un enfant de Gid, elle se marie à la hâte avec autre homme, Eddie (Conard Fowkes), au grand désespoir de l'amoureux éconduit. Vingt années passent. Eddie est mort à la guerre et le fils illégitime de Molly et Gid combat dans le Pacifique. Gid, qui a fini par épouser Sarah, est toujours aussi amoureux de Molly et tout deux ne manquent pas de se retrouver...

Leaving Cheyenne est le deuxième roman de Larry McMurtry, futur prix Pulitzer avec Lonesome Dove en 1985. Dans le domaine du cinéma, l'écrivain texan est surtout connu pour l'adaptation par Peter Bogdanovich d'un de ses romans (The Last Picture Show en 1971) et pour le scénario de Brokeback Mountain. On retrouve dans ce film méconnu de Sidney Lumet le Texas bien sûr - cadre des deux autres films cités - mais surtout la même sensibilité avec laquelle sont dépeints les personnages et leurs trajectoires romantiques. Lovin' Molly est le deuxième film produit par Stephen J. Friedman après, justement, The Last Picture Show. On peut donc avant tout considérer le film comme lui appartenant, Friedman ayant visiblement une passion pour le travail de McMurtry, allant jusqu'à adapter ici lui-même le roman de ce que l'on imagine être l'un de ses auteurs de chevet. Lumet s'efface effectivement devant le script, mettant en scène le film le plus simplement du monde. Celui-ci a d'ailleurs un aspect très téléfilm, la photographie se révélant assez fade, la plupart des scènes étant sur-éclairées. Seules une ou deux séquences d'intérieur, plus soignées, parviennent à distiller une atmosphère, un climat qui manque par ailleurs au reste de l'œuvre. Un effacement d'autant plus dommageable que McMurtry reprochera à Lumet d'avoir trahi l'esprit de son roman et d'être responsable de l'échec commercial du film, pointant du doigt sa mise en scène sans relief.

Malgré tout, il y a de belles choses dans ce film, à commencer par les personnages et les acteurs. Blythe Danner est particulièrement convaincante dans le rôle de Molly, éclairant le film de sa joyeuse frimousse qui fait souvent penser à celle de sa fille Gwyneth Paltrow. Anthony Perkins est par contre fort peu convaincant dans son rôle de fermier, sa frêle silhouette s'accordant bien mal avec le fait de tirer un soc à labour ou de dompter un cheval sauvage. Mais en dehors de ces passages physiques, son charisme et sa retenue servent à merveille le personnage de Gid. Pour le rôle de Johnny, Lumet retrouve de nouveau Beau Bridges après Les Yeux de Satan, l'acteur se révélant comme à son habitude très juste à défaut d'offrir une prestation inoubliable. Le trio s'accorde donc très bien et leur complicité parvient même à faire oublier des maquillages hideux qui hypothèquent considérablement notre croyance dans le vieillissement des personnages.

Alors que le Nouvel Hollywood a pris son envol, Lumet reste étonnamment à l'écart de ce mouvement et signe un film discret et d'apparence passéiste. D'apparence car il y a le personnage de Molly, femme libérée qui bouscule les bonnes mœurs, les traditions, et qui pousse Gid à prendre du recul avec cette société puritaine dont il fait partie. Le quasi-trio amoureux qu'ils forment avec Johnny va à l'encontre des lois morales qui découlent de ces dogmes religieux omniprésents dans la société américaine - et dans le Sud en particulier - et qui étouffent les individus sous les secrets et la honte. Molly, pleine de vitalité et de fougue, est comme le noyau d'une tempête qui vient mettre du chaos et de la vie dans une société sclérosée et confite dans sa bigoterie.

Mais Lumet, s'il signe un film profondément féministe, ne s'inscrit pas pour autant dans le mouvement protestataire des années 70 parce qu'il ne partage pas complètement le regard que celui-ci porte sur l'Amérique. Tout comme, en tant qu'artiste, il ne partage pas cette défiance envers le cinéma classique partagée par nombre de jeunes cinéastes - thème central du cinéma du Nouvel Hollywood - il oppose un film qui parle de l'attachement à la terre, liant celui-ci à l'amour que Gid éprouve pour Molly. Lumet évoque (plus qu'il ne met en scène, on est très très loin du cinéma d'un Malick ou d'un Ford) cette vision d'une terre éternelle, d'une terre qui dépasse les hommes qui y vivent. Gid pense que son amour pour Molly résistera au temps, comme résistera cette terre qu'il cultive et habite (« I felt Molly was also permanent that my land »). Mais au fil du temps (le récit s'étale sur quarante ans), leur amour devient de plus en plus fragile, évanescent, la promesse de vivre ensemble de plus en plus improbable, chimérique. C'est ce qu'il y a de beau dans ce film, cette sensation du temps qui doucement passe et emporte un à un les rêves des personnages, cette façon qu'a Lumet de montrer comment à force de vivre à contretemps ils ne se trouvent jamais et passent à côté de leurs vies. On regrettera donc d'autant plus le manque d'ambition formelle et de tenue de l'ensemble, qui fait au final ressembler Lovin' Molly à une bluette télévisuelle alors qu'il y avait dans ce récit simple et touchant la matière pour un grand film.

Le Crime de l'Orient-Express (Murder on the Orient Express, 1974)

Au milieu de la nuit, un drame survient dans le train express Istanbul - Calais : Ratchett, un riche homme d'affaires américain, est retrouvé assassiné dans sa cabine. Parmi les passagers se trouve le célèbre détective Hercule Poirot, qui entend bien résoudre cette nouvelle énigme qui s'offre à lui...

On s'est déjà étonnés de voir que Sidney Lumet, malgré des prédispositions politiques et artistiques qui en faisaient un candidat parfait, n'a pas participé au mouvement du Nouvel Hollywood. C'est ainsi qu'après un thriller fantastique (Child's Play) et une romance texane (Lovin' Molly), on est à nouveau surpris de le voir en plein milieu des années 70 tourner ce Crime de l'Orient-Express, projet qui paraît bien désuet au moment où ses confrères cinéastes redéfinissent les règles qui régissaient jusqu'ici le cinéma des studios. Le film est d'abord une grande production au casting international : côté femmes on y retrouve Lauren Bacall, Ingrid Bergman, Jacqueline Bisset et Vanessa Regrave, côté hommes Jean-Pierre Cassel, Sean Connery, John Gielgud, Anthony Perkins, Richard Widmark, Michael York et, dans le rôle du célèbre détective belge, le grand Albert Finney. Lumet adore les acteurs (il a débuté sur les planches, a monté un atelier d'acteurs à Broadway et n'a cessé durant sa carrière de cinéaste de diriger les plus grands), et l'on imagine le plaisir qu'il a pu prendre à voir défiler sur son plateau ces stars et ces acteurs venus d'horizons très divers. Un défilé qui tourne certes à vide - les personnages sans épaisseur sont réduits à des fonctions - mais qui nous procure ce plaisir quelque peu fétichiste qui consiste à contempler une belle collection de stars. Plaisir dédoublé par celui pris à suivre l'attendue mais diablement efficace mécanique policière déployée par Agatha Christie.

Le film est très soigné - aussi bien au niveau des décors (le luxueux Orient-Express) que de la reconstitution d'époque - et la mise en scène de Lumet se révèle aussi simple qu'élégante. Ce qui est intéressant, c'est que cette posture de Lumet, ce côté lisse et propret qu'il donne à son film, est totalement cohérent dans le cadre d'un récit qui ne repose que sur les faux-semblants et les rôles qu'endossent les différents protagonistes de l'histoire. En travaillant sur l'artifice, le décorum et la présence d'acteurs immédiatement identifiables, Lumet s'amuse et dans un même temps trouve le positionnement idéal pour tourner cette adaptation d'Agatha Chrisite.

En outre, le film est loin d'être incohérent par rapport à la filmographie du cinéaste. On y retrouve ainsi son goût pour les espaces clos et son intérêt pour tout ce qui touche au fonctionnement du groupe. Plus anecdotique, il utilise les flash-back et glisse sa caméra entre les personnages comme il aime à le faire dans nombre de ses réalisations. Mais ces liens thématiques ou formels sont loin d'occuper notre esprit à la vision d'une oeuvre qui reste tout de même assez anodine et impersonnelle dans la carrière du cinéaste, d'autant que l'on est plus occupés à essayer de démêler avant Poirot les fils de l'intrigue qu'à décrypter un film aussi frivole que ludique.

O.B.

Un après-midi de chien (Dog Day Afternoon, 1975)

Des jeunes Américains sans expérience sont coincés à l’intérieur d’une banque avec leurs otages après une tentative ratée de hold-up qui devait financer une opération chirurgicale. La police, les journalistes et la foule new-yorkaise, qui prend progressivement parti pour les apprentis cambrioleurs, se pressent en masse autour de l’endroit. Un siège hors du commun commence.

Sidney Lumet se saisit d’une histoire vraie et offre à Al Pacino l’un de ses plus beaux rôles. Dog Day Afternoon est bien plus qu’un film à suspense basé sur un fait criminel propice à des échappées de violence non contenue. C’est avant tout un constat social très juste sur l’Amérique des années 1970, sur ses marginaux et leurs aspirations sociales et morales ; mais c'est aussi une charge violente contre la manipulation mise en oeuvre par les institutions : la police, qui d'abord prise de cours amène à force de persuasion et de mauvaise foi le protagoniste principal du film à suivre ses plans, et les médias (surtout la télévision qui bouscule les concepts de véracité et de distance critique). Rêve américain en mode pathétique qui vire au cauchemar urbain en huis clos, Un après-midi de chien confirme une nouvelle fois, avec une efficacité redoutable qui évoque un fatalisme lucide, que Lumet connaît bien sa ville et ses habitants, de même que les aspects les plus négatifs des différentes institutions de son pays qu’il ne cesse de questionner de film en film (de 12 hommes en colère à La Colline des hommes perdus, de Serpico au Prince de New York).

Enfin, Un après-midi de chien est également un drame humain particulièrement émouvant. Sa mise en images parvient toujours à conserver son but premier, soit montrer les faux espoirs et la dérive de deux marginaux immatures entraînés dans un mécanisme infernal que rapidement ils ne contrôlent plus, et à maintenir sa force dramatique au-delà de la multiplicité des points de vue qu’elle doit satisfaire. Al Pacino, dans le rôle de Sonny Worztik, abat un travail phénoménal : son personnage d’inadapté social acquiert de l’assurance au fil des heures, en tenant la dragée haute aux policiers et aux journalistes, et reconquiert une légitimité qui lui faisait défaut. L’acteur au jeu intense et halluciné atteint un tel niveau d’interprétation que rien ne semble contrecarrer l’aventure extraordinaire que semble accomplir l'antihéros qu'il incarne, jusqu’à ce que la réalité sordide vienne le rattraper dans son élan libératoire, conformément aux lois de cette tragédie urbaine qui restera dans les annales du cinéma américain. Autour de Pacino, plus bouleversant que jamais, on retrouve le discret et émouvant John Cazale, comédien exceptionnel hélas trop tôt disparu (Le Parrain 1 et 2, Conversation secrète, Voyage au bout de l'enfer), qui interprète à la fois le compagnon et la raison d’exister de Sonny.

Sidney Lumet, qui s'est toujours tenu à l'écart du Nouvel Hollywood, venait en cette année 1975 de démontrer en tournant Dog Day Afternoon (avec sa pluralité des enjeux, ses personnages fortement ancrés dans leur contemporanéité, ses ruptures de ton) que les bouleversements thématiques et esthétiques du cinéma américain ne se feraient pas complètement sans lui.

R.C.

Network - Main basse sur la TV (Network, 1976)

Nul doute que le temps sera un précieux allié pour aider à la réévaluation de la filmographie de Sidney Lumet, longtemps considéré simplement comme un habile "faiseur" au service de grandes histoires, un second couteau en quelque sorte parmi les cinéastes américains de la deuxième moitié du XXème siècle. Après la louable entreprise de la Cinémathèque Française qui lui consacra une rétrospective durant l’été 2007, on eut notamment le plaisir récemment de constater que l’éminent Bertrand Tavernier admettait avec une vraie élégance avoir « traité à la légère », dans son ouvrage de référence sur le cinéma américain, un film comme Network, film immense que l’on peut aisément admettre comme l’une des plus ahurissantes réussites du cinéaste. La raison du dédain dont fut parfois victime Sidney Lumet (de moins en moins, il est vrai) réside probablement dans la manière dont son traitement, pourtant réfléchi et pertinent, s’est toujours adapté à son sujet. Pour Lumet, une bonne mise en scène ne doit pas s’imposer, ne doit quasiment pas "se voir" ; pour autant, il se compte bien peu de cinéastes fournissant un tel travail sur le cadrage, sur la texture de l’image ou sur le montage.

Par exemple, dans Network, Lumet avait demandé à son chef opérateur Owen Roizman d’utiliser le moins de lumière possible pour conférer un aspect documentaire au film, puis progressivement, au fur et à mesure des séquences, d’amplifier de manière imperceptible à la fois les éclairages et les mouvements de caméra, et accentuer ainsi la dramatisation de l’œuvre. Aucune esbroufe donc, pas de mouvements tapageurs ou d’effets sur-signifiants dans le cinéma de Sidney Lumet, mais une appréhension totale d’un sujet, avec une précision chirurgicale et un certain sens de l’anticipation. Valable pour presque tout son œuvre, cette remarque devient particulièrement vraie pour Network (par exemple dépourvu de toute musique) où son efficacité feutrée exalte un propos sidérant de modernité : télé-réalité, ultra-libéralisme sauvage des grands groupes financiers, compromission économique du pouvoir politique, récupération commerciale de l'action terroriste, intérêts arabes dans l’économie américaine etc... : Network anticipait sur la société dans laquelle nous vivons aujourd'hui, pour montrer des personnages perdus dans un monde qui à force de changer en devient vidé de sens (finalement, peu importe ce que déblatère Howard Beale, c'est la manière dont il le dit qui assure son succès), vidé d'émotion (l'escapade amoureuse de Max et Diane, qui tourne à la réunion de travail), vidé de toute vie (ces executives du studio qui discutent froidement de la mort de Howard...).

Moins une satire qu’un constat prémonitoire, et sans pour autant être exempt d’un humour noir ébène (en particulier dans la démonstration paroxystique effectuée par le personnage de Ned Beatty), Network n'oublie surtout jamais ni de composer des personnages (Max et sa femme, la froide Diana...) ni de structurer une histoire d’une infinie cohérence, ni même de s’adresser à ses spectateurs, invités, à l'instar des protagonistes du film, à se lever, à ouvrir leur fenêtre et à crier leur indignation : « I am mad as hell, and I'm not gonna take it anymore !!!!!! »

A.R.

EQUUS (1977)

Alan Strang (Peter Firth) est un jeune garçon d'écurie. Pris d'un accès de folie, il crève les yeux de six chevaux dont il s'occupait pourtant amoureusement. Il est envoyé par décision de justice auprès du docteur Dysart (Richard Burton) qui essaye au cours de la thérapie de comprendre ce geste inexplicable...

Sidney Lumet signe avec Equus une nouvelle adaptation théâtrale mais cette fois-ci à la demande expresse de l'auteur, Peter Shaeffer, qui par ailleurs est loin d'être totalement convaincu par sa création. Sujet oblige, Lumet est dans un approche très psychanalytique, truffant son film d'images et de symboles facilement décryptables par le spectateur qui comprend ainsi vite la nature du trauma du personnage, bien avant Dysart, qui passe du coup pour un piètre psychiatre. On penche d'ailleurs plus pour une maladresse de Lumet et de Shaeffer que pour une volonté des deux hommes d'offrir au spectateur le plaisir pris à démêlér l'écheveau (les chevaux ?) de l'intrigue avant le spécialiste proclamé. On passera donc vite sur le prétendu mystère du film pour se concentrer sur la mise en scène, ici rendue particulièrement intéressante du fait que le cinéaste ait pris de front avec ce film la question de l'adaptation théâtrale. Le plus grand des reproches qui lui est fait est justement sa mise en scène prétendument théâtrale, critiques et spectateurs peu attentifs ayant souvent le réflexe d'associer adaptation de pièce et mise en scène anti-cinématographique - Pagnol en a fait les frais en son temps - pour peu que le cinéaste se refuse à aérer artificiellement le matériau d'origine. Et pourtant Lumet, à quelques exceptions près (Long voyage vers la nuit par exemple) a toujours su transposer les pièces qu'il adapte dans un langage purement cinématographique.

Avec ce film, il change radicalement d'approche en créant un dispositif de mise en scène qui affiche au contraire l'origine théâtrale du projet. Le récit tenant tout entier sur la confrontation entre Dysart et Strang, Lumet décide d'essayer de recréer au cinéma cette frontalité directe qui existe sur les planches entre le spectateur et les acteurs, convaincu que c'est la meilleure façon de nous impliquer dans le duel entre les deux hommes. Ainsi, Richard Burton et Peter Firth sont filmés et éclairés comme s'ils étaient sur une scène de théâtre, ils s'adressent souvent directement à la caméra et l'on devine presque la présence de coulisses et des changements de décors. Tout ces effets renforcent l'impression de réalité fuyante, de fantasme, de vérité masquée qui est au cœur du film. L'artificialité du dispositif n'est pas là pour donner corps à la psychose d'Alan mais pour remettre en cause la loi sacrée de la psychanalyse. En laissant tout le film et ses protagonistes être contaminés par l'artifice, Lumet montre qu'il n'y a pas d'un côté le malade et de l'autre le praticien, d'un côté les fantasmes et de l'autre la réalité : les frontières sont floues, perméables, et tous les personnages sont pris dans un même mouvement de déréalisation. Lumet questionne souvent la notion de normalité. C'est évident ici mais le discours est le même dans Serpico, où la droiture du personnage interprété par Al Pacino confine à l'obsession et pourrait dans un autre contexte être jugée comme une maladie mentale.

Sidney Lumet refuse d'enfermer Alan dans une case, le montrant comme un jeune homme allant au bout de sa passion et non comme le fou qu'il est censé être aux yeux de la société. Lumet joue énormément sur les rapports de force entre Alan et Dysart, inversant leur position au fur et à mesure des échanges. On retrouve ici cet amour de Lumet pour les confrontations, les rapports conflictuels, les combats psychologiques et verbaux entre les individus ; et alors qu'il prend un plaisir évident à montrer Alan sortant grandi de sa joute avec Dysart - et donc de son combat contre la loi de la psychanalyse, contre la norme - il montre dans un même temps une infinie empathie pour le médecin brisé qui voit vaciller sa croyance en sa science. Porté par ses deux admirables interprètes, Equus est un film passionnant, une joute de près de deux heures qui nous tient en haleine de la première à la dernière minute. Après Network et Un après-midi de chien, la deuxième moitié des années 70 nous montre un Sidney Lumet au mieux de sa forme.

O.B.

The Wiz (1978)

Une famille afro-américaine d'apparence heureuse se réunit pour Thanksgiving dans une maison new-yorkaise où vit la jeune Dorothy, 24 ans, avec son oncle et sa tante. Alors que tous célèbrent la naissance d'un nouvel enfant, Dorothy ne peut s'empêcher de paraître comme elle est toujours : timide, évasive, renfermée, mélancolique, bref malheureuse. D'autant que soumise à la pression de sa tante qui lui enjoint de fonder un foyer et de s'émanciper, elle entend rester institutrice plutôt que d'accepter un poste dans un collège, se sentant plus à l'aise entourée de petits enfants. Plus tard le même soir, alors qu'elle poursuit dans la rue son chien Toto qui s'était enfui de la maison, Dorothy est happée par une tornade de neige qui la conduit avec son animal dans un pays imaginaire appelé Oz. Pour revenir chez elle, elle devra demander l'aide du puissant magicien qui vit à Emerald City. Sur son chemin, entre autres créatures extraordinaires, Dorothy croisera la route d'un épouvantail en quête de cerveau, d'un homme de fer-blanc à la recherche d'un coeur puis d'un lion en manque de courage qui l'accompagneront dans sa mission semée d'embûches...

Dans la culture américaine, la conte du Magicien d'Oz est une œuvre incontournable, un récit d'apprentissage transmis de génération en génération. Publié en 1920, après la mort de son auteur L. Frank Baum, The Wonderful Wizard of Oz a acquis ensuite une renommée internationale considérable grâce à l'adaptation cinématographique réalisée en 1939 par Victor Fleming (et quatre autres cinéastes non crédités) pour la MGM. Depuis lors, il est donc parfaitement naturel que différents artistes étatsuniens au fil des années et dans des domaines divers (théâtre, dessin animé, cinéma...) revisitent cette histoire fabuleuse - mais assez naïve tout de même - pour en donner leur propre interprétation. L'une de ces nouvelles versions prit place sur les planches de Broadway en 1975 (après avoir été créée à Baltimore) sous la forme d'une comédie musicale écrite par William F. Brown avec un livret composé par Charlie Smalls. Le spectacle fut un grand succès public, de même que critique puisqu'il remporta sept Tony Awards. La grande originalité de cette comédie musicale est qu'elle est entièrement interprétée par des Noirs et relève de la culture musicale de cette communauté (Smalls était lui-même afro-américain). Le succès était tel qu'une adaptation cinématographique fut logiquement envisagée, sous la houlette de Universal en coproduction avec... Motown Productions, une division de la fameuse société de production musicale fondée par Berry Gordy à Detroit en 1959 qui révolutionna la musique populaire américaine en opérant un mariage stylistique entre le background musical afro-américain et des compositions mélodiques aptes à séduire un public blanc.

Il n'est donc pas étonnant qu'au sein du casting intégralement noir du film The Wiz, on trouve des stars de la Motown telles que Diana Ross et Michael Jackson (alors âgé d'à peine 20 ans) à côté de grandes interprètes de la musique noire américaine comme Lena Horne, Mabel King ou Thelma Carpenter. On y retrouve également et surtout l'un des plus grands musiciens afro-américains (américains tout court devrait-on dire), le compositeur et producteur Quincy Jones, qui supervisa entièrement l'adaptation musicale de l'œuvre de Charlie Smalls et fut responsable de tous les arrangements. La chose la plus surprenante est d'y retrouver enfin Sidney Lumet derrière la caméra. Certes le cinéaste est un enfant de la balle, issu du théâtre, un New-yorkais pur jus qui porte probablement plus Broadway dans son cœur que Hollywood. Sans tomber dans la caricature de la "politique des auteurs", on pourrait aussi ajouter que Lumet, homme de gauche et progressiste dans l'âme, fut très sensible au combat mené par les Noirs américains pour conquérir leurs droits civiques - il réalisa même avec Joseph Mankiewicz King : A Filmed Record, un célèbre documentaire sur la vie de Martin Luther King - et se retrouver à réaliser un film avec un tel casting ne pouvait que lui procurer un certain plaisir. Enfin, le décor de The Wiz étant une sorte de New York complètement fantasmé, on peut supposer que travailler sur un environnement urbain imaginaire dérivé de sa ville natale pouvait également le séduire. Une fois ces considérations effectuées, on ne peut hélas que se rendre à l'évidence : The Wiz est un film plutôt raté dans l'ensemble et l'on peine à comprendre comment Lumet a fini par se retrouver dans cette galère.

Car le moins que l'on puisse dire, c'est que l'on sent le cinéaste assez peu investi dans sa mise scène, se contentant la plupart du temps d'enregistrer platement ce qui se produit devant ses yeux en terme de spectacle musical. Il faut rappeler que Sidney Lumet a remplacé John Badham au pied levé, celui-ci ayant décidé de quitter la production quand Diana Ross fit des pieds et des mains pour obtenir le rôle de Dorothy alors qu'il la jugeait trop âgée et pas suffisamment compétente comme comédienne. Mais cela n'excuse pas Lumet d'avoir manqué d'ambition visuelle. Certes le scénario écrit par Joel Schumacher (futur réalisateur de Flatliners, Batman Forever, Batman & Robin ou 8 mm !) ne brille en aucun cas par sa subtilité ou une progression dramatique recherchée, avançant même à la fin une petite morale de pacotille sur les richesses à trouver en soi-même. Certes, l'aspect visuel entre kitsch bariolé tout à fait assumé et psychédélisme seventies peut prêter fortement à sourire. Mais The Wiz aurait pu être sauvé d'une certaine manière par un dynamitage complet au niveau de la réalisation (à l'exemple de Baz Luhrmann pour Romeo + Juliette), mais Lumet n'était évidemment pas l'homme de la situation. Un artiste comme Bob Fosse aurait bien mieux convenu, mais on doute fortement qu'un tel projet l'eut intéressé... Lumet semble seulement se réveiller lors du numéro A Brand New Day, une séquence chorégraphique qu'il emballe enfin avec dynamisme. A sa décharge, il n'est pas aidé par une Diana Ross complètement à côté de la plaque, ne disposant que de deux expressions dans son jeu d'actrice et passant les deux tiers du film à pleurer en grimaçant. Sa voix sublime ne suffit pas à compenser une performance désastreuse en termes d'interprétation et de présence scénique. Seul Michael Jackson dans la peau de l'épouvantail parvient à sortir du lot (comme chanteur, danseur et même acteur), laissant deviner le showman prodigieux qu'il deviendra peu après le tournage de The Wiz.

Etrangement, la bande originale du film se révèle aussi une déception. Du reste, seule la chanson Ease On Down the Road (utilisée à plusieurs reprises) est passée à la postérité, le reste - mélange de rhythm'n'blues, de funk a minima, de disco et de mélodies made in Broadway - peine à enflammer, émouvoir ou tout simplement captiver les oreilles. Un autre gâchis concerne la présence de Richard Pryor dans le rôle du magicien manipulateur, son génie comique n'a jamais l'occasion de s'exprimer. En résumé, dans la carrière prolifique et quasi exemplaire de Sidney Lumet, on se permettra d'oublier assez vite The Wiz, un essai malheureux pour un cinéaste d'envergure qui aurait probablement voulu marquer de son empreinte la comédie musicale, mais sans succès compte tenu du fait que son film fut un échec artistique sanctionné à la fois par le public et la critique lors de sa sortie en salles.

R.C.

Just Tell Me What You Want (1980)

Bones Burton (Ali MacGraw), une productrice de télévision, vit sous la coupe de Max Herschel (Alan King), un magnat à qui tout sourit et dont elle est l'une des amantes et employées. Elle hésite à rompre avec lui et se laisse peu à peu séduire par Steven Routledge (Peter Weller), un jeune écrivain dont elle doit faire le portrait pour une émission télé. Lorsque Herschel Industries a pour projet de rentrer dans le business hollywoodien, elle voit enfin l'occasion de travailler pour le cinéma et de quitter ce monde de la télévision qu'elle méprise. Mais lorsqu'elle comprend que Max Herschell ne compte pas lui confier les rênes du studio qu'il a racheté, elle entend lui faire payer cet affront et tombe dans les bras de Steven...

Just Tell Me What You Want est la première collaboration de Lumet avec Jay Presson Allen (Pas de printemps pour Marnie, Cabaret) qui écrira dans la foulée avec le cinéaste Le Prince de New York puis adaptera pour lui Piège mortel. Peinture au vitriol de la réussite à l'américaine, satire de la bourgeoisie WASP, critique des médias... on voit tout ce qui a pu plaire à Lumet dans le roman de Presson Allen à l'origine du scénario. L'auteure s'en donne à cœur joie dans sa description d'un milieu social névrosé, incarné ici par Max Herschel auquel Alan King prête merveilleusement sa verve comique. On regrette cependant que tout tourne autour de ce personnage, qu'il soit seul à incarner la folie et les tares du système. Quelques rôles secondaires viennent certes l'épauler dans cette tâche, mais ils sont trop vite écartés ou ne servent que de faire-valoir aux délires du magnat(que). De la même manière, Alan King, inconnu par chez nous mais star de la télé à l'époque, s'accapare un peu trop l'écran au détriment des autres personnages qui peinent à trouver leur place. Ali MacGraw se contente ainsi de changer de garde-robe à chaque séquence et Peter Weller (le futur Robocop) d'user de son charme naturel, et seule Myrna Loy sort son épingle du jeu en bras droit stoïque et raisonné de l'insupportable Max Herschel. La présence de la star du muet n'est bien sûr pas fortuite, Myrna Loy incarnant le fantôme de l'ancien système des studios à l'heure où l'idée même de cinéma a disparu d'un Hollywood dirigé par les promoteurs et les financiers en tous genres. Le film est à ce titre d'un pessimisme total et l'on sent combien Lumet regrette d'avoir à travailler avec un tel système, même s'il se protège en refusant de gagner Los Angeles.

O.B.

Le Prince de New York (Prince of the City, 1981)

Un département de la police new-yorkaise chargé de la lutte anti-drogue est constitué de policiers d'élite qui travaillent dans l'ombre pour démanteler des réseaux. Un peu livrés à eux-mêmes dans les bas-fonds de Big Apple, ils se laissent facilement aller à la corruption. Daniel Ciello, leur chef de groupe, est contacté par les services fédéraux pour arrêter des gros trafiquants. Sauf que les affaires intérieures de la police machinent en fait à faire tomber les policiers corrompus. Ciello comprend finalement qu'il a la possibilité de sauver sa tête en les aidant dans cette mission, mais il refuse fermement de trahir ses collègues. Il devra bientôt être confronté à un lourd cas de conscience, au centre d'un rapport de forces et d'un jeu d'influences particulièrement vicieux.

Comme Serpico huit ans auparavant, Prince of the City est basé sur une histoire vraie, celle d'un flic new-yorkais qui assista en 1971 les fédéraux dans une enquête de corruption de fonctionnaires de police. Et comme pour Serpico, c'est le grand Sidney Lumet qui récupère le projet et en coécrit le scénario avec Jay Presson Allen, son collaborateur déjà sur Just Tell Me What You Want l'année précédente. En effet, l'adaptation du livre de Robert Daley était jusqu'alors dans les mains de Brian De Palma, qui développait son script en ayant l'idée d'offrir le rôle principal à John Travolta. Mais la production lui retira le projet au profit de Lumet, dont on peut affirmer sans aucune hésitation qu'il était le cinéaste taillé sur mesure pour un tel sujet.

Une nouvelle fois, le cinéaste explore les arcanes de la corruption policière et signe une critique amère et lucide des institutions américaines, tout en posant un regard désappointé sur une société qui déchire des groupes plus ou moins unis par une vraie affection malgré des infractions à la loi. Prince of the City est aussi une plongée fascinante dans un New York livré à ses démons (la drogue joue un rôle essentiel dans cette optique) par un réalisateur qui connaît sa ville d'origine sur le bout des doigts. Le rôle principal est tenu par Treat Williams, qui est de quasiment toutes les scènes et porte le point de vue du film. Williams fut un jeune acteur en vue et prometteur à la fin des années 70 (Hair, 1941) avant de poursuivre une carrière décevante. Ici, il est excelle tout simplement et son manque relatif de charisme fait justement sa force. Durant près de trois heures, harassé physiquement et psychologiquement, indécis quant à son rôle social, nerveux, instable, en proie à des tourments de l'âme, il balade sa carcasse dans ce jeu du chat et de la souris où il ne maîtrise plus rien. Lumet aime ce genre de personnage droit, presque obsessionnel dans ses engagements, qui dans la solitude la plus extrême tente de sauver son âme en résistant aux pressions des institutions : s'il accepte de collaborer - parce qu'il entend rester dans le "bon camp" - il refuse de devenir une "balance" et donc de donner des noms, ceux de ses camarades d'existence, c'est là qu'il place son honneur et sa volonté d'indépendance.

La frontière rendue floue entre le Bien et le Mal est aussi ce qui fascine Lumet. Les "princes de la ville" (soit les policiers du département antidrogue) sont des héros solitaires à leur manière, mais leur statut héroïque dépend surtout de la fange dans laquelle baigne la cité qu'ils doivent protéger. Et la promiscuité avec le monde interlope des drogués bouleverse leur système de valeurs (il n'est pas rare que des policiers sympathisent avec ces derniers), de même que leur vie dangereuse et peu gratifiante en termes de reconnaissance et d'argent les amène à basculer peu à peu dans la corruption. Une situation que Lumet ne défend absolument pas, mais qu'il remet en perspective en tenant compte de l'éloignement et de la froideur dont témoigne le sommet de leur hiérarchie.

Drame psychologique intense, dilemme existentiel, polar sombre, film politique, Le Prince de New York s'affirme comme une œuvre riche de questionnements (sur les thèmes de trahison et de parjure notamment), et témoigne - avec une tension permanente due à la fluidité de la mise en scène et au rythme d'un montage au cordeau - de la difficulté d'être fidèle à la fois à ses idéaux, à ses proches et à l'ordre social. Le film se révèle aussi une cartographie exemplaire d'un certain cinéma urbain de cette époque et figure parmi les plus grandes réussites de Sidney Lumet, ce qui n'est pas peu dire.

R.C.

Piège mortel (Deathtrap, 1982)

Sidney Bruhl, auteur jadis reconnu de pièces de théâtre, vient de connaître un nouvel échec critique et public avec sa dernière pièce. Cherchant à tout prix à renouer avec le succès, il remarque le manuscrit que lui a fait parvenir Clifford Anderson, l'un de ses étudiants à un séminaire d'écriture. Sidney Bruhl voit là l'occasion de revenir sur le devant de la scène, à condition de faire croire que le texte est de lui. Mais pour cela, il faut se débarrasser de Clifford Anderson...

Au premier abord, le film ne semble pas avoir d’autres enjeux que celui de jouer avec la théâtralité et les émotions du spectateur. Sidney Lumet est pourtant réputé pour ses films sociaux et engagés, dénonçant les dangers d’une justice expéditive dans 12 hommes en colère et Le Verdict, la manipulation des médias dans Network, les répercussions de l’engagement politique des parents sur leur progéniture dans À bout de course. Il s’intéresse par ailleurs aux intrigues policières et criminelles dans Serpico et plus particulièrement dans The Offence, nous proposant une plongée dans la conscience troublée d’un policier traumatisé par la violence des crimes auxquels son métier le confronte. Si divers sont les sujets abordés dans ses films, tous se rejoignent sur un point : le sérieux avec lequel ils sont traités. C’est pourquoi Piège mortel apparaît si particulier, si inattendu dans le paysage cinématographique de ce réalisateur, bien que cette tonalité hybride soit déjà perceptible dans Un après-midi de chien, drame social contenant quelques touches d’un humour absurde. Le spectateur se trouvera parfois mal à l’aise face à un film oscillant en permanence entre humour noir et monstruosité, et se demandant jusqu’où le réalisateur est prêt à aller. Le choix de l’acteur principal, Michael Caine, renforce également cette ambiguïté, dans la mesure où ses rôles les plus marquants sont plutôt sombres et inquiétants. Incarnant ici Sidney Bruhl, un dramaturge aux intentions équivoques, Caine nous propose un brillant numéro d’acteur. Les autres interprètes, tous rompus à l’exercice théâtral, s’en donnent à cœur joie pour incarner avec brio des personnages fort sophistiqués. Dyan Cannon dans le rôle de Myra, l’épouse soumise et hystérique, rythme le début de la pièce par des cris d’effroi traduisant sa nervosité excessive. Irene Worth joue la medium hollandaise Helga Ten Dorp, soulignant avec insistance par un accent fort prononcé l’étrangeté burlesque de ce personnage haut en couleur. Christopher Reeve s’amuse ici avec un rôle à contre-emploi, quittant le costume de Superman et le visage du mari et gendre idéal pour incarner un homosexuel sociopathe, dépourvu de tout sens moral, conscient de son intelligence comme de ses lacunes, qu’il comble par un art pointu de la manipulation.

Armé de cette troupe d’acteurs, Lumet se joue de toutes les invraisemblances de l’art dramatique. Le film s’ouvre et se ferme sur deux dénouements de pièces de théâtre, enfermant son déroulement dans l’espace de la fiction et du faux-semblant. Le réalisateur nous propose une mise en scène sur-théâtralisée, exagérant à outrance les artefacts dramaturgiques, les rebondissements improbables, les renversements de situation, le bruit et les éclairs d’un orage venu bien à propos à la toute fin de la pièce, au moment où la tension est à son comble... La musique, utilisant fréquemment les incommodantes sonorités du clavecin, contribue à créer une atmosphère délicieusement inquiétante, tout comme le décor sorti des films d’épouvante. Un charmant moulin rénové, des pièces boisées, une cheminée, des fenêtres à petits carreaux dessinent un espace confortable et accueillant, cohabitant avec le bureau de Sidney, dont les murs sont recouverts des armes qui ont servi à ses différentes pièces : masses d’armes, revolvers, haches, poignards, chaînes... tout l’attirail d’un potentiel Jack L’Eventreur. Piège mortel peut donc se lire comme un brillant pastiche de comédie policière, rythmé, drôle, surprenant, soutenu par une solide mise en scène. Mais si la tonalité burlesque du film suscite avant tout le rire du spectateur, il est toutefois difficile d’envisager un film de Sidney Lumet sans message sous-jacent. En effet, en mettant en exergue la théâtralité, il met en évidence les dessous d’une société basée sur l’illusion d’une sur-représentation, d’une sur-visibilité, derrière laquelle se cachent bien souvent des jeux de manipulation dont nous sommes les premières victimes.

C.D.

La Chronique complète

Le Verdict (The Verdict, 1982)

Frank Galvin, autrefois un brillant avocat, est devenu une épave. Errant dans les bars, chassant la commission dans les hôpitaux ou près des cimetières, il attend de rejoindre ses fantômes quand un couple vient le trouver pour l’indemnisation d’une proche, victime des pratiques inavouables d’une clinique. Alors qu’une résolution à l’amiable commence à être envisagée, Frank s’obstine et décide d’aller au procès. Car bien plus qu’une histoire de dommages et intérêts, il y va de son honneur, de sa propre dignité, de sa propre raison d’être. Ce combat devient alors pour lui un "quitte ou double" : la déchéance, ultime, ou la rédemption.

Dans cette réalisation de Sidney Lumet adaptée d’un scénario habile de David Mamet, et pour laquelle Robert Redford fut un temps envisagé, un Paul Newman vieillissant livre l’une de ses plus belles performances, restituant aussi bien les infinies fêlures que l’indéfectible moralité, jusqu’à l’absurde, de ce personnage grandiose et pathétique, seul face aux institutions (judiciaires, hospitalières, policières, religieuses...). Charlotte Rampling, la belle mystérieuse et vénale, ou James Mason, l’influent rival, s’illustrent également dans un film qui fait la part belle aux comédiens et où, une fois encore, la mise en scène de Sidney Lumet se fait élégamment discrète, presque invisible, utilisant les ressources les plus inventives de l’art cinématographique (lumière, optique, cadrage...) pour suggérer l’état intérieur de Frank plutôt que de l’asséner.

Plusieurs scènes, en particulier, montrent la force feutrée de l’art lumetien, comme cette séquence de confrontation en chambre entre Laura (Rampling) et Frank, à la fin de laquelle celui-ci s’écroule... Dans sa dernière partie, une fois Frank déterminé à accomplir en solitaire ce dernier baroud d’honneur, The Verdict devient un classique film de cour, genre dans lequel Sidney Lumet, de 12 hommes en colère à Jugez-moi coupable, a prouvé son savoir-faire. Pour information, le scénario original de David Mamet prévoyait d’achever le film sans soumettre au spectateur la décision des jurés, ce que Lumet trouva excessif. Une manière supplémentaire de prouver, toutefois, que le "verdict" du titre évoquait bien moins l’acte final du procès que le sursaut intérieur de son protagoniste principal.

A.R.

Daniel (1983)

En 1950, pendant la Guerre Froide, Paul et Rochelle Isaacson sont accusés d'être des espions à la solde de l'Union Soviétique. Condamnés à la peine capitale, ils sont exécutés trois ans plus tard. Fin des années 60. Susan (Amanda Plummer) et Daniel (Timothy Hutton), les deux enfants de Paul et Rochelle, ont grandi. Elle est une militante pur jus qui prend partie un peu aveuglément pour toutes les causes qui secouent alors la société américaine. Lui est rangé, marié et père d'un petit garçon. Susan se souvient de chaque seconde de celles qu'ont eues à subir ses parents tandis que Daniel fait tout pour oublier. Elle a bâti sa vie sur la contestation, sur un besoin vital de s'opposer à cette Amérique qui bafoue les droits des citoyens les plus fragiles, tandis que lui s'est enfermé dans un cocon protecteur, loin des raffuts du monde. Tous les deux se mentent et fuient. La mort brutale de Susan, qui se laisse tuer par bravade afin de défendre ses idéaux, réveille Daniel qui cherche dès lors à comprendre d'où il vient et ce qu'il est vraiment...

Daniel est l'adaptation de The Book of Daniel d'E.L. Doctorow. L'écrivain s'investit beaucoup dans ce projet, écrivant le scénario, coproduisant le film et proposant à Sidney Lumet aussi bien des idées de casting que d'accompagnement musical. Lumet se plie aux choix de Doctorow, refusant par ce geste de déposséder l'écrivain de son travail, respectueux qu'il est de cette œuvre qui s'inspire directement de l'affaire Rosenberg. Ce qu'il apprécie dans l'approche de Doctorow, c'est qu'il ne se lance pas dans une enquête sur l'affaire Rosenberg, qu'il n'a même pas pour ambition de juger de leur culpabilité ou de leur innocence. Lumet considère ainsi ce film comme une fiction et non comme une étude historique et il refusera d'ailleurs aux enfants des Rosenberg de l'utiliser pour des soirées commémoratives. Ce qui intéresse le cinéaste n'est pas de faire la lumière sur cette page de l'histoire américaine mais simplement d'évoquer à travers un drame humain - rendu d'autant plus fort qu'il fait écho à l'histoire de son pays - la question des relations entre parents et enfants. Daniel est le premier d'une série de films que Lumet consacre à ce sujet : suivront ainsi l'admirable A bout de course, le touchant A la recherche de Garbo et le très mineur mais sympathique Family Business.

Ici, c'est à partir de la structure que le cinéaste travaille cette question. Le film fonctionne en effet sur une succession de flash-back qui occupent près de la moitié du film ; et l'on passe sans cesse du présent de Daniel à ses souvenirs d'enfance. Ces allers-retours servent à nous faire ressentir combien le passé pèse sur la vie d'un homme, combien il influe sur ses actes, ses décisions, sa vision du monde, et ce même si l'individu est persuadé de vivre dans le présent et non sous l'emprise de ce qui est advenu il y a longtemps. Dans les premiers temps du film, Lumet marque les deux époques en donnant aux années 50 une couleur ambrée et en filmant tout ce qui se déroule dans les années 60 de manière réaliste. Mais petit à petit, discrètement, les deux univers visuels se rapprochent et ne font bientôt plus qu'un. Ce glissement esthétique incarne à l'écran l'idée de la filiation, de ce que l'on donne à ses enfants. Cette transmission, c'est à la fois ce qui permet de se construire en tant qu'individu mais aussi ce contre quoi il faut se lever pour pouvoir vivre et suivre sa propre voie. Le film est, comme A la recherche de Garbo tourné l'année suivante, la quête d'un enfant qui veut comprendre ses parents. Au bout du chemin, il se rend compte que ses questions restent sans réponses mais que le chemin qu'il a parcouru est ce qui lui permet enfin de naître en tant qu'homme. On retrouve bien dans Daniel le thème central d'A bout de course ainsi que ce même regard plein d'empathie et de compréhension que porte le cinéaste sur les déclassés, sur tous ceux qui sont amenés à vivre à la marge de la société et souffrent des injustices.

On devine que Sidney Lumet - qui a souvent travaillé avec des scénaristes ou des acteurs blacklistés - évoque aussi à travers ce film la Liste noire ; et alors qu'il est de bon goût dans le très réactionnaire cinéma américain des années 80 de prendre pour héros des pourfendeurs de l'hégémonie soviétique, lui choisit des personnes qui croient en leur fort intérieur aux idéaux communistes. Il parle ainsi non seulement de l'Amérique des années 50 et 60 mais aussi de ces années Reagan qui voient tout idéal progressiste lessivé par la machine économique, médiatique et politique mise en place par un des gouvernements les plus réactionnaires du XXème siècle.

Cet aspect politique passe cependant en arrière-plan et ce que l'on retient de ce film, c'est avant tout sa grande charge émotionnelle. Beau drame humain, Daniel est aussi un bouleversant plaidoyer contre la peine de mort. Pour préparer son film, Lumet a rencontré quatre gardiens qui ont assisté à l'exécution des époux Rosenberg et il a étudié le fonctionnement de la chaise électrique. Cette vérité documentaire participe à la force d'un film, comme y participent les magnifiques compositions d'Amanda Plummer et de Timothy Hutton. Certes naïf, parfois lourd dans ses effets, Daniel est une œuvre sincère et dont le profond humanisme provoque en nous une émotion vraie et durable.

O.B.

À la recherche de Garbo (Garbo Talks, 1984)

Estelle Rolfe (Anne Bancroft) est la plus grande fan de Garbo. L'image de l'actrice ne cesse de l'accompagner, son indépendance d'esprit lui donnant jour après jour la force de mener ces innombrables combats contre les injustices qui sont sa vie. Suite à une tumeur au cerveau, cette femme dynamique et pleine de vie se retrouve alitée, condamnée à une mort certaine. Elle demande à son fils Gilbert (Ron Silver), jeune homme réservé et rangé qui semble n'avoir rien en commun avec sa mère, d'exaucer son vœu le plus cher : lui faire rencontrer la Divine...

Garbo Talks, c'est l'histoire d'une femme qui se raccroche de toutes ses forces à un monde disparu alors qu'elle-même est en train de disparaître. Alors qu'elle passe sa vie à prendre parti pour telle ou telle cause, Estelle refuse au fond d'elle la réalité du monde qui l'entoure. Elle ne veut pas en faire partie, ne veut pas le regarder en face et y substitue un autre imaginaire, façonné par ses souvenirs de cinéma.

A l'inverse, Gilbert est les deux pieds dans le monde réel, englué dedans, sans rêves et sans imagination. Une attitude qui correspond au rejet de cette mère, caricature de la militante qui le met mal à l'aise, lui fait honte. En se mettant à chercher Greta Garbo, c'est bien sûr Estelle qu'il va trouver, renouant ainsi avec une filiation brisée, acceptant ce qu'elle a à lui transmettre, ce qu'elle lui a transmis sans même qu'il s'en rende compte. Depuis Daniel, cette question de la filiation est devenue centrale chez le cinéaste. Dans A bout de course, que Sidney Lumet réalisera en 1988, Danny s'émancipera de ses parents parce que, paradoxalement, il aura trouvé chez eux cette force et cette indépendance qui lui vont lui permettre d'avancer dans la vie. Gilbert suit le même chemin en partant à la découverte de sa mère excentrique, en acceptant son héritage. Il renoue un fil rompu, comme Daniel dans le film éponyme qui après avoir refusé l'héritage du drame qu'ont vécu ses parents finit par s'en nourrir. Il y a dans ces différents films deux mouvements a priori contradictoires mais qui sont intimement liés : pour naître en tant qu'individu, il faut accepter et comprendre ce qu'ont à nous transmettre nos parents et dans un même temps il faut s'affranchir de cet héritage. A la recherche de Garbo est donc un film sur l'émancipation, sur la liberté, soit exactement ce que la Divine a incarné à l'écran.

Dans ce film en miroir, Lumet montre comment la fiction et la vie peuvent se confondre et se répondre. Estelle est ce qu'elle est à cause des rôles de Garbo, et sa croyance dans le pouvoir de l'illusion et de l'imaginaire est telle que c'est bien l'actrice qui finit par s'incarner dans sa chambre d'hôpital. Scène bouleversante où Estelle se livre toute entière à sa muse et qui montre une fois de plus combien Sidney Lumet sait filmer ses personnages, les faire vivre à l'écran.

Il met en scène A la recherche de Garbo en utilisant les couleurs vertes, roses et brunes des bonbons new-yorkais qui sont ici sa principale influence picturale ! Il tourne au petit matin ou à la tombée du jour afin d'avoir les lumières les plus douces et tamisées possible et crée ainsi l'atmosphère douce et sucrée du film. Si l'on se laisse prendre par sa petite musique et que l'on accepte ses artifices, alors Garbo Talks est un plaisir de chaque instant, Lumet évitant le pathos du sujet pour nous livrer une œuvre certes mélancolique mais aussi pleine de vie et de force.

O.B.

Les coulisses du pouvoir (POWER, 1985)

Pete St. John (Richard Gere) est un spécialiste du marketing politique. Il se gargarise de pouvoir placer ses clients dans les plus hautes sphères de l'État. A l'occasion des sénatoriales, il se retrouve face à Wilfred Buckley (Gene Hackman), son ancien mentor et ami, chacun avec son poulain pour la conquête du Nouveau-Mexique. Il mène en parrallèle deux autres campagnes, dont une qui va rapidement ébranler ses convictions...

Après avoir observé le fonctionnement de moult institutions américaines, Sidney Lumet plante cette fois-ci sa caméra dans le monde des communicants. Il raconte par ce biais comment la politique a été gangrénée par les médias, l'apparence et la com' ayant totalement remplacé les programmes politiques durant les sinistres années 80. Le cinéaste décortique comment les publicitaires formatent non seulement l'image de leurs clients (tenue vestimentaire, bronzage, cravates, façon de s'exprimer... tout est passé au crible) mais aussi leurs idées qui se doivent de correspondre aux prétendues attentes d'électeurs transformés en consommateurs. Lumet oppose deux visions de ce métier : l'ancienne - incarnée par Gene Hackman - où le communicant se met au service des idées de son candidat, et la moderne - le versant Richard Gere, parfait en wonder boy - qui voit le cynisme triompher. Le cinéaste s'amuse à pousser les curseurs jusqu'à renverser les rôles, montrant ainsi qu'il est moins question des hommes et des leurs idéaux que d'un système qui corrompt tout et avec lequel il est illusoire de penser jouer. Lumet inscrit cet abandon de la politique dans un cadre géopolitique international, dans lequel les pays producteurs de pétrole complotent contre des partis populistes d'Amérique latine. Alors que les mouvements du monde s'accélèrent et deviennent de plus en plus complexes, alors que les enjeux internationaux s'imbriquent étroitement, ce repli du politique se fait forcément au détriment de la démocratie et au profit des groupes d'influences et des corporations.

Certes, on ne peut pas dire que Power soit une analyse très fine de la médiatisation de la politique, mais il n'en demeure pas moins que l'ironie et le mordant du scénario conviennent parfaitement à un Lumet qui s'en donne à cœur joie dans le déboulonnage du système. En outre, les enjeux du film sont rendus plus complexes, riches et imprévisibles grâce à la qualité d'écriture des personnages. A travers les trajectoires de St. John, Wilfred et d'une série de candidats aux sénatoriales (on suit dans le film pas moins de cinq candidatures en simultané), Sidney Lumet montre qu'il n'oppose pas au cynisme des communicants une vision de la politique droite et probe, pas plus qu'il n'oppose un monde contemporain aux idéaux dévoyés à la vision idéaliste d'un passé révolu. Tout cela existe dans la démocratie, et le devoir des politiques est d'endiguer tant que faire se peut les dérives d'un système qui repose sur un équilibre précaire.

Ainsi St. John a un client, le sénateur Billings, un homme droit et fidèle à ses engagements qui rachète à ses yeux tous les compromis et les magouilles qui sont le quotidien de son métier. En découvrant que cet homme de la vieille école a lui aussi dû faire des concessions à sa morale, il n'a plus rien à quoi se raccrocher, ne peut plus se racheter à bon compte et il est sommé de se réveiller et de ruer dans les brancards pour retrouver sa fierté perdue. St. John est un personnage déchiré, incroyablement cynique, mais qui dans un même temps continue de croire qu'il y a encore, quelque part, des gens droits et honnêtes... même s'il sait pertinemment ne pas en faire partie. Wilfred, personnage alcoolique et brisé comme les aiment Lumet, n'a plus de son côté que des désillusions. Ce sont ces personnages à la dérive qui chez le cinéaste portent la vérité, les chevaliers blancs (dont St. John possède par ailleurs quelques archétypes) sortant toujours brisés de leurs quêtes de pureté.

En montrant les failles du système tout en rejetant la posture du "tous pourris", en refusant d'idéaliser ses héros, en ne faisant pas miroiter au spectateur un avenir radieux et en ne se réfugiant pas dans un passé idéalisé, Sidney Lumet se positionne de manière pertinente par rapport à la politique. On sent que le cinéaste croit qu'un sursaut citoyen est encore possible, comme est possible celui de St. John.

Lumet est certes moins convaincant qu'un Capra dans cet exercice, mais aussi plus fin, et l'évolution de St. John est si bien menée que l'on croit en son retournement contre ce système qu'il a participé à bâtir. Power, à défaut d'être l'une des grandes réussites du cinéaste, est un film passionnant et mené avec un grand professionnalisme. On notera par exemple la manière dont Lumet dépeint ce monde de l'ombre par l'utilisation de couleurs tamisées, filtrées, ou encore la qualité de la construction de son film. En effet, tandis que l'on suit St. John courir plusieurs lièvres à la fois, une série de campagnes électorales, et que l'on découvre les coulisses du pouvoir et les rouages du monde des communicants, un sentiment de vertige s'empare de nous et dans un même temps le récit demeure fluide et lisible. Cette précision du montage, on la retrouve dans les multiples trajets qui ponctuent le film et qui nous amènent à traverser l'Amérique de part en part en une seule journée, une manière très cinématographique de montrer l'omniprésence de la com' et des médias dans la société américaine. Lumet s'amuse aussi à décortiquer la fabrication d'un spot publicitaire, la manipulation des images, et nous offre un véritable document aussi précis et pertinent aujourd'hui qu'il ne l'était au moment de sa réalisation.

Sans atteindre le génie de Network, Les Coulisses du pouvoir est un film de politique-fiction prenant, riche, efficace et admirablement construit dont on retiendra aussi la partition entraînante, mi-jazzy mi-électronique, signée Cy Coleman. On regrette parfois un scénario par trop volontariste et édifiant qui désamorce quelque peu l'efficacité de l'ensemble, mais au final Sidney Lumet a gagne son pari et signe avec Power un nouveau tome de sa saga consacrée aux institutions américaines et à la démocratie.

O.B.

Le Lendemain du crime (The Morning After, 1986)

Alex (Jane Fonda), une actrice qui a eu son petit moment de gloire à la télévision mais qui depuis longtemps est à la déroute, se réveille un matin au côté du cadavre d'un homme. Elle ne se  souvient de rien de sa soirée et ne sait pas ce qu'elle fait dans ce grand loft, ni pourquoi celui qui révèle être un photographe ayant fait sa réputation dans l'érotisme gît à côté d'elle, poignardé...

Le Lendemain du crime est le premier film que Sidney Lumet tourne sur la côte Ouest et il faut avouer que ce changement géographique est loin d'être un franc succès. Non pas que le cinéaste soit incapable de trouver ses marques sur un terrain qui ne lui est pas familier, bien au contraire. En effet, visuellement le film - qui ne ressemble à aucune autre de ses réalisations - est une belle réussite, l'utilisation des lumières et des couleurs éclatantes reflétant brillamment l'impression qui assaille le voyageur qui débarque pour la première fois à Los Angeles. Si ce passage du côté d'Hollywood s'avère un échec, c'est que Lumet se glisse sans grand génie dans la vague des néo-polars clinquants qui pullulent alors sur les écrans. Le scénario (le seul écrit par James Cresson, connu pour avoir produit à quatre ans d'intervalle deux adaptations cinématographiques de l'affaire de l'étrangleur de Boston, dont la version de Richard Fleischer avec Tony Curtis) se déroule sans surprise, attendu et peu crédible, si bien que l'on assiste au final à un produit de série joliment emballé (si l'on met de côté l'abominable bande originale de Paul Chihara) La photographie soignée d'Andrzej Bartkowiak - collaborateur de Lumet depuis Le Prince de New York - en vient même à jouer contre le film qui est essentiellement sauvé par l'interprétation de Jane Fonda et Jeff Briges.

On ne peut pas comprendre comment Sidney Lumet peut en venir à tourner de tels films insipides si l'on perd de vue qu'il a régulièrement besoin de ces "tours de chauffe" qui lui permettent de parfaire son art. C'est un cinéaste qui a besoin de tourner continuellement pour ne pas perdre la main et pour conserver cette énergie qui lui permet d'aligner année après année les films, parfois éblouissants, parfois parfaitement oubliables à l'image de ce Morning After.

O.B.

À bout de course (Running on Empty, 1988)

Arthur et Annie Pope (Christine Lahti et Judd Hirsch), anciens activistes anti-Vietnam, sont recherchés par le FBI depuis dix-huit ans pour avoir fait exploser une usine de fabrication de napalm, attentat qui a entraîné la mort d'un employé. Les Pope sont une famille jusqu'ici unie, les enfants Harry et Danny (River Phoenix, éblouissant) étant attachés à leurs drôles de parents et grisés par cette vie si particulière. Mais Danny, l'aîné, a aujourd'hui dix-sept ans et il commence à souffrir de devoir déménager et changer de vie à la moindre alerte. Embarqué au côté de ses parents dans une cavale sans fin, il est à l'âge où il aimerait s'inventer enfin une vie à lui, un futur.

Running on Empty est un thriller calme et posé, un road movie à hauteur d’homme qui donne du temps aux personnages et laisse l’intrigue se développer en profondeur. Sidney Lumet ne cherche jamais l’efficacité, comme en témoigne le tempo régulier sur lequel il construit son film, rejetant un montage syncopé pour privilégier cette lenteur seule capable de sédimenter tous les enjeux du récit. En œuvrant ainsi, il nous place dans l’intimité de ses personnages et nous fait ressentir de l’intérieur ce qu’est la vie de cette famille traquée. La peur, la fuite, la méfiance font partie du quotidien des Pope et Lumet a la grande intelligence de ne pas jouer la carte d'un suspense qui aurait dénaturé la nature profonde du film. C'est là toute la grandeur de Lumet, immense cinéaste qui n'a jamais ressenti le besoin de marquer ses réalisations d'une patte identifiable, de faire "auteur" et qui, humblement, s'est toujours mis au service de ses histoires et de ses personnages. Ce qui l'intéresse ici, c'est de nous faire partager la lassitude de cette famille, le poids des années, les utopies qui s'érodent, la peur de voir sa famille imploser alors qu'il faut sans cesse recommencer une nouvelle vie dans une nouvelle ville, sous une nouvelle identité.

Avec ce film profondément mélancolique, Sidney Lumet porte un regard lucide sur les conséquences des luttes des années 60 et 70 sur les nouvelles générations. Le cinéaste met en balance l’engagement politique et le sacrifice d’une famille, des enfants, un drame auquel tant de personnes ont été confrontées dans leurs vies de militants (on se rappelle les foyers de Cuba recueillant les enfants abandonnés par leurs parents luttant pour la liberté au Chili, ou encore le sublime Milestones de Robert Kramer). Il raconte comment l'on devient victime de ses idéaux, comment à force de parler « d'équipe » au lieu de « famille » (terme trop bourgeois), on en vient à détruire ceux que l'on aime. Il raconte comment à force de mythifier le passé on en vient à interdire à ses enfants de s'inventer un avenir. Lumet parle de tout cela - et de bien plus encore - dans cette œuvre somptueuse et élégiaque dont chaque scène est comme un éclat brut de cinéma. Un chef-d'œuvre.

O.B.

Family Business (1989)

Adam (Matthew Broderick) abandonne ses brillantes études pour renouer avec la tradition familiale. Parrainé par son grand-père Jessie (Sean Connery), il apprend ainsi le métier de cambrioleur, au désespoir de son paternel, Vito (Dustin Hoffman) qui avait quant à lui réussi à s'écarter du chemin du crime qui a conduit bien souvent son père derrière les barreaux...

Family Business est une comédie policière qui fait partie de ces réalisations mineures de Sidney Lumet. Pourtant, sur le papier, on y trouve certains des grands thèmes lumetiens, comme celui de la filiation et de la transmission abordé par le cinéaste dans son précédent film, A bout de course. Vito peut même être vu comme une vision de ce qu'aurait pu devenir Danny - le jeune héros de Running on Empty - s'il n'avait pas su s'affranchir de ses parents et de la vie d'éternel fuyard qui l'attendait. On retrouve aussi le goût du cinéaste pour les personnages anti-conformistes qui rejettent les règles sociales, Sean Connery - toujours aussi charismatique alors que Dustin Hoffman peine à de son côté à incarner son personnage - renouant par là avec son rôle de capitaine insoumis dans La Colline des hommes perdus.

Comme à son habitude, Lumet délaisse l'aspect purement policier du récit, se contentant du service minimum pour tout ce qui a trait au braquage alors que cette séquence serait certainement devenue le climax du film dans une production lambda. Ce qui intéresse le cinéaste, ce sont les relations entre trois générations d'hommes, ici incarnés par trois acteurs venant d'horizons très différents. Alors qu'il filme souvent gravement ses sujets, et notamment ses histoires de famille (on pense naturellement à 7h58 ce samedi-là), Lumet joue ici sur un équilibre entre rire et émotion, le drame cédant la place à la comédie, domaine où le cinéaste n'est malheureusement pas des plus à l'aise. Si le film ne satisfait qu'à moitié, les quelques très belles scènes que nous offre Lumet (les deux enterrements ; les discussions à bâton rompu des personnages, les digressions où ils se livrent discrètement ; un magnifique panoramique sur les façades des buildings new-yorkais...) font tout de même de Family Business plus qu'un simple petit film du dimanche soir.

On louera une fois de plus la capacité de Sidney Lumet à donner de l'épaisseur à ses personnages (Adam qui mythifie les actions de grand-père, Jessie qui ne peut retenir des élans de tendresse pour son fils...), souvent simplement à partir d'un détail bien senti (Vito qui se conduit comme un malfrat avec ses employés alors qu'il se targue d'avoir quitté le crime, sa façon de renouer son noeud de cravate...). Discrètement, Lumet parvient ainsi à donner vie à sa petite troupe, à nous intéresser à leurs relations et à tranquillement nous émouvoir. La façon dont le réalisateur trouve naturellement le dispositif de mise en scène convenant à son histoire fait une fois de plus la différence. Ainsi, comme dans nombre de ses films, les personnages ne peuvent échapper au rôle qui leur est assigné et Lumet ne cesse de les filmer arpentant d'interminables couloirs. Une idée aussi simple qu'efficace pour raconter un drame intérieur sans en passer par une longue exposition, et qui caractérise parfaitement le talent d'un cinéaste qui sait toujours trouver l'angle juste.

O.B.

Contre-enquête (Q & A, 1990)

Al Reilly (Timothy Hutton) est un jeune juriste tout frais émoulu de l'école. Il reçoit sa première affectation des mains de Kevin Quinn, district attorney qui est aussi un ancien ami de son père, un célèbre inspecteur de la police new-yorkaise mort en service. L'affaire qui lui est confiée et simple et Quinn attend de lui qu'il la boucle rapidement. Il s'agit en effet de valider la version de l'inspecteur Mike Brennan (Nick Nolte) qui dit avoir abattu un dealer en état de légitime défense. Brennan est un détective old school réputé pour sa dureté et son efficacité sur le terrain, l'un des membres de cette finest dont le père d'Al faisait également partie. Il est vite fasciné par cette figure qui ne manque pas de lui rappeler son paternel, d'autant qu'on ne cesse de lui rappeler que Mike est comme son père un héros de la police, un de ces tough guys qui font la réputation et la fierté de la police de New York. Malgré tout, des points de l'affaire lui semblent obscurs et il refuse de blanchir Brennan avant de les avoir éclaircis, se mettant ainsi à dos les dirigeants de la police et les collègues de l'inspecteur...

On retrouve dans Q & A (les initiales de Questions and Answers, expression policière qui désigne une déposition) la figure du chevalier blanc que Sidney Lumet aime tant mettre en scène. Une figure que Lumet n'utilise pas pour magnifier la pureté devenue rare dans un monde corrompu (celle-ci demeure marginale et la grande majorité des policiers font leur boulot), mais pour montrer au contraire combien celle-ci peut s'apparenter à une maladie lorsqu'elle est érigée comme unique contrepoison à la criminalité.

Al plonge dans le monde du trafic de drogue et de la prostitution, découvre le fonctionnement de la mafia mais également celui de l'institution policière. Lumet aime quand ses personnages ouvrent les yeux sur un monde qui jusqu'ici les aveuglait, comme il aime dépeindre les multiples facettes de ceux qui ailleurs seraient irrémédiablement jugés comme l'ennemi à abattre : le trafiquant, le flic ou le politicien corrompu. Mike Brennan, magistralement interprété par Nick Nolte, fait partie de ces personnages aussi déplaisants que fascinants. Il est pour Al un substitut paternel évident, ce qui fait aussi de Q & A une nouvelle exploration des relations parents / enfants qui passionnent Lumet depuis plusieurs films. Il faut que le fils découvre le père, qu'il se libère de l'image écrasante qu'il peut avoir pour le comprendre vraiment. Il doit lutter contre la fascination qu'il exerce sur lui ou la simple obéissance, tout comme il doit prendre ses marques face à l'institution qui est une autre figure tutélaire.

Q & A est ainsi un film profondément lumetien où l'on retrouve les grandes interrogations du son auteur sur la famille (qui peut être d'adoption comme la police pour Al), la transmission, la culpabilité, les compromissions. Comme à son habitude, Lumet mène son récit - qui est une nouvelle variation de Serpico et du Prince de New York, autres films mettant en scène un homme plein d'idéal confronté à la corruption dans le milieu de la police - de telle manière que Q & A est bien plus un film de personnages qu'un thriller palpitant aux multiples rebondissements. Chez le cinéaste, ce sont toujours les personnages qui doivent guider le récit, par leurs faiblesses, leurs doutes, leurs errements. La question du choix est toujours au cœur de ses films et s'il s'attache si souvent à des paumés, des ratés (on se souvient de l'avocat alcoolique du Verdict par exemple), c'est qu'il sait que faire des choix est quelque chose de risqué, de compliqué, que l'on peut entraîner ceux que l'on aime à cause d'une mauvaise décision, que l'on peut se retrouver dans une impasse ou vivre toute sa vie avec le remord d'un simple regard.

Lumet parvient ainsi à montrer la tension qui pèse sur des représentants de la loi qui vivent dans une atmosphère de violence permanente. Surtout, il montre comment le fait d'être jour après jour confrontés à cette violence finit par donner à ces hommes le sentiment d'être supérieurs à leurs concitoyens Si de nombreux policiers sortent brisés de cette constante confrontation à l'horreur (comme l'inspecteur de The Offence), d'autres y survivent et se sentent dès lors intouchables, au-dessus des lois et de la morale. Un glissement qui s'opère d'autant plus facilement qu'ils sentent du mépris dans le regard des autres, que ce soit de la part des citoyens qu'ils sont censés servir et protéger, et qui les craignent plus que les criminels, ou des élites qui ne voient en eux que des prolétaires qui ont fait leur éducation dans les quartiers pauvres de la cité.

Contre-enquête brasse habilement les grands thèmes du cinéaste et il fait d'ailleurs partie des quelques rares films que Lumet a écrits lui-même. Il adapte ici un roman signé par un ancien juge ayant travaillé comme assistant du District Attorney, le cinéaste étant toujours très attaché à être au plus près de la réalité du monde qu'il entend dépeindre avec sa caméra. Il décortique ici le fonctionnement - et les dysfonctionnements - de l'appareil judiciaire américain, sujet qui le passionne et que l'on retrouve tout au long de sa filmographie, de sa première réalisation, 12 hommes en colère, à son avant-dernière, Jugez-moi coupable.

Sidney Lumet brille également à décrire l'échec du melting-pot américain. Il met en scène de multiples personnages d'origines diverses (Juifs, Irlandais, Italiens, Portoricains...) et met à jour les tensions raciales ou culturelles qui continuent de définir leurs relations. L'enquête se retrouve même par moments bloquée à cause de ces tensions, les individus se trouvant prisonniers de leur rôle au sein de la communauté et incapables par là-même de travailler ensemble. Au-delà de ce communautarisme, Lumet montre une Amérique complètement compartimentée, cloisonnée. New York n'est pas ainsi la cité cosmopolite que l'on imagine de loin, mais une succession de quartiers, d'arrondissements, qui chacun vivent en vase clos, selon leurs propres règles. La police est également scindée en différentes entités, les mafieux séparés en clans... C'est la société dans son entier qui nous apparaît ainsi éclatée par des luttes de pouvoir et d'influence.

Malgré tout, Lumet aime New York et sa filmographie est une magnifique visite guidée de sa ville. Il nous invite ici à en découvrir les paysages nocturnes, travaillant très habilement sur les lumières artificielles des néons et sur des éclats de couleurs qui viennent percer la nuit. On passera outre une musique insupportable (un choix artistique incompréhensible tant celle-ci est en complet décalage avec l'atmosphère du film) pour plonger dans ce monde interlope du crime et de la corruption dont Lumet est l'un des plus saisissants peintres. Le cinéaste tient son film de bout en bout (2h15 tout de même) par la précision de sa mise en scène, par la qualité des dialogues (à la fois discursifs et constamment utiles pour faire avancer l'intrigue et les personnages) et une direction d'acteur parfaite. Q & A, l'un des grands films oubliés de Sidney Lumet, est à réévaluer d'urgence.

O.B.

Une étrangère parmi nous (A Stranger Among Us, 1992)

Emily Eden (Melanie Griffith) est une détective un brin tête brûlée de la police new-yorkaise. Parce qu'elle a refusé d'appeler des renforts pour appréhender deux suspects de crainte de les voir prendre la fuite, son coéquipier se fait poignarder lors de la tentative d'arrestation. Si les jours de son partenaire ne sont pas en danger, Emily se sent néanmoins coupable de lui avoir fait risquer sa vie. Son chef ne lui en porte pas grief mais comme elle a utilisé son arme pour abattre le criminel, il la met sur une affaire "tranquille" histoire d'apaiser les affaires internes. Emily part donc à la recherche d'un jeune homme de la communauté Hassidi qui a disparu il y a quelques jours. Malgré le peu d'empressement des responsables Hassidi à collaborer à l'enquête, elle découvre rapidement que le jeune homme a été assassiné et que l'équivalent de 720 000 dollars de bijoux se sont volatilisés. Elle parvient à convaincre le Rabbi (un rôle plus important encore que celui du Rabbin nous explique-t-on) d'accepter qu'elle s'immerge dans la communauté le temps de résoudre l'affaire et de retrouver le meurtrier...

A cause d'une intrigue assez attendue et d'une mise en scène un brin paresseuse, Une étrangère parmi nous peut être jugé comme faisant partie des films mineurs de Sidney Lumet. Cela dit, il y a de nombreuses choses dans le film qui lui permettent de se hisser au-dessus de la production policière lambda : un rythme particulier, une certaine langueur, un humour omniprésent, une précision dans les dialogues et surtout une grande attention portée aux personnages qui sont loin d'être l'apanage des films policiers de série.

Le principe du film est très proche de celui de Witness, à savoir un policier qui pour les besoins de son enquête découvre un monde hors du monde mené par des règles et des coutumes qui nous propulsent des centaines d'années en arrière. Comme les Amish du film de Peter Weir, les Hassidi perpétuent d'antiques traditions (ils ont 613 règles qui dictent leur quotidien) et ne se sentent pas concernés par les maux d'une société dont ils estiment ne pas vraiment faire partie. Pour Emily, le mal est partout et elle est persuadée qu'il se terre aussi chez ces hommes et ces femmes qui vantent la pureté de leur mode d'existence. On retrouve dans le portrait de ce monde qui veut se prévenir de toute influence extérieure la question de la corruption qui est l'un des leitmotivs du cinéma de Sidney Lumet. La conclusion du film vient de manière très étonnante contredire l'habituelle position du cinéaste sur cette question, le final venant séparer de manière très artificielle - voir assez déplaisante - le bon grain de l'ivraie, soit ce à quoi s'est toujours refusé Lumet qui travaille non dans le noir et blanc mais dans les gris. Heureusement, le cinéaste brouille les cartes et rend plus complexe qu'il n'y paraît cette conclusion peu convaincante, Ainsi, comme dans Serpico, la pureté est aussi envisagée comme une déviance, une maladie, les dogmes hassidiques qui sont censés protéger la communauté du monde extérieur ayant créé un lieu clos et étouffant où les seules voies offertes à l'individu sont la dévotion aveugle ou la trahison. Une vision binaire du monde ne peut permettre à l'homme d'acquérir sa liberté et Lumet ne cesse de provoquer des secousses afin d'agrandir les failles dans le mur que les Hassidi ont dressé entre eux et le monde.

L'enquête à proprement parler n'a aucune importance aux yeux de Lumet, et il la résout en quelques minutes à la toute fin du film alors que pendant 1h40 elle n'a pas avancé d'un pouce. De toute manière, le fin mot de l'histoire est si attendu qu'il peut être deviné longtemps à l'avance par le spectateur. Lumet est bien plus intéressé par la description du fonctionnement de la communauté Hassidi, utilisant comme il se doit la naïveté et l'ignorance d'Emily pour nous servir de guide. Toute cette partie du film est cependant loin d'être convaincante. Trop explicative, forcée, jouant sur une forme d'exotisme que le cinéaste semble pourtant vouloir éviter, elle est incapable de rivaliser avec la manière dont Weir parvient à nous immerger au cœur du monde Amish à travers des enjeux aussi simples que la fabrication d'une grange. On assiste ici aux fêtes traditionnelles, aux chants, aux danses, aux prières, à un enterrement, un mariage... Comme si montrer les différents rituels suffisait à nous faire comprendre quelque chose des juifs hassidiques. Cependant, au détour d'une scène attendue, Lumet parvient à nous faire pénétrer un peu dans le monde opaque des juifs hassidiques, à nous faire partager quelque chose de leur vision du monde. Si toute cette partie centrale du film - longue parenthèse où l'on accompagne Emily dans la découverte de ce monde, et donc, forcément, dans la découverte d'elle-même - est parfois risible et attendue, on y retrouve par moments cette petite musique lumetienne, la marque d'un cinéaste aussi attentionné que généreux. Mais malheureusement on reste trop souvent à la surface, dans le cliché, dans cette opposition frontale entre le monde moderne et cette communauté qui essaye de vivre dans le temps de l'Ancien Testament. Dommage car Lumet parvient à trouver sa place, s'amusant certes des règles improbables qui régissent la communauté mais sans sarcasme et en tissant continuellement des liens entre l'intérieur et l'extérieur. Ainsi, lorsqu'il évoque le poids du patriarcat chez les Hassidis (le fils du Rabbi qui est obligé de suivre la voie de son père), il montre qu'Emily elle aussi a été prédestinée au rôle qui est le sien (son père est un ancien policier pointant aujourd'hui aux AA) et c'est ce genre de liens qui permettent de mettre en avant ce qui rassemble et non ce qui sépare ces individus évoluant chacun dans leur monde. On retrouve aussi dans cet élément du récit un autre thème cher à Lumet, celui de la résignation, de la tâche ou du destin que l'on se sent contraint d'accomplir alors que nos désirs et nos rêves nous poussent ailleurs. Si le jeune héros d' A bout de course était finalement libéré par ses parents et pouvait vivre sa vie et non celle qui lui était jusqu'ici imposée, ici le constat est plus amer et chacun repart en acceptant le rôle qui lui est alloué, seulement un peu plus triste d'avoir à l'endosser.

Finalement, ce qui fonctionne le mieux dans le film, c'est son histoire d'amour, son récit de deux cœurs brisés. Sidney Lumet parvient à nous émouvoir avec une histoire simple, des dialogues brillants et le grand talent de ses comédiens, Mélanie Griffith en tête. Cet aspect romantique éclipse rapidement le récit policier et l'approche ethnologique du film, d'autant que Lumet l'aborde de manière très douce, feutrée, sans effets de manche ou séquence larmoyante. Si l'amour est impossible, on assiste tout de même à la rencontre de deux êtres, l'un qui se voit pur, l'autre qui se réfugie dans son cynisme, tout deux trouvant finalement chez l'autre une part de lui-même qui lui permettra d'avancer dans la vie. Cette sensibilité du cinéaste, on la retrouve lorsqu'il filme un truand agonisant qui se met à pleurer et à chuchoter un tremblant « J'ai peur, j'ai peur. » Ce sont de tels passages inattendus qui rendent aussi le cinéma de Lumet si précieux ; et si Une étrangère parmi nous n'est pas un grand polar, c'est au moins un beau film plein d'humanité.

O.B.

L'avocat du diable (Guilty as Sin, 1993)

Jennifer Haines (Rebecca de Mornay) est une avocate aussi jolie que brillante. Au cours d'un procès où elle parvient par ruse à innocenter son client, elle remarque un homme dans le public qui ne la quitte pas des yeux et semble s'amuser de ses tours de passe-passe juridiques. Elle découvre le lendemain dans la presse que ce dernier est recherché par la police afin d'être interrogé sur la mort de sa femme, défenestrée quelques jours auparavant. Sur ces entrefaites, David Edgar Greenhill (Don Johnson), l'homme en question, débarque dans son bureau et demande à ce qu'elle accepte de pendre sa défense...

Après Contre-enquête et Une étrangère parmi nous, Sidney Lumet signe à nouveau un film policier avec ce Guilty as Sin, de loin le moins enthousiasmant de la série. C'est une œuvre extrêmement balisée où on peine à retrouver la patte de Lumet. En effet, et contrairement à son habitude, c'est l'action et le suspense qui sont ici privilégiés au détriment des personnages. Ceux-ci, en outre, se révèlent extrêmement archétypaux alors que l'on sait combien le réalisateur aime à travailler ses personnages en profondeur car ils sont pour lui le fondement même de son cinéma. On est si loin de la démarche habituelle de Lumet que l'on se demande vraiment ce qui a pu pousser le cinéaste à accepter de porter à l'écran le scénario convenu de Larry Cohen. Le scénariste lorgne sans vergogne sur les nombreux thrillers tournés pendant les années 80, et cet Avocat du diable annonce la série de films que Joe Eszterhas signera entre 93 et 95 (Basic Instinct, Sliver, Jade) et qui reprendront peu ou prou la même formule en se contentant d'y ajouter une bonne dose d'érotisme tapageur. Artistiquement, Guilty as Sin est donc un film sans grand intérêt sinon que l'amateur de Sidney Lumet pourra s'amuser à y retrouver ce thème du doute qui ne cesse de revenir dans sa filmographie ou encore son goût pour les procès, même si l'on est ici à mille lieues d'un Verdict ou même d'un Jugez-moi coupable. C'est peut être ce qui a attiré Lumet dans ce projet, cette figure classique dans son cinéma d'un personnage cynique (une avocate sans scrupule, qui sait par exemple qu'elle fait libérer un criminel mafieux grâce à la menace d'un procès qui grillerait la couverture d'un agent du FBI) qui se trouve pris à son propre jeu et finit par rentrer dans le droit chemin. Jennifer Haines est un peu le pendant féminin de Pete St. John, le héros de Power, ce qui nous fait dire que le cinéaste est décidément bien plus à l'aise lorsqu'il met en scène un pur confronté à la corruption que lorsqu'il s'agit pour lui de décrire le cheminement inverse.

Du côté du procès, la réussite du film n'est guère plus probante. Contrairement à ses autres réalisations prenant pour cadre la justice, Lumet utilise ce background à des fins purement narratives et non pour explorer la façon dont fonctionne le système et les hommes qui l'incarnent. On retiendra donc simplement la prestation d'un Don Johnson, plutôt convaincant en psychopathe séducteur, et celle de Jack Warden qui incarne le seul personnage lumetien de ce film très impersonnel. On oubliera par contre vite une Rebecca de Mornay qui se révèle aussi fade que peu crédible. Toutes ces critiques faites, et si l'on accepte une intrigue peu crédible et quelques effets de mise en scène vus et revus, L'Avocat du diable se laisse gentiment regarder. On retiendra surtout un final qui pastiche comme il est de coutume le grand Alfred et dans lequel Sidney Lumet se laisse aller à quelques effets de couleur que n'aurait pas renié un Brian De Palma. Bref, Guilty as Sin est l'archétype du film du dimanche soir vite vu, vite oublié, mais dont l'honnête facture permet toutefois de passer un moment aussi anodin qu'agréable.

O.B.

Dans l'ombre de Manhattan (Night Falls on Manhattan, 1996)

Sean Casey (Andy Garcia) fait partie de ces quelques jeunes étudiants en droit qui font leurs classes dans le service du procureur de New York. C'est un homme intègre et respectueux de la loi, fier de marcher dans les traces de son paternel Liam (Ian Holm), un policier qui après 37 ans de service dans les rues de New York ne semble pas encore prêt à prendre sa retraite. Jusqu'au soir où, avec son fidèle coéquipier Joey (James Gandolfini), Liam essaye d'appréhender un célèbre dealer, Jordan Washington, qui le blesse mortellement avant de prendre la fuite après avoir abattu deux autres policiers venus en renfort. Le procureur de New York, à des fins électorales, charge alors Sean de conduire le procès de Washington. Ce dernier s'est en effet rendu à un célèbre avocat, Vigoda (Richard Dreyfuss), qui espère grâce à ce procès mettre en lumière la corruption qui touche une partie de la police, Washington comptant bien dénoncer tous ceux qui ont profité de ses pots de vins afin de voir réduire sa peine...

Sean Casey fait partie de la longue lignée d'hommes de lois incorruptibles qui jalonnent l'œuvre de Sidney Lumet, du lieutenant Serpico au jeune assistant du procureur incarné par Timothy Hutton dans Contre enquête. Si Lumet s'intéresse autant à la justice et à la police, c'est que plonger dans le fonctionnement de ces institutions permet de prendre le pouls de la société. L'Amérique aime à clamer haut et fort la liberté de l'individu, or cette liberté n'existe qu'en fonction de la légitimité de ces institutions qui entendent garantir le bien commun et celui de chaque citoyen. Il faut donc être particulièrement vigilant à leur encontre car si la corruption les gagne, si les dysfonctionnements prennent le pas sur la morale et la justice, alors c'est la viabilité même de la démocratie qui se trouve mise en cause. Appuyé par un casting impeccable (le regretté James Gandolfini, déjà aperçu dans Une étrangère parmi nous, Lena Olin, Richard Dreyfuss, Colm Feore, Ron Leibman...), Lumet signe ici un excellent film policier tournant autour de cette figure du procès qui lui est si chère. Que ce soit dans la façon dont il met en scène les quelques séquences d'action qui émaillent le récit (comme la scène d'arrestation ratée du dealer, qui vient abruptement couper une longue séquence d'introduction présentant le parcours de Sean) ou dans la manière dont il organise celui-ci autour des multiples et complexes interactions entre les différents personnages, le cinéaste fait preuve d'une maestria qui rappelle ses plus belles réussites.

Il s'attache tout particulièrement au duo composé par Ian Holm et Andy Garcia, s'intéressant une fois de plus aux relations complexes entre un père et son enfant. Deux personnages qui semblent tout droit sortis de Contre enquête, où Timothy Hutton interprétait déjà un juriste vivant dans l'ombre de son père policier abattu en service. Dans ces deux films presque jumeaux, on suit un chevalier blanc qui découvre que la justice et les institutions policières et politiques de son pays sont corrompues, une découverte qui se fait parallèlement à la remise en cause de la figure du père (qui peut être de substitution comme dans Contre enquête). Sean a été façonné par l'image d'un père qui est reconnu comme un policier exemplaire, et c'est en découvrant les failles de cette figure tutélaire qu'il en vient dans un même temps à remettre en cause sa vision quelque peu manichéenne du monde. Rien n'est jamais noir ou blanc chez Sidney Lumet, en témoigne le dealer Jordan Washington qui au cours de son procès nous frappe par la dignité avec laquelle il raconte comment il est devenu un criminel. Pour le cinéaste, la corruption est présentée comme inhérente au système mais elle ne caractérise toutefois pas celui-ci dans son entier. Liam se fait le porte-parole de cette idée lorsqu'il explique que pour « 15 flics ripoux, 20 000 autres ont refusé des pots-de-vin ». Lumet s'intéresse certes à la petite minorité qui refuse la corruption et à cette autre qui l'accepte, mais aussi et surtout à l'immense majorité qui navigue entre les deux pôles de ce spectre. Il ne dénonce pas le système tout entier en s'appuyant sur cet épiphénomène qu'est la corruption, mais s'interroge néanmoins sur ce qu'entraîne au niveau de la loi et de la morale les petits arrangements qui sont le lot quotidien de ceux qui sont censés maintenir la société dans un cadre juste et égalitaire. Lumet s'interdit toute vision binaire de la justice, de la société, et ne cesse de remettre en cause ce qu'il pense en savoir. « Vous serez toujours dans le gris, mais vous saurez qui vous êtes » dit Sean dans la dernière séquence du film à de jeunes étudiants : c'est ce trajet d'un homme qui rêve d'absolu et de perfection, et qui comprend en bout de course que le monde ne peut être tout blanc et noir, qui passionne Lumet.

On retrouve aussi dans ce film on ne peut plus lumetien cette chance laissée par le cinéaste à chacun des personnages, ce regard plein d'humanité et de compréhension porté sur des hommes qui s'égarent à force de compromis. Le réalisateur s'est d'ailleurs chargé lui-même de l'adaptation du roman de Robert Dailey, déjà auteur du Prince de New York, un film que le cinéaste avait également écrit, tout comme Contre enquête. Soit trois films thématiquement très proches, et dont les protagonistes sont quasi interchangeables, et qui forment un passionnant triptyque sur la société américaine. Avec sa mise en scène aussi classique qu'efficace, son interprétation parfaite, sa construction surprenante (Lumet nous entraîne dans une intrigue que l'on croit centrale et fait dévier d'un coup son récit, et il sait toujours aussi merveilleusement utiliser les contrepoints narratifs et les digressions), ses dialogues finement ciselés et ce regard plein d'humanité porté sur ses personnages blessés, Dans l'ombre de Manhattan est une nouvelle grande réussite à mettre au crédit du cinéaste.

O.B.

Critical Care (1997)

Le docteur Werner Ernst (James Spader) travaille dans le service Critical Care, une unité luxueuse et réduite à cinq lits où l'on maintient artificiellement en vie des patients en stade terminal. Dans le lit n°5 se trouve ainsi un vieil homme dans un état végétatif, Monsieur Potter, dont les deux filles se déchirent quant à la suite à donner aux évènements : Felicia (Kyra Sedgwick) pense qu'il aurait voulu qu'on le laisse partir et qu'il ne reste pas ainsi artificiellement attaché à la vie tandis que Constance, accrochée à sa Bible, est persuadée qu'il comprend tout ce qui se passe autour de lui et qu'il est en voie de guérison. Werner Ernst, séduit par Felicia, se retrouve dans sa chambre et finit par admettre qu'il pense que son père n'a aucune chance de guérison. Filmé à son insu, ce témoignage est utilisé par l'avocat de Felicia pour obliger le jeune médecin à témoigner en faveur de sa cliente qui a demandé à un juge de trancher le cas de son père...

Ce qui frappe dans la riche filmographie de Sidney Lumet, c'est que hormis quelques exceptions, chacun de ses choix est clairement motivé. Tous ses films ne sont pas d'immenses réussites, mais il est très rare de ressortir de l'un d'eux avec l'impression d'avoir assisté à un projet inutile ou vain. Critical Care qui s'avance comme une comédie acide sur l'institution hospitalière ne déroge pas à la règle et Lumet nous emporte très vite loin de la farce à laquelle on pense de prime abord assister. Le scénario, écrit par Steven Schwartz (qui travaillera par la suite sur la série Tribunal Central produite par Lumet) se révèle très habile, surprenant, et la mise en scène de Sidney Lumet installe d'emblée un climat étrange et déroutant. On entre dans le film au son d'une ritournelle pour enfants chantée a capella (Dry Bones), la voix grave et suave du chanteur noir se heurtant à la froideur de ce que l'on découvre sur l'écran : une série de chambres nues au sein desquelles reposent des patients entourés d'énormes machineries médicales, chambres qui constituent un espace circulaire avec en son cœur un centre de contrôle bardé d'ordinateurs. L'espace est futuriste et l'on se croirait plus dans un épisode de Star Trek que dans un film se déroulant au Memorial Hospital de New York. Tout le film est ainsi très stylisé : les chambres de la Critical Care sont dépourvues de tout accessoire hormis les dispositifs médicaux, si bien que les patients sont comme installés dans des zones intangibles à la manière du grand blanc de THX 1138. Sidney Lumet évoque bien sûr par là la déshumanisation à l'œuvre dans ce service hospitalier. En effet, ce service n'existe que par le dérèglement du système médical américain : les patients qui peuvent bénéficier du Critical Care sont des cas condamnés que l'on maintient artificiellement en vie le plus longtemps possible car ils sont couverts par leur compagnie d'assurances. C'est une manne pour l'hôpital, qui se cache derrière des grands discours humanistes mais n'agit que par cynisme. Lumet montre ainsi comment un système monstrueux accouche de situations délirantes et intolérables. Ainsi, la bagarre qui oppose Felicia et Constance n'est pas causée par l'amour qu'elles portent chacune à leur père, mais par l'assurance vie que celui-ci a contractée. Tout ce système marchand où l'homme n'est plus qu'une variable d'ajustement conduit à des dérives intolérables, corrompt les relations humaines et détourne ceux qui ont pour vocation de soigner et d'accompagner les malades du serment d'Hippocrate.

La charge est donc féroce, mais Lumet y oppose l'humanité du personnel soignant. Il y a Stella (excellente Helen Mirren) qui la première est touchée par un jeune patient noir qui ne supporte plus de souffrir et qui souhaite qu'on le laisse enfin mourir. Le docteur Werner met quant à lui plus de temps à écouter son cœur. Ayant fait de longues études, n'ayant pas pris une journée de repos depuis quinze ans et s'étant endetté pour pouvoir aller à l'université, il rêve de vivre enfin un peu et a tendance a fermer les yeux sur ce qui pourrait l'empêcher de poursuivre sa carrière. Le film suit donc son cheminement intérieur et évoque ce faisant, de manière très délicate, les multiples doutes qui peuvent assaillir le personnel médical. Lumet s'intéresse aux proches des patients, s'attardant notamment sur le douloureux choix qu'est celui d'accepter de laisser partir celui que l'on aime. Critical Care est un film souvent émouvant et très juste sur les patients et les soignants, sur les rapports qu'ils entretiennent, sur le rapport du malade à la souffrance et à la mort. Sidney Lumet décortique une nouvelle institution américaine - le système des mutuelles et des assurances – est comme à son habitude nous livre dans un même temps un film profondément humaniste. Le cinéaste accorde sa mise en scène au propos, jouant sur la stylisation et sur l'architecture des lieux (on ne sort de l'hôpital qu'à la toute fin), nous livrant un film assez étonnant visuellement. Parfaitement interprété, brillamment écrit et dialogué, pertinent et documenté, Critical Care est un film injustement oublié dans la filmographie de son auteur. A découvrir !

O.B.

Gloria (1999)

Un comptable de la mafia, qui fait transiter des informations au FBI, comprend qu'il a été percé à jour par les malfrats lorsque deux tueurs essayent de pénétrer son appartement. Il confie à son petit garçon de six ans, Nicky (Jean-Luke Figueroa), une disquette contenant les preuves incriminant le gang et l'oblige à prendre la fuite. Les sbires assassinent toute la famille de Nicky qui tombe bientôt entre leurs mains. Au même moment, Gloria (Sharon Stone), sort de prison après avoir écopé d'une lourde peine pour avoir refusé de trahir la mafia. Elle se rend dans son grand appartement transformé en quartier général pendant son absence. Très vite, le ton monte entre elle et Kevin (Jeremy Northan), boss et ancien amant de la belle ; et lorsque Gloria découvre qu'ils ont kidnappé le jeune enfant, elle décide de l'arracher à leurs griffes et s'enfonce dans New York avec l'espoir de leur échapper...

Si ce remake du film de John Cassavetes est loin d'être satisfaisant, on peut cependant comprendre ce qui a pu pousser Sidney Lumet à accepter cette commande. En effet, Gloria est l'occasion pour lui de filmer une nouvelle fois New York et de confronter au passage sa vision à celle d'un autre grand portraitiste de sa ville de prédilection. Le cinéaste trouve également dans cette histoire un beau couple de personnages – Gloria et Nicky – qui lui permet de reprendre ce motif de la filiation si présent dans ses dernières œuvres. De nombreux thèmes ressurgissent encore : le courage qu'il faut puiser au plus profond de soi pour enfin faire le bon choix après une vie d'errance et d'erreurs, le courage qu'il faut pour s'affranchir de sa famille (ici la mafia) et refaire sa vie. Seulement, si les thèmes sont biens présents, si les relations entre Gloria et Nicky sont souvent justes et touchantes, le film pêche par une mise en scène mollassonne et une direction d'acteurs peu convaincante. Si Sharon Stone s'en sort avec les honneurs et si le jeune Jean-Luke Figueroa est plutôt convaincant, les rôles secondaires sont bâclés et le casting loin d'être enthousiasmant, à l'image d'un Jeremy Northan particulièrement risible dans le rôle d'un chef mafieux qui se voudrait imprévisible et inquiétant. On ne retrouve guère dans Gloria ce qui nous fait tant aimer le cinéma de Sidney Lumet, ni cette énergie qui se dégage même de ses réalisations les plus mineures, ni cette approche humaniste des personnages qui font qu'ils ne sombrent jamais dans la caricature ou l'utilitaire.

Suite à cet échec, Lumet va opérer un retour à la télévision entre 2000 et 2004, réalisant Strip Search et surtout produisant la série télévisée Tribunal Central. Ce retour aux origines de son métier lui permet de renouer avec l'urgence du tournage tout en bénéficiant d'un grand confort d'exécution : en effet, grâce au numérique, il peut tourner vite, ne passe plus des heures à préparer les éclairages mais au contraire se retrouve immédiatement dans l'action. C'est cette expérience rafraîchissante qui le poussera à revenir au grand écran en 2006 avec Jugez-moi coupable, soit après sept années de silence, une première pour ce metteur en scène stakhanoviste ! La légèreté du tournage en numérique - qui l'autorise à travailler facilement en plans séquences et en multi-caméras – lui permettra alors de renouer avec cette énergie essentielle à son cinéma. Une énergie bien absente de ce Gloria pesant, dont on ne retiendra que les quelques passages intimistes où l'on sent poindre le regard plein d'humanité de son auteur.

O.B.

Jugez-moi coupable (Find Me Guilty, 2006)

Sidney Lumet a souvent utilisé le cadre des cours de justice dans ses films. Un lieu clos et des personnages antagonistes qui ont pour seule arme le langage : un concept simple et direct qui sied parfaitement à la volonté de Lumet de s’intéresser avant toute autre chose à ses personnages, à saisir leurs doutes, à capter leur foi et leurs convictions ébranlées par le système. Lumet aime se planter dans une cour de justice car il est alors au coeur des conflits et il peut nous proposer dès lors une plongée saisissante dans un système judiciaire qui n’est au final que le prolongement théâtralisé des tensions qui traversent la société américaine. Il a filmé du côté des jurés (Douze hommes en colère), des avocats (Verdict), des procureurs (Dans l'ombre de Manhattan) et - aboutissement logique de cette démarche - il se pose avec Jugez-moi coupable auprès de l'accusé.

Sidney Lumet met en scène un authentique cas de justice qui fit la une des journaux américains en 1987 et 1988 : lors de ce procès d’assise, le plus long de l’histoire des tribunaux du pays, un groupe de vingt mafieux du New Jersey comparaissait. L’un d’eux, Jackie DiNorscio, décida de se défendre lui-même et ce sont ses plaidoiries - devenues célèbres -  qui ont donné naissance au film. DiNorscio est une révélation : irrésistible bateleur, impertinent, insupportable, il possède l’aura et le bagout des meilleurs hommes politiques. Les dialogues sont admirables (certifiés authentiques !), et la mise en scène très discrète de Lumet capte à la perfection les enjeux humains du procès, nous emmène dans les méandres de la cour de justice, nous fait franchir chacune de ses portes. Sidney Lumet installe tranquillement ses personnages, prend son temps pour raconter son histoire tout en parvenant à capter constamment l’attention du spectateur. Renouant avec les grands thèmes de son cinéma, il nous parle de la corruption, des codes sociaux qui pèsent sur les épaules de ses personnages (ici les principes mafieux) et des tentatives de s’en affranchir. Jugez-moi coupable est certes une œuvre mineure au vu de l’admirable filmographie de Lumet, mais c’est un vrai petit plaisir, une histoire magnifiquement construite portée par un Vin Diesel étonnant. A déguster entre deux épisodes des Soprano.

O.B.

7h58 ce samedi-là (Before the Devil Knows You're Dead, 2007)

Deux frères, Hank et Andy Hanson, ont - pour des raisons différentes - un urgent besoin d’argent. L’aîné, Andy, propose donc à son frère de monter ensemble un « coup » facile, à savoir le hold-up d’une bijouterie qu’ils connaissent bien, celle de leurs propres parents. Tout est prévu, personne ne sera blessé, ils ne seront jamais soupçonnés, et tous deux pourront être financièrement à l’abri. Mais à 7h58, ce samedi-là...

Sidney Lumet est un cas à part, un cinéaste à l’ancienne qui persiste à croire, contre les vents de la tendance et les marées de la pseudo-modernité, qu’une bonne mise en scène est une mise en scène discrète, au service de son intrigue et surtout pas l’inverse. On lui aura donc, tout au long de sa carrière, souvent reproché sa sobriété, sans suffisamment réaliser à quelle point c’était celle-ci, subtile et réfléchie, qui faisait la grande réussite de bon nombre de films ayant acquis, pardon, mérité leur statut de classiques. Une fois de plus, et malgré le gimmick structurel d’un scénario achronologique (façon Guillermo Arriaga), Lumet arrive à imposer son élégante discrétion. Multiplication des points de vue, sens du cadre, tempo modéré, tout concorde à laisser progressivement l’insidieux poison de l’incompréhension s’insinuer entre des personnages éminemment solitaires, dont les réflexes individuels ne peuvent rien contre l’engrenage collectif qui les broie. Lumet avait déjà évoqué la cellule familiale dans plusieurs autres films (Family Business, A bout de course…) mais jamais ne l’avait-il envisagée de manière aussi cruelle, dans de tels rapports de pouvoir et de mensonge, avec une telle profondeur dramatique (le film explore froidement dans sa dernière partie des abysses de turpitude) - il est à noter que la décision de faire des deux protagonistes principaux, Andy (immensissime Philip Seymour Hoffman) et Hank, des frères ne figurait pas dans le scénario original et revient donc au metteur en scène.

Son film est donc glaçant dans sa manière de décrire des personnages prenant toujours la mauvaise décision comme dans sa troublante galerie de seconds rôles (le « dealer zen » d’Andy, le terrifiant receleur de diamants...), à la manière en quelque sorte d’un film noir qui aurait radicalement opté pour la tragédie. Ainsi, ceux qui à la lumière de l’intrigue s’attendent à un thriller haletant peuvent passer leur chemin : Before the Devil Knows You’re Dead est un mélodrame, une tragédie familiale impitoyable où l’essentiel n’est pas dans les actions des personnages, mais dans leurs réactions aux évènements imposés par le destin. A ce sujet, plutôt que le l’instant déclencheur évoqué par le titre français, c’est donc le moment de latence qui suit ce basculement qui intéresse véritablement Lumet ; cet instant, évoqué par le sublime titre original, où les hommes se débattent pour échapper à la fatalité tout en sachant qu’elle finira par les détruire..

A.R.

Le Top Lumet de la rédac

Par Antoine Royer, Olivier Bitoun, Ronny Chester, Caroline Dagorne - le 5 novembre 2014