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Livres

Ridley Scott -
Rétrospective
un livre de Ian Nathan

Éditions Gründ
Sorti le 28 octobre 2021
240 pages, relié


 

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Il y a déjà eu en France quelques études approfondies sur l'œuvre de Ridley Scott mais leur diffusion a été confidentielle.  Au niveau du "grand public", le cinéaste a déjà eu droit à de beaux albums relatant le making of d'Alien ou de Prometheus, mais jamais encore à un beau livre relatant toute sa carrière et mettant à "égalité de traitement", en quelque sorte, ses classiques et ses films moins connus. C’est ici le but principal du Britannique Ian Nathan, dans ce qui est appelé à juste titre, en version originale, a retrospective, avec ce que cela implique de « survol » de la filmographie entière : en d’autres termes, n’attendez pas de cet album de profondes analyses thématiques ou filmiques. Nathan se place surtout sur le terrain du making of, racontant avec force anecdotes, pour chaque film de Scott, la conception du scénario, les problèmes du tournage et la sortie commerciale plus ou moins réussie. Pour ceux qui connaissent bien les documentaires présents sur les éditions DVD ou Blu-ray de Scott, documentaires souvent accompagnés d’un commentaire audio de l’intéressé, le texte n’apprendra rien. Le plaisir ici est avant tout celui de feuilleter un gros volume luxueux tout en couleurs et sur papier glacé, de contempler des photos et des affiches de films en pleine page, en somme de parcourir visuellement une carrière hors normes. Plaisir un peu gâché, toutefois, par une traduction du texte original qui laisse souvent à désirer dans sa transcription « mot à mot », sans réelle adaptation, ni élégance.

Heureusement, l’essentiel n’est pas là : en accordant (presque) autant de place à 1492 : Christophe Colomb qu'à Blade Runner, à Mensonges d’Etat qu’à Alien, Ian Nathan aidera le grand public et, peut-être, les cinéphiles un peu réticents, à mieux apprécier l'incroyable variété d'un géant du cinéma qui a voulu embrasser, avec ses films, toutes les époques de l'humanité : de l'origine de notre civilisation (Prometheus) à sa fin (Alien : Covenant), en passant par l'Antiquité (Exodus : Gods and Kings, Gladiator), le Moyen Âge (Kingdom of Heaven, Robin des bois, Le Dernier duel), l’ère napoléonienne (Duellistes, le futur Napoléon avec Joaquin Phoenix) et le présent au sens large (dans des œuvres aussi diverses que Traquée, Black Hawk Down, American Gangster ou Cartel). Mais en dépit de cette variété d'époques et de genres, une seule obsession chez le cinéaste : la corruption de la pureté, que celle-ci soit symbolisée par la Lumière, toujours brimée et assombrie par les Ténèbres, par une licorne (dans l'emblématique Legend) ou par une femme (qu’elle se nomment Ripley, Thelma, Louise ou Marguerite de Carrouges dans le récent Le Dernier Duel).

Comme le suggère en filigrane Ian Nathan, cette très grande variété de genres dans l'œuvre scottienne, donnant des films majeurs et d’autres mineurs, a pu décevoir les admirateurs de la première heure. Ceux-ci regrettent en effet cette première période où Scott réalisait des "prototypes" radicaux du cinéma fantastique et de SF : Alien en 1979, Blade Runner en 1982 et Legend en 1985. Après cela, à partir de Traquée en 1987 et Black Rain en 1989, Scott, esthète précieux, presque élitiste, réalisant un film tous les trois ans, s'est montré en effet plus « prosaïque ». Mais ce n'est pas lui qui a décliné : c'est tout simplement Hollywood qui a changé. Le Nouvel Hollywood adulte, qui avait eu des répercussions, même après 1980, sur les films de divertissement (noirceur des films de SF comme Alien, Blade Runner, Outland, ou de Fantasy comme Excalibur ou Conan le barbare), cet Hollywood était bel et bien mort et oublié en 1985. Legend en a d'ailleurs pâti, Universal supprimant, pour le marché américain, la symphonie trop « sophistiquée » et démoniaque de Jerry Goldsmith.

Certains admirateurs de la première heure, déçus de l'itinéraire de Scott (comme Rafik Djoumi par exemple), vont jusqu'à le traiter de « mercenaire ». Admettons. D'ailleurs, cela tombe bien, le mot « mercenaire », sans doute à cause d'un célèbre western, m'a toujours fait rêver, comme une promesse d'aventures et d'actions d'éclat de la part de bandits virtuoses. Et, Ian Nathan nous le rappelle, Scott a revendiqué parfois ce statut. Chez les cinéastes d'Hollywood, il y a d'ailleurs deux catégories de « bandits » : les contrebandiers (comme Scorsese les a qualifiés), qui livrent en douce leur vision amère de l'Amérique en se cachant derrière le film de genre (Fritz Lang, Nicholas Ray) et les mercenaires, les accros du plateau, ceux qui acceptent tous les contrats et font feu de tout bois, sans scrupules, pourvu qu'ils soient derrière une caméra et pas à la maison, ceux surtout qui filment vite et bien, comme en urgence. A certains égards, Raoul Walsh et Michael Curtiz étaient des « mercenaires ». John Ford aussi, à certains moments de sa carrière. Ian Nathan fait à juste titre le rapprochement entre Scott et ces géants du passé qui ne craignaient pas, contrairement à Kubrick, d’enchaîner films sur films. Scott ne cache pas son admiration pour Ford notamment, et l’on peut en effet rapprocher les deux cinéastes pour la qualité extraordinaire de la composition visuelle et pour le côté peintre (ou poète) « contrarié » : chez ces deux hommes aux origines celtiques, on peut observer le même tiraillement constant entre l'art et le commerce, entre l'image poétique en contre-jour et le film d'action viril, entre les éléments grandioses de la Nature (mers, forets ou déserts) et le simple prolétariat qu’ils adorent, entre la délicatesse et la sauvagerie. Du reste, tel un « mercenaire », Ford a accepté un peu tous les sujets, créant parfois des films mineurs : rien n'était trop chaud ou trop froid pour lui. Ce qui comptait avant tout était d'être sur un plateau, comme un capitaine aime être avant tout à la barre. Est-ce un hasard si Ford, comme Scott, aurait aimé être marin dans une autre vie ?… 

En réalité, qu'on le voit comme un esthète précieux ou un mercenaire de prestige, Scott est surtout un drogué de la caméra, un « névrosé » de l'image, comparable sur ce plan à Steven Spielberg. Il est significatif que les deux hommes, comme leur aîné et maître David Lean, étaient des adolescents purement visuels, peinant énormément à lire les ouvrages donnés par leurs enseignants… Un médecin parlerait tout simplement de dyslexie. Pour ma part, j'y vois, pour ces trois hommes du moins, une bénédiction des dieux ! Dans la revue Starfix (n° 28, septembre 1985), Christophe Gans parlait déjà, à propos des visions à la fois grandioses et étouffantes de Blade Runner et Legend, d'une « névrose de l'image » chez Ridley Scott, qui semblait recréer des mondes entiers pour s'y lover et disparaître

Cette obsession pour les images fabuleuses n’est pas le signe d’un « réalisateur de pubs » superficiel, comme certains le pensent : elle émane plus profondément, comme le rappelle à certains moments Ian Nathan, d’une vision romantique du monde (« romantique » au sens du mouvement artistique tourmenté du XIXe siècle), monde qu'il imagine sans cesse tiraillé entre Corruption et Pureté. Scott a des visions qui l'assaillent mais ces visions ne font que traduire une Idée, une morale. Chez lui, et contrairement à ce que croient ses contempteurs, rien n'est forme, tout est contenu : si, par exemple, dans beaucoup de ses films, la lumière transperce l'écran ténébreux sous la forme de faisceaux spectaculaires, ce n'est pas pour faire joli mais pour traduire de manière allégorique la lutte désespérée de la Pureté contre la Noirceur. Si les flocons de neige entourent constamment ses personnages, c’est que l’âme du monde entre dans son hiver et menace de s’éteindre…

De fait, cet homme assailli d'images, se libérant d'elles en les projetant sans cesse sur les écrans du monde, a fini… par le contaminer. C'est notamment le cas de ses films de SF, genre où Scott est chez lui, comme Ford est chez lui dans le western : par ses visions fulgurantes, le créateur d'Alien, Blade Runner et Prometheus a « voyagé » dans le futur et en est revenu effrayé et fasciné : « N'allez pas par ce chemin ! », nous dit-il en moraliste qu'il est, car tous ses films sont des fables. Et comme de juste, nous y fonçons tête baissée : ces expositions récentes de « voitures volantes » dans le style de Blade Runner... Ces embouteillages monstrueux striés de fumées et de crépuscule que connaissent le soir toutes les grandes métropoles... Ce transhumanisme qui se développe dangereusement… Ces milliardaires mégalomanes qui veulent coloniser l'espace et terraformer Mars...

… Oui, nous vivons dans le monde de Ridley Scott.

Par Claude Monnier - le 25 novembre 2021