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Portraits

Portrait de CHANG CHEH

   

Chang Cheh, de son vrai nom Cheung Yik Yeung (ou encore Zhang Che), est l’initiateur, avec King Hu, d’une nouvelle vague qui ramène sur le devant de la scène le héros classique chinois. Alors que les actrices tenaient jusqu’ici le haut du pavé, le réalisateur inverse la donne et rend le film d’arts martiaux plus viril et violent, allant à contre-courant d’un romantisme à l’œuvre dans la production courante, tournant souvent à la bluette sentimentale. Son style, le yanggang, s’appuie sur la virilité et la brutalité. Fils d’un seigneur de guerre, l’esprit de la chevalerie animait véritablement le réalisateur, et il plaçait les notions d’honneur et de loyauté au-dessus de tout. Des conceptions fondatrices des héros à l’œuvre dans ses films. L’univers de Chang Cheh est masculin et fraternel. Il traite de l’amitié, les histoires d’amour passant au second plan. Si romantisme il y a, c’est dans les rapports fraternels qui unissent ses personnages. Une fraternité qui repose sur des faits d’armes et sur une conception partagée de l’honneur, et non sur des liens de sang. Mais Chang Cheh n’en délaisse pas pour autant complètement les figures de romantisme classique comme en témoigne le poignant Retour de l’Hirondelle d’or (Golden Swallow, la suite de Come Drink With Me de King Hu, réalisée en 1968). Il insuffle même au genre un érotisme et une sensualité qui contrebalancent le supplice des corps. Volupté et douleur sont deux courants qui innervent le cinéma de Chang Cheh. Frères de sang (1973), par exemple, décrit avec passion l’amour qui lie Ching Li et Ti Lung et fait du personnage féminin le rouage qui mène le récit.

Au début des années 60, le cinéma populaire bon marché était extrêmement vivace et Chang Cheh va, grâce aux moyens de la Shaw Brothers, élargir le genre et lui donner ses lettres de noblesse. Il va marquer tout au long de la décennie le film de sabre chinois. Chang Cheh est un amateur éclairé du cinéma américain (de nombreuses critiques de films en témoignent) et surtout de Chambara. Pour son troisième film pour la Shaw Brothers, Le Trio magnifique (1966), il en adapte un, réalisé par Hideo Gosha, 3 Samouraïs hors-la-loi (1964). Ce film opère une sorte de transition entre le passé et le futur de la Shaw. Le film est encore porté par la « starisation » de ses trois interprètes féminines, Margaret Tu Chuan, Chin Ping et Fanny Fan Lai. Mais en 1969, Fanny Fan quitte la scène et Margaret Tu Chuan se suicide. Chin Ping attendra, quant à elle, 1971 pour tirer sa révérence. La « masculinisation » du genre est ainsi portée par la disparition à venir des stars du film.

The One-Armed Swordsman marque, l’année suivante, l’avènement de la figure masculine et la suprématie du Wu Xia Pian. Pour l’occasion, Run Run Shaw débauche deux chorégraphes qui se sont fait remarquer pour leur travail sur The Jade Bow de Zhang Xinyan (un grand succès du genre produit en 1965 par Great Wall, un studio concurrent de la Shaw), Liu Chia-liang (Lau Kar-leung) et Tang Chia, qui donnent au genre un nouveau souffle par l’utilisation de chorégraphies très rythmées qui rompent avec celles, simplistes, élaborées jusqu’ici.

Chang Cheh puise son inspiration dans les légendes populaires chinoises. Ainsi Au Bord de l’eau, légende fleuve connue de tous les Chinois et Japonais, adaptée une multitude de fois pour le cinéma et la télévision, en série comme en dessin animé, en opéra ou au théâtre, est portée à l’écran trois fois par le réalisateur. Des parties différentes donnent naissance à La Légende du Lac (The Water Margin), à Delightful Forest en 1972 et enfin à All Men Are Brothers en 1974. La Légende du Lac est une réalisation assez faible, presque paresseuse de la part du maître, étant surtout l’occasion pour la Shaw de produire une fresque faste dans laquelle les stars de la société défilent.

Après un détour par ces adaptations successives d’Au bord de l’eau, Chang Cheh s’intéresse de plus en plus à des sujets prenant pied dans la réalité. Après avoir romancé l’histoire de Ma Yung Chen (avec son scénariste attitré Ni Kuang) dans Le Justicier de Shanghai, il adapte au cinéma un fait divers qui avait marqué la population chinoise, celui de l’assassinat du général Ma Hsin-i par son lieutenant et ami. Pao Hsueh-li avait auparavant tiré un film de la même histoire, The Oath of Death (1971). Avec ce Frères de sang, il brise un tabou profondément ancré en décrivant des héros qui servent l’armée mandchoue d’occupation, alors que personne n’osait aborder les troubles de la dynastie Qing au cours de laquelle les Mandchous imposèrent brutalement leur mainmise sur le peuple chinois. Le succès du film ouvre la voie à toute une vague de films représentant la dynastie mandchoue au cinéma, « les films à nattes » (du nom de la coiffure arborée par les Mandchous) qui mettent en scène les héros du Shaolin. Chang Cheh participera à ce mouvement avec 2 héros réalisé en 1974, et sa « préquelle » (bien que sortie 2 mois après), Men From Monastery. Chang Cheh est obsédé par la force physique et par le geste sacrificiel du héros. Il exacerbe graphiquement ces thèmes par un recours excessif à la violence. Les geysers de sang (les poches explosives sont inventées pour l’occasion par Liu Chia-liang et Tang Chia), par leurs excès mêmes, viennent donner aux sacrifices des héros et à leur lutte une aura purement légendaire. Chez Chang Cheh, le héros meurt supplicié, mais debout. La caméra scrute les faciès crispés par la douleur des personnages avant qu’ils ne tombent dans des flots d’hémoglobine.

Une autre figure du cinéma de Chang Cheh est celle du trio. De One-Armed Swordsman (1967) à La Rage du tigre (The New One Armed Sworsdman, 1972) en passant par The Golden Swallow et Le Trio magnifique (Magnificent Trio, 1966), ce motif est l’occasion pour le cinéaste d’inscrire les rapports d’amitié, de loyauté et de trahison dans la gestuelle du film d’action.

Chang Cheh était un véritable intellectuel doublé d’un esthète (il était, comme King Hu, un maître calligraphe). Travailleur infatigable, parfois tyrannique et perfectionniste (il attachait une immense importance aux costumes et aux décors), il se démarquait du tout-venant de la mise en scène par une envie constante d’innover : mouvements de caméra complexes, exacerbation de la violence. Chang Cheh apporte un grand soin au rythme des mouvements de ses acteurs, les soulignant par d’innombrables et magnifiques ralentis, dont l’utilisation a rarement été poussée aussi loin.

Ses deux proches collaborateurs, Liu Chia-liang (le futur réalisateur de La 36ème chambre de Shaolin) et Tang Chia, offrent des chorégraphies qui resteront comme des modèles du genre. Après leur première collaboration, Le Trio magnifique, aux chorégraphies plus sages (Chang Cheh ne voulait pas épouvanter les frères Shaw), ils ne vont cesser de perfectionner leur style et d’innover constamment dans la représentation graphique des combats. Chang Cheh ne s’intéresse pas vraiment aux scènes de combat à proprement parler, dont il laisse la responsabilité à ses deux chorégraphes. Après avoir donné ses instructions, il s’éloigne souvent du plateau où les artistes vont tourner ces scènes.

Un véritable romantisme martial naît de la mise en scène qui épouse les mouvements des corps, en souligne les fardeaux et les peines. Chang Cheh est également un grand directeur d’acteurs. Ti Lung et David Chiang seront deux des figures principales de ses œuvres. Ce dernier est particulièrement bien exploité, Chang Cheh soulignant sa silhouette fine et élancée, qu’il oppose à la vigueur des autres acteurs (il est même surnommé le rétréci). Lauréat d’un prix d’interprétation pour Vengeance ! à l’Asian Film Festival, il considère Chang Cheh comme « un père, un maître, un ami, un professeur ». Tous soulignent son sens de l’amitié, son envie de transmettre son savoir aux nouvelles générations (il est également formateur), son désir de promouvoir les jeunes talents. Il crée autour de lui une véritable famille de cinéma, des techniciens aux acteurs (les « porcelets » tel qu’il les prénomme affectueusement en référence à leur signe zodiacal : Cheng Hong-yip, David Chiang, Liu Chia-yung et Wang Chung) qui l’accompagnent avec fidélité tout au long de sa longue carrière (près de 100 films en 40 ans).

Il aborde tous les genres : film de sabre (La Rage du tigre), kung-fu (2 héros, 1974), polar (Police Force, 1973), fresque historique (La Légende du Lac), film de guerre (Seven Men Army), drame (The Delinquent), comédie musicale (The Butterfly Chalice)... Il produira même au sein de sa société de production, la Chang’s Films Co., des films plus réalistes et sociaux, réalisés par ses protégés, tels Young Lovers on Wheels de Ti Lung et The Drug Addict de David Chiang.

Ecrivain de romans, d’articles, de poèmes et de critiques de cinéma, Chang Cheh était un artiste respecté de tous et qui a marqué un tournant radical dans le paysage du cinéma asiatique. John Woo se réfère constamment à son œuvre et à ses thématiques dans ses premiers films (Une balle dans la tête est un quasi-remake de Frères de sang, où il était d’ailleurs assistant du réalisateur), et Tsui Hark avec The Blade rend lui aussi un hommage brillant au maître en reprenant le personnage du One-Armed Swordsman.

Les Films de Chang Cheh chroniqués sur DVDClassik

Par Olivier Bitoun - le 1 novembre 2004