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Livres

la parade est passée
Un livre de kevin brownlow

Traduit de l'anglais par Christine Leteux
Préface de Philippe Garnier
1 000 pages
Éditions Institut Lumière / Actes Sud
Date de sortie : 19 octobre 2011

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ANALYSE ET CRITIQUE

« Le cinéma muet n’était pas seulement un art populaire et dynamique mais un langage universel, un Esperanto pour les yeux. »

Pour Kevin Brownlow les films muets appartiennent à l’époque la plus créative de l’Histoire du cinéma, celle qui sollicitait le plus l’imagination des spectateurs. Or c’est pendant l’enfance, à un âge où l’imaginaire joue justement un rôle important, qu’il a attrapé le virus du cinéma par la découverte de petites bobines de films empilées sur des étals de brocantes. Intrigué par ces mystérieuses images anonymes, il commence à chercher leurs titres, le nom des acteurs, des réalisateurs… La machine est lancée, une vocation est en train de naître. A la fin des années 60, Brownlow a réussi à intégrer le milieu : monteur et apprenti cinéaste, il tente une brève carrière dans la fiction mais, après deux échecs, se recentre sur la réalisation de documentaires. Il peut alors conjuguer sa passion et sa vie professionnelle, lui qui a tissé très tôt un réseau de dénicheurs, fous comme lui du cinéma et de son passé. Avec beaucoup de chance et d’obstination, il rassemble patiemment des informations, organise des rencontres, des entretiens avec des personnalités de passage à Londres. Mais frustré de ne pas pouvoir en faire plus en Angleterre, loin de Hollywood, il ne tarde pas à traverser l’Atlantique et reste deux ans en Californie pour compléter ses recherches. Ce livre est la somme conséquente de ces premiers travaux. En gestation depuis des années, la fibre du passeur finit par se concrétiser : c’est l’envie communicative de faire découvrir ces films, transmettre un savoir, raconter ce passé captivant avec les mots de ceux qui l’ont vécu, à un public des années 60 qui, déjà, s’en désintéresse.

La parade est passée retrace un monde en train de se créer, motivé dès ses balbutiements par l’appât du gain. Les films sont alors considérés comme un simple filon par des producteurs opportunistes, tournés vers les affaires, qui alimentent les salles avec des produits à moindre frais, insipides et peu inspirés. Les films sont tournés comme un simple dérivé du théâtre, réduits à un divertissement de masse, bas de gamme, méprisé par l’intelligentsia. Brownlow s’intéresse particulièrement au manque d’organisation des premiers temps, à un milieu qui pour pouvoir se développer en industrie a dû se professionnaliser et se structurer. « Tout était à créer et tout le monde partait de zéro » se souvient David O. Selznick. Les méthodes de travail se rôdent, s’affinent, évoluent. Joseph Henabery se grime en Abraham Lincoln dans Naissance d'une Nation (David W. Griffith, 1915) : on prépare désormais les rôles en étudiant les personnages, en réfléchissant au maquillage, aux costumes. Les films deviennent de plus en plus élaborés, le scénario ne sert plus seulement à établir la liste des coûts de production. On s’intéresse dorénavant à l’écriture des scripts, aux décors, à la lumière, aux cadres. Les progrès sont très rapides dans les années 1910, au point que certains grands films apparaissent complètement démodés dix ans à peine après leur sortie. Cependant des avancées techniques comme le travelling ou le gros plan peinent à s’imposer et sont mal reçues, les compagnies de production ayant souvent peur de déplaire aux spectateurs. Par exemple, en France, Pathé décide pendant un temps de supprimer tout plan qui couperait un acteur sous les genoux. Si aucune règle n’est fixée au départ, les techniques et la grammaire cinématographique se développent instinctivement, sur le tas. « Ce n’est pas une invention consciente mais un développement logique » pour lequel les comédies jouent un rôle important : en même temps que le genre trouve son style, les techniques de montage s’améliorent ; on commence à penser au rythme des scènes, à la longueur des plans, les temps morts sont « sacrifiés » pour éviter les lourdeurs et aller vers l’efficacité.

Le cinéma s’est développé grâce à l’inventivité de toute une profession qui a su trouver les solutions aux contraintes de fabrication des films. « C’était plus qu’un simple job » se souvient le monteur William Hornbeck. Le livre évoque certaines figures visionnaires qui ont su accélérer les développements et amener le cinéma bien au-delà de l’amateurisme. Il cite en premier lieu celui qui provoqua autour de 1915 la plupart des bouleversements de cette première époque et qui posa les fondations du langage cinématographique : D.W. Griffith. Alors que tous les procédés narratifs sont déjà inventés, il est le premier à utiliser les techniques existantes de manière créative, « avec intelligence et parfois avec génie. » Il sensibilise surtout l’industrie au pouvoir du montage avec Naissance d’une Nation (1915), le film qui eut la plus grosse influence sur son temps et qui montra à Hollywood la direction vers laquelle un divertissement encore balbutiant pouvait se diriger. « Griffith n’avait aucun respect pour ce milieu. Mais son tempérament l’a contraint à traiter le cinéma comme s’il s’agissait d’un art. Résultat : il en fit un art », rappelle l’écrivain Lloyd Morris. Cet état d’esprit se retrouve chez d’autres, comme Charles Rosher qui fut longtemps le caméraman de Mary Pickford et amena la photographie des films « de l’artisanat vers un art véritable. » Parmi ceux qui ont marqué l’industrie, Brownlow évoque David O. Selznick, le producteur indépendant le plus respecté de Hollywood. Enfant de la balle, formé par un père patron d’une compagnie de cinéma, il se retrouve à la tête de la Paramount à 27 ans. Mis comme lui aux responsabilités à un très jeune âge, Irving Thalberg se voit confier la Universal alors qu’il n’a que 21 ans. Cinq ans plus tard, il devient le premier vice-président de la MGM, nouvellement créée. Il est l’un des principaux initiateurs du rôle de producteur, l’un des premiers à accompagner l’élaboration d’un film aussi loin, au point de faire recommencer des plans s’il n’en est pas satisfait (on appelait la MGM « la vallée des plans refaits »). Cette étoile filante, disparue prématurément, a gardé une réputation intacte : « Sauf à l’écran on n’avait jamais vu de pareille réussite. » Thalberg produit une série quasiment ininterrompue de succès au box-office, grâce à lui la MGM acquiert sa renommée. Il est talentueux, intuitif, aussi habile à régler des scripts à partir de quelques idées qu’à juger le rythme d’un film. « Peu de gens parmi ceux qui travaillèrent avec lui ont exprimé autre chose qu’un profond respect. »


Dans ces premières années, les carrières sont loin d’être tracées, il n’existe aucune école pour apprendre le métier. Chacun peut tenter sa chance mais il faut souvent compter avec le hasard, être au bon endroit au bon moment. C’est ce que raconte Henry King qui offre son premier grand rôle à Gary Cooper, jeune acteur inconnu qui attendait près du plateau. Ou Allan Dwan, employé d’une société de lampes à vapeur de mercure, à qui l’on charge de fabriquer des éclairages pour une compagnie de cinéma. Quand il évoque ses débuts, le réalisateur Clarence Brown exprime longuement sa reconnaissance et son admiration pour Maurice Tourneur, celui qui l’a engagé dans le cinéma et encouragé, quelques années plus tard, lorsqu’il est lui-même passé à la mise en scène. « S’il n’avait pas été là, je serais encore à réparer des voitures. » Cette évocation émouvante d’un élève à son maître est presque une exception dans un milieu qui tendrait plutôt vers l’ingratitude. Dans cette peinture de la société hollywoodienne, il n’y a pas que rêve et paillettes : l’industrie, dans son inexorable marche en avant, n’a pas toujours bonne mémoire et abandonne ses bienfaiteurs dans le besoin. Certains comme Buster Keaton en ont fait l’expérience, lui qui fut remisé au placard après avoir intégré la MGM en abandonnant les droits de ses films. D.W. Griffith s’est aussi retrouvé ruiné et mis au banc de l’industrie après l’échec d’Intolérance en 1916 et la méfiance des banques et des studios. Mais les victimes ne sont pas seulement les hommes : les œuvres muettes se sont également vues balayées à l’arrivée du parlant. Brownlow rappelle que la MGM tenta de faire disparaître Ben-Hur (Fred Niblo, 1925) au moment de la sortie du remake de William Wyler, pour remplacer « une marchandise obsolète par un produit nouveau. » Heureusement, certains de ces films peuvent aujourd’hui réapparaître grâce à des amateurs dévoués, tels Kevin Brownlow, qui s’engagent dans de longs processus de restauration et les sortent de l’oubli.

En même temps que le cinéma se développe, Brownlow raconte l’impact de son industrie sur toute une région : la Californie devient dès 1906 la destination privilégiée des sociétés de production attirées par le climat. Construite sans aucun lien avec le passé, Hollywood devient une ville de l’éphémère, totalement dédiée à l’industrie : « Le vide culturel y était total », on n’y trouve aucun théâtre, musée ou salle de concert. Le milieu du cinéma n’a pas encore une réputation sérieuse, son image est souvent décadente, les soirées y sont réputées sans limite et les journaux avides de scoops en font la ville du scandale. Souvent pris pour des originaux, des farfelus, les habitants de Hollywood ont du mal à se faire accepter par les Californiens de souche. Le cinéma attire aussi beaucoup de monde et devient pour les plus pauvres un moyen de gagner quelques sous : si les films apportent du rêve aux spectateurs, l’industrie hollywoodienne offre du travail. Même pour de la simple figuration, les cachets sont plutôt bien payés et les repas sont compris.

Très rapidement, les producteurs souhaitent monter des projets spectaculaires dont l’ampleur et l’ambition doivent attirer le public. Le livre revient sur les moyens considérables investis à cette époque : un long chapitre raconte la fabrication tumultueuse de Ben-Hur (Fred Niblo, 1925) qui rappelle, quarante ans plus tôt, l’aventure de Cléopâtre (J.L. Mankiewicz, 1963). Plus que l’évocation d’un projet démesuré et mal organisé, c’est pour Brownlow l’occasion de rappeler une étape importante de l’histoire du cinéma américain, un exemple victorieux des capacités du 7e art à créer « ce qui pouvait être accompli dans les conditions les plus pénibles. » La production dure au moins deux ans, entre Hollywood et l’Italie, une préparation interminable (une production qui change de main, un casting difficile à finaliser, des retards dans la construction de décors, etc.) et un tournage dantesque amenant le budget à près de quatre millions de dollars de l’époque. Au final, avec des droits colossaux à payer et malgré un gros succès au box-office, l’investissement ne sera pas rentabilisé. Le film apparaît pour Brownlow trop hétérogène et peut se résumer au produit d’une organisation plutôt qu’à l’œuvre d’un seul homme. Au contraire, quand il raconte Robin Hood (Allan Dwan, 1922) c’est un autre de ces projets ambitieux, mais cette fois initié et entièrement porté par sa star, Douglas Fairbanks, qui le finance avec ses propres deniers. Aidé de son épouse Mary Pickford, il achète des plateaux immenses pour y faire construire un décor gigantesque à ciel ouvert, car trop grand pour être éclairé par la lumière artificielle. Deux mois de construction et cinq cents ouvriers sont nécessaires à ce qui sera la plus grande structure jamais montée pour un film muet. A tel point que Fairbanks, submergé par ce gigantisme, est pris par le doute.

Parler de Charles Chaplin est un passage obligé quand on aborde le cinéma muet et la comédie. Il est « sans aucun doute la personnalité la plus aimée du monde du spectacle » et incarne peut-être à lui seul le muet dans la mémoire collective. Bien que Kevin Brownlow ne prévoit pas d’écrire sur lui, estimant que tout a déjà été écrit, Chaplin revient régulièrement dans les conversations. Une visite sur le plateau de La Comtesse de Hong Kong (Charles Chaplin, 1967) lui permet d’évoquer le tournage de quelques scènes et d’observer le Maître au travail. C’est aussi pour lui l’occasion de revenir sur les grandes figures de la comédie, de Buster Keaton à Harry Langdon (« le 4e génie de la comédie au cinéma »), ces perfectionnistes qui n’hésitaient pas à faire durer les tournages des mois durant (presque une année pour La Ruée vers l’or (Charles Chaplin, 1925, notamment) à la seule fin d’écrire le scénario idéal, le gag parfait. Si de nombreuses personnalités sont évoquées tout au long du livre, certains noms prestigieux du cinéma américain comme Raoul Walsh, John Ford ou Frank Borzage n’y sont pas développés. C’est le choix de l’auteur qui souhaite raconter à sa manière les débuts du cinéma, « donner un aperçu authentique de cette période », comment une attraction de foire s’est finalement développée en art et a entraîné la naissance de Hollywood. Si elle est donc loin d’être définitive (il écrira de nombreux ouvrages sur ces personnalités quelques années plus tard), cette évocation n’en reste pas moins précieuse - vu la rareté de certains témoignages, très complète et balayant de nombreux sujets, des célébrités à certains métiers parfois méconnus (comme l’indispensable rédacteur d’intertitres).

La démarche personnelle de Kevin Brownlow permet quelques libertés de parcours. Il fait un rapide détour par l’Europe, vivier de talent d’une Amérique protectionniste qui préfère embaucher la concurrence plutôt que l’affronter dans les salles. Les Italiens, qui ont inventé les films à grand spectacle comme Quo Vadis (Enrico Guazzoni, 1912) ou Cabiria (Giovanni Pastrone, 1914) et influencé les oeuvres épiques de Griffith, restent insensibles à ces propositions. « Etouffé par la bureaucratie », le cinéma italien ne pourra poursuivre son développement prometteur. Quand arrive le cinéma anglais, on ressent la véritable déception de Brownlow pour une industrie qui ne s’y est jamais développée. Quelle ironie que le cinéma se soit étendu au monde entier… à l’exception de son propre pays ! Les producteurs britanniques du muet considèrent en effet le cinéma de façon à peine supérieure à un spectacle de foire, il n’est pas pensé en terme d’art. C’est pourquoi de nombreux talents partent travailler à Hollywood : Chaplin, Edmound Goulding, Rex Ingram… Ce chapitre européen trouve sa justification lorsque Brownlow aborde la France (le premier pays qui ait reconnu le cinéma comme l’un des Beaux Arts et fondé la Cinémathèque) et plus particulièrement Abel Gance, son réalisateur le plus prestigieux, « le plus grand de tous », devant lequel il est en totale admiration au point de lui dédier son livre. Car pour Kevin Brownlow, Abel Gance est l’« un des géants du cinéma », celui qui « plus que quiconque utilisa le plus entièrement les moyens du cinéma. » Abel Gance est l’exemple du génie bridé par l’industrie, un tempérament d’artiste à qui l’on impose des « films pour les concierges » parce que « ses idées révolutionnaires effrayaient toute la profession. » Mais l’homme, amoureux de son métier, a une volonté de fer. « C’était un véritable maître, à l’image de Léonard de Vinci, un homme qui a permis à d’autres artistes de faire progresser leurs propres œuvres grâce à ses innovations. » Gance filme notamment des plans très inhabituels pour l’époque, comme des contre-plongées, et pratique l’expérimentation en utilisant les images « pour créer des personnages, décrire des pensées, fournir des métaphores. » Il développe le montage rapide qui existe en germe chez Griffith, repris plus tard dans la théorie du « montage russe » élaborée notamment par Eisenstein et ignorée par Hollywood, qui préfère une forme invisible pour le spectateur. Gance décline d’ailleurs une offre très généreuse de la Metro, en Amérique, jugeant que « les méthodes de travail y sont trop standardisées » alors que « pour faire un film il faut être indépendant. »

Brownlow rapproche Gance du réalisateur de Naissance d’une Nation. Griffith et lui partagent en effet la même opinion sur le cinéma de ces années primitives : ce sont des tentatives puériles et stupides, une pâle copie du théâtre. Avec cette volonté de développer un art balbutiant, « Gance propulse le cinéma de l’enfance timorée vers une maturité vigoureuse, riche de possibilités infinies. » Il teste la pellicule en couleurs, tourne en relief (malheureusement la bobine n’a jamais été retrouvée) ou invente de nombreux accessoires sur ses tournages comme une cuirasse métallique qui facilite la caméra portée, un caisson pour filmer sous la mer. Gance « a donné des ailes à la caméra » : elle est suspendue par un câble, sanglée au dos d’un cheval, posée sur une tête gyroscopique. Brownlow qualifie J’accuse (1918) de « film prodigieux », la première grande œuvre pacifiste de l’histoire du cinéma (on y filme de vraies scènes de bataille de la Première Guerre mondiale). Il analyse La Roue (1923) comme une « œuvre révolutionnaire et éblouissante, en avance sur son temps. » Et il s’attarde longuement sur Napoléon (1927) qu’il décrit comme unique, inégalable, « une encyclopédie des effets cinématographiques (…) dans les mains d’un génie », « un sommet en terme de reconstitution. » Gance y développe la Polyvision, un système de projection sur trois écrans, ancêtre du Cinerama « utilisé de façon créative » avec lequel il « orchestre le cinéma. » Mais la Polyvision nécessite une logistique si complexe qu’elle freine son exploitation : le film ne sera projeté que dans huit villes en Europe et ne sortira jamais en Amérique dans sa version intégrale, qui a aujourd’hui disparu. Mais Brownlow s’est attaqué à la reconstitution de ce chef-d’œuvre dans une version de 5h30 : « L’aboutissement de mon histoire d’amour avec le cinéma muet. » On peut considérer ce chapitre comme un avant-goût de Napoléon - Abel Gance's Classic Film, l’ouvrage qu’il consacrera au film et à son réalisateur en 1983 et qui sortira en France à la fin de l’année aux éditions Armand Colin.

Kevin Brownlow met en lumière certains de ses artistes de prédilection et en remémore d’autres que le temps a occultés des dictionnaires du cinéma, souvent parce que leurs œuvres ont disparu, comme la plus grande partie de la production muette. Brownlow revient sur William DeMille dont le style et le « sens de l’observation exceptionnel » étaient à l’opposé de celui de son frère aîné Cecil B. DeMille. Il raconte les coulisses de la production de La Glorieuse reine de Saba (1921) et évoque son talentueux réalisateur J. Gordon Edwards, le grand-père de Blake Edwards. Il se souvient de Raymond Griffith, un « maître de la mécanique comique », gagman et bras droit de Mack Sennett, acteur submergé par la vanité qui disparut à la fin de la période muette pour revenir en tant que scénariste puis producteur. Brownlow nous rappelle le souvenir de Reginald Denny qu’il considère comme l’un des meilleurs comédiens du muet, « l’un des Anglais favoris de l’Amérique », qui travaillait en duo avec le réalisateur William A. Seiter et qui devint la star la plus importante du studio Universal. Brownlow partage également avec le lecteur ses coups de cœur, comme l’enthousiasmant The Docks of New York (1928), « le plus grand film que Josef Von Sternberg ait jamais fait. » Pour approfondir ses commentaires il s’appuie sur les avis publiés dans Photoplay, un journal de l’époque qui lui permet de connaître l’accueil des films au moment de leur sortie. Les analyses de Brownlow sont objectives et sincères, le critique sait se mettre en retrait par rapport au spectateur passionné qu’il est resté. Il peut regretter l’interprétation de certains acteurs et en même temps louer les qualités de la mise en scène, l’ingéniosité technique ou les trouvailles du scénario. Il n’hésite pas à porter un regard plus sévère sur les œuvres de figures admirées, trouver médiocres certains effets inventés par Abel Gance ou ne pas pardonner la déchéance artistique de Cecil B. DeMille dont « le niveau des films tombe à zéro » après un excellent début de carrière. Il considère The Cheat (1915) comme un chef-d’œuvre mais constate que DeMille, à la recherche du succès, s’est engouffré dans un « abîme de mercantilisme dans lequel un grand talent a péri. » Selon la cantatrice Geraldine Farrar qui joua dans l'un de ses films, la complexité du travail en studio (« trop de machinerie ») a évacué l’improvisation et l’impression de vie qu’on trouvait dans ses films.

Le cinéma parlant finit par envahir les salles, bouleversant l’industrie. « Au lieu d’une greffe légère, l’arrivée du son ressemble à une transplantation brutale. » Pour Brownlow cette mutation est beaucoup trop rapide, soumise à l’opportunisme des enjeux commerciaux. On va jusqu’à sonoriser certains grands films comme La Grande parade (King Vidor, 1925). Le son prime sur tout, au détriment de la qualité : pour inonder le marché et attirer les spectateurs en masse uniquement sur le seul argument du parlant, on se contente de « tartiner une épaisse couche de dialogue sur chaque centimètre de film. » Mary Pickford résume ainsi la situation : « Il aurait été plus logique que le cinéma muet soit né du cinéma parlant plutôt que l’inverse. » Avec l’arrivée du parlant et l’obligation de synchroniser l’image et le son, on standardise la vitesse de projection des films, désormais fixée à 24 images par seconde. Kevin Brownlow insiste sur cette fâcheuse conséquence pour les œuvres muettes dont certaines étaient parfois projetées à 16 images par seconde. C’est un véritable problème pour les spectateurs d’aujourd’hui qui ne peuvent plus voir ces films tels qu’ils étaient projetés à l’époque. On dénature l’œuvre, on fausse sa perception : l’action s’en trouve ralentie ou accélérée et paraît ridicule. L’arrivée du son ouvre de nouveaux horizons d’inventivité au cinéma mais signe aussi la fin d’une époque. De nombreuses interventions rapportées par Brownlow trahissent la nostalgie pour un art qui s’est perdu dans une course au profit et qui arrive « sûrement à l’âge de la laideur » selon Louise Brooks. « Le cinéma était un spectacle merveilleux, extraordinairement créatif, un formidable moyen d’expression. Et cela, nous l’avons perdu. » regrette David O. Selznick. Désormais, comme le remarque Buster Keaton, « à peine arrivées, les stars redescendent déjà » quand les grands noms du muet ont durablement marqué leur temps. Margaret Booth se souvient des délais de montage beaucoup plus longs à l’époque du muet : on ne sortait pas le film « tant qu’il n’était pas parfait », rappelant, au contraire, qu’il y a aujourd’hui une course à la date de sortie. La fabrication des longs métrages était aussi beaucoup plus souple : lorsqu’il manquait un plan d’insert au monteur William Hornbeck, il partait dans l’instant filmer ce dont il avait besoin. « Aujourd’hui il faudrait embaucher une équipe entière », l’improvisation n’est plus aussi simple, tout doit être préparé et planifié. L’acteur Joseph Henabery reste « étonné par la longueur des génériques d’aujourd’hui quand Griffith travaillait avec un entourage réduit. »

En racontant sa propre histoire du cinéma muet en 1968, Kevin Brownlow dessine un autoportrait prophétique sans le savoir : le livre apparaît comme le premier chapitre d’une vie entièrement dédiée au patrimoine cinématographique. Tout nous rappelle ses futurs travaux d’historien et réalisateur de documentaires. Sa visite sur le tournage de (The Epic that never was, 1967), une « passionnante pièce d’archéologie » avec Joseph Von Sternberg, a peut-être été un déclencheur décisif pour sa série Hollywood (1980), cet énorme travail (quatre ans de tournage) qui apparaît comme le prolongement audiovisuel de La parade est passée. Brownlow entreprendra, quelques années après ce livre, la restauration de certaines grandes œuvres qu’il évoque déjà. La parade est passée est aussi le déclencheur qui lui a permis de s’établir en tant qu’historien du cinéma aux yeux des institutions. Certaines portes se sont ouvertes à partir de la publication, comme celles de l’American Film Institute avec qui il collabore régulièrement.

On regrettera que l’Institut Lumière/Actes Sud n’ait pas édité le livre dans un meilleur écrin. Certes La parade est passée, avec ses 1 000 pages, est sorti à un prix abordable. Mais il est dommage de ne pas avoir proposé une deuxième édition plus luxueuse, dans un format plus grand qui aurait valorisé les nombreuses illustrations. On a lésiné sur la qualité d’impression en choisissant un papier commun qui ne rend pas justice à ces documents rares. Mais le plus important est que, plus de quarante ans après sa publication, ce livre incontournable sur le cinéma est enfin disponible en français. Et quarante ans après, ces témoignages nous semblent encore plus précieux. Les années se sont écoulées mais le passeur Kevin Brownlow est toujours là, aussi actif, infatigable. Il a reçu en 2010 un Oscar d’Honneur pour sa contribution à l’Histoire du Cinéma et continue d’œuvrer pour sortir le muet de l’oubli. Il réalise toujours des documentaires, parcourt les festivals, organise notamment des projections de grands classiques, comme à San Francisco en mars dernier où sa restauration de Napoleon (Abel Gance, 1927) a fait l’évènement. Dans l’introduction du livre spécialement rédigée pour l’édition française il dit préparer son autobiographie, ayant encore beaucoup à dire et à partager : nous n’en doutons pas, ce livre sera certainement aussi passionnant. Espérons que nous n’aurons pas à attendre encore quarante ans avant de pouvoir le découvrir en France...

EN SAVOIR PLUS

Interview de Kevin Brownlow sur dvdclassik (novembre 2008)
1e partie
2e partie
3e partie
4e partie
5e partie


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Par Stéphane Beauchet - le 14 mai 2012