Re: Sybil (Justine Triet - 2019)
Publié : 4 juin 19, 16:58
Je viens juste défendre ce film apparemment mal aimé ici. Un film assez cérébral et imparfait mais loin d'être inintéressant sur le processus de fiction comme moyen de protection, aux dépens des autres et parfois même à ses propres dépens. Et puis Virginie Efira est formidable et fait bien ressentir la détresse de son personnage.
En plus long :
A première vue, on pourrait croire qu'il y a peu de points communs entre Victoria et Sibyl, hormis la présence du même duo de réalisatrice-actrice, Justine Triet et Virginie Efira. En réalité, ces deux films font le portrait d'une femme qui "fait semblant" et vit dans un certain déni, de ses déboires pour l'une, de son malheur pour l'autre. Dans Victoria, le ton tragi-comique et le style de montage faisaient parfois penser à la veine tragi-comique de Woody Allen. Dans Sibyl, un drame presqu'entièrement exempt d'élément comique, l'idée de départ, à savoir une femme qui en écoutant une patiente raconter sa mésaventure pense à sa propre vie, est empruntée à un film précis du cinéaste américain, Une autre femme (1988).
"Faire semblant" de vivre, c'est ce que Sibyl (Virgine Efira) fait depuis des années, depuis son histoire d'amour avec Gabriel (Niels Schneider), un ami qui l'avait aidée à sortir de l'alcoolisme et l'a quittée ensuite. Sur le point de renoncer à sa profession de psychanalyste pour écrire, elle accepte une nouvelle patiente, Margot (Adèle Exarchopoulos, au jeu gauche), qui attend un enfant d'un acteur avec lequel elle a une aventure. Margot ne sait si elle doit avorter et prend conseil auprès de Sibyl. Ce dilemme, celle-ci a eu à le résoudre elle-même, puisque dix années auparavant elle a décidé de garder l'enfant né de sa relation interrompue avec Gabriel. Peu à peu, des images longtemps enfouies surgissent du passé de Sibyl, qui revit en pensées sa douloureuse séparation.
Pour montrer la perméabilité entre souvenirs du passé et impressions du présent, pour faire voir les désirs inassouvies d'une femme, Justine Triet a recours à un montage éclaté maitrisé où le flux de la conscience relie les scènes. Comme dans Victoria, mais de manière encore plus marquée, les sons, les dialogues d'une scène débordent sur une autre, pareils au passé débordant sur le présent, les intégrant dans un même et inextricable continuum, celui de l'univers mental de Sibyl qui ne connait pas le temps. Ce retour d'un passé refoulé est si violent que bientôt Sibyl, rejetée en arrière, ne peut plus "faire semblant". Elle donne une dernière fois le change en allant aider Margot sur un tournage à Stromboli, le temps pour elle de constater une nouvelle fois que la chair est triste, fausse, impudique. Dans ce qui ressemble au début à une parenthèse dans le récit, Triet décrit de manière assez impitoyable un tournage de cinéma comme un processus douloureux où l'impossible séparation des affaires privées entre acteurs et metteur en scène conduit les vies de chacun à flotter dans un lieu incertain, entre réalité et fiction. En ce sens, cette partie à Stromboli participe directement de ce que le film entend dire sur le caractère vampirique et discutable de la fabrique d'une fiction. On pourrait croire que le rôle d'auteur va sauver Sybil mais en réalité, elle est perdue, vaincue par son passé, qui a avalé son présent. La terrible vérité qui s'impose à elle, c'est que le visage de sa fille ressemble trop à celui de son ancien amant pour qu'elle puisse jamais l'oublier, pour qu'elle puisse jamais être heureuse. Contrairement à la Sibylle du mythe qui voyait l'avenir, elle est condamnée à voir encore et encore son passé.
La grande tristesse de ce film-portrait réussi (a contrario, le regard sur les personnages secondaires est peu amène), porté par une prestation exceptionnelle de Virginie Efira, est battue en brèche par le regard avant tout cérébral de la réalisatrice qui met à distance le désespoir de Sibyl par la précision de son découpage et de son montage. En vérité, Triet applique au film le même procédé cérébral que celui auquel Sibyl a recours, sans beaucoup de succès, pour continuer à vivre : considérer tout cela comme une fiction. Considérer son entourage comme des personnages de film, et se percevoir soi-même comme personnage de fiction, ayant vécu des mésaventures maintenant recouvertes d'un voile, d'une toile, celle d'un écran de cinéma. Ce "Je est fiction" est une autre façon de faire semblant.
En plus long :
A première vue, on pourrait croire qu'il y a peu de points communs entre Victoria et Sibyl, hormis la présence du même duo de réalisatrice-actrice, Justine Triet et Virginie Efira. En réalité, ces deux films font le portrait d'une femme qui "fait semblant" et vit dans un certain déni, de ses déboires pour l'une, de son malheur pour l'autre. Dans Victoria, le ton tragi-comique et le style de montage faisaient parfois penser à la veine tragi-comique de Woody Allen. Dans Sibyl, un drame presqu'entièrement exempt d'élément comique, l'idée de départ, à savoir une femme qui en écoutant une patiente raconter sa mésaventure pense à sa propre vie, est empruntée à un film précis du cinéaste américain, Une autre femme (1988).
"Faire semblant" de vivre, c'est ce que Sibyl (Virgine Efira) fait depuis des années, depuis son histoire d'amour avec Gabriel (Niels Schneider), un ami qui l'avait aidée à sortir de l'alcoolisme et l'a quittée ensuite. Sur le point de renoncer à sa profession de psychanalyste pour écrire, elle accepte une nouvelle patiente, Margot (Adèle Exarchopoulos, au jeu gauche), qui attend un enfant d'un acteur avec lequel elle a une aventure. Margot ne sait si elle doit avorter et prend conseil auprès de Sibyl. Ce dilemme, celle-ci a eu à le résoudre elle-même, puisque dix années auparavant elle a décidé de garder l'enfant né de sa relation interrompue avec Gabriel. Peu à peu, des images longtemps enfouies surgissent du passé de Sibyl, qui revit en pensées sa douloureuse séparation.
Pour montrer la perméabilité entre souvenirs du passé et impressions du présent, pour faire voir les désirs inassouvies d'une femme, Justine Triet a recours à un montage éclaté maitrisé où le flux de la conscience relie les scènes. Comme dans Victoria, mais de manière encore plus marquée, les sons, les dialogues d'une scène débordent sur une autre, pareils au passé débordant sur le présent, les intégrant dans un même et inextricable continuum, celui de l'univers mental de Sibyl qui ne connait pas le temps. Ce retour d'un passé refoulé est si violent que bientôt Sibyl, rejetée en arrière, ne peut plus "faire semblant". Elle donne une dernière fois le change en allant aider Margot sur un tournage à Stromboli, le temps pour elle de constater une nouvelle fois que la chair est triste, fausse, impudique. Dans ce qui ressemble au début à une parenthèse dans le récit, Triet décrit de manière assez impitoyable un tournage de cinéma comme un processus douloureux où l'impossible séparation des affaires privées entre acteurs et metteur en scène conduit les vies de chacun à flotter dans un lieu incertain, entre réalité et fiction. En ce sens, cette partie à Stromboli participe directement de ce que le film entend dire sur le caractère vampirique et discutable de la fabrique d'une fiction. On pourrait croire que le rôle d'auteur va sauver Sybil mais en réalité, elle est perdue, vaincue par son passé, qui a avalé son présent. La terrible vérité qui s'impose à elle, c'est que le visage de sa fille ressemble trop à celui de son ancien amant pour qu'elle puisse jamais l'oublier, pour qu'elle puisse jamais être heureuse. Contrairement à la Sibylle du mythe qui voyait l'avenir, elle est condamnée à voir encore et encore son passé.
La grande tristesse de ce film-portrait réussi (a contrario, le regard sur les personnages secondaires est peu amène), porté par une prestation exceptionnelle de Virginie Efira, est battue en brèche par le regard avant tout cérébral de la réalisatrice qui met à distance le désespoir de Sibyl par la précision de son découpage et de son montage. En vérité, Triet applique au film le même procédé cérébral que celui auquel Sibyl a recours, sans beaucoup de succès, pour continuer à vivre : considérer tout cela comme une fiction. Considérer son entourage comme des personnages de film, et se percevoir soi-même comme personnage de fiction, ayant vécu des mésaventures maintenant recouvertes d'un voile, d'une toile, celle d'un écran de cinéma. Ce "Je est fiction" est une autre façon de faire semblant.