Alexandre Angel a écrit :
On en revient encore à Raoul Walsh, et ça risque de ne pas être la dernière fois.
Le plus grand réalisateur américain faisait des films qui ressemblaient à son nom : rugissant comme Raoul et claquant comme Walsh, cette quasi-onomatopée.
A l'époque où l'intrusion de la psychanalyse dans le cinéma US était à la mode (
Spellbound,
The Locket, etc...), Raoul Walsh, ce baroudeur, ce flibustier, qui cachait pudiquement sa passion pour la grande littérature, réalise en 1947 rien moins que le premier western psychanalytique, aussi fiévreux qu'un songe obsessionnel dans un film d'Hitchcock, à l'image de ces surimpressions (magnifiques) d'éperons rutilants qui scintillent et cliquètent aussi sûrement que si nous-mêmes les rêvions.
La menue présentation qui précède pourrait inspirer quelque réticence. En effet, le cinéma populaire imprégné de freudisme tel qu'on le concevait à la fin des années 40 tend à proposer des dramaturgies qui peuvent paraître poussiéreuses, en espérant ne pas être trop injuste.
Pursued (
La Vallée de la Peur), qui n'est pas à proprement parler, il faut dire, un film psychanalytique mais plutôt un western sombre, lancinant et gothique, imprégné de film noir (comme
Ciel Rouge, de Robert Wise, aussi avec Robert Mitchum), ne prenait pas pour cette raison le chemin de l'écueil formulé.
Mais, tout de même, on pourrait craindre, non sans raison, que Walsh, cinéaste tellurique, trépidant, ne s'égare dans un scénario intellectuel et ne laisse à la postérité qu'une œuvre bancale. Intéressante dans le meilleur des cas mais négligeable.
Or
Pursued est un chef d'œuvre absolument stratosphérique, une des plus belles choses qui puissent survenir dans une vie de passionné.
J'ai montré le film (dans sa belle copie restaurée et éditée par Sidonis) à une personne de ma famille qui ne connaissait pas et qui m'a confié, le lendemain, avoir été
"impressionnée" .
L'expression m'a frappé : elle n'a pas dit
"c'était bien" ,
"c'était beau" ,
"ça m'a beaucoup plu" ou encore
"c'était magnifique".
Non... elle a été
"impressionnée" .
C'est ça l'effet
Pursued : on se dit en le visionnant qu'on a affaire à quelque chose d'important, qui nous surplombe aussi sûrement que ces pitons rocheux sous lesquels cavalent de dérisoires silhouettes .
Comme lorsqu'il avait été diffusé au Ciné-Club de Claude-Jean Philippe sur Antenne 2 en 88 ou 89.
On l'avait regardé, on l'avait même enregistré et on s'était retrouvé le lundi suivant comme des gosses dans la cour de récré :
"Ouahh, t'as regardé le Walsh vendredi soir ??!" "Ouais, j'ai trouvé ça dément...".
Et l'ardeur du coup de foudre n'a jamais été infirmée mais toujours tenue en respect par l'attente usante d'une édition de référence, que nous avons enfin, toute perfectible qu'elle puisse être.
Enfin, nous pouvons admirer à loisir les textures à la fois laiteuses et mercuriales du génial James Wong Howe, légendaire chef opérateur d'origine chinoise, dont il faudrait des cycles qui lui soient entièrement consacrés.
Le plan montrant la mère et la fille (Judith Anderson et Teresa Wright), côte à côte et envoilées, aux obsèques d'Harry Carey Jr, est le plus beau du cinéma américain parce qu'il pourrait se trouver dans un film de Mizoguchi.
Enfin, l'on peut s'attarder sur les arcanes d'un récit hanté et funeste, transposition partielle du
Maître de Ballantrae, de Robert Louis Stevenson, et se régénérer du souffle vital qui circule entre les plans.
Car la manière qu'a Raoul Walsh de s'approprier le matériau gothique qu'il a en mains pour mieux le réverbérer sur son décor westernien est aussi désarmante que prodigieuse.
Désarmante parce qu'organiquement distillée et fondue dans ce qu'il convient de classer dans les dix plus beaux westerns de tous les temps et prodigieuse par son évidence digne des plus grands conteurs anglo-saxons (et au delà puisque Dumas n'est jamais loin).
Sans doute parce que son enfantement est quelque peu décentré (c'est une production indépendante au sein même de la Warner),
Pursued jouit d'une réalisation dont on sent qu'elle échappe au joug des producteurs. Ce qui, en termes formels, se traduit par une liberté d'agencement qui confère à l'écoulement du récit la dimension d'un classicisme minéral et méandreux.
Raoul Walsh, maître du tempo, crée l'illusion du remous narratif, qui se forme en bordure d'un tourbillon d'où surgissent les images du trauma inaugural.
Il conviendra, puisqu'il est question de tourbillon, de se pâmer devant cette science merveilleuse des fondus enchainés, dont bon nombre de réalisateurs classiques américains étaient coutumiers, et que Walsh maîtrise à la perfection et dont le film est un festival. Ils y sont couloirs de fluidité autant que vecteurs de transitions mentales.
Un ami, bien plus âgé, à l'occasion de cette diffusion sur Antenne 2, s'était esbaudi devant le fondu qui nous fait passer de Mitchum, que Teresa Wright accepte d'épouser, à l'image du couple convolant en carriole alors que l'attaque du plan se fait sur la crinière des montures. Ce fondu lui avait fait songé au Caravage.
Dans ce film, dont il faut bien convenir qu'il est génial, la matière formelle et iconographique est comme en fusion, galvanisant tout ce qui bouge en son sein et autour d'elle : direction de la photographie (on en a parlé), musique (Max Steiner, en pleine forme!), seconds (Dean Jagger, fantastique; Alan Hale, remarquable; Judith Anderson, idéalement funeste) et premiers rôles (Mitchum, marmoréen et somnambulique; Teresa Wright, entre rigidité et tension sexuelle).
Tout est ici, on le confirmera,
impressionnant et nous amène à y revenir. Encore et encore...