Miss Agatha Dawson, atteinte d'un cancer, se montre bien décidée à passer le temps qu'il lui reste à vivre, et ce n'est pas ces insupportables notaires ou sa cupide nièce Mary Whittaker qui vont l'en empêcher. Cependant, trois jours après le délai de six mois fixé par le médecin, Miss Dawson s'éteint : arrêt du coeur, et rien dans l'autopsie ne permet de soupçonner un crime. Néanmoins, la mort suspecte de la servante de Miss Dawson, quelques mois plus tard, va encourager Lord Peter à se pencher sur cette affaire qui est peut-être bel et bien le crime parfait.
Troisième roman de Sayers, et logiquement la troisième enquête connue de Lord Peter, peut-être une de ses plus difficiles puisqu'il s'agit ici de dénouer un crime en partant d'absolument rien. La mise en contexte de l'intrigue fait beaucoup penser à Agatha Christie : un village tranquille de la campagne anglaise, une vieille dame riche mourante et des proches enclins à « accélérer » son passage dans l'autre monde, ainsi qu'une complexe histoire d'héritage et de succession. Christie a exploité ce genre d'histoires maintes et maintes fois et c'est une sorte de marque de fabrique chez elle (pour ne citer que quelques-uns :
Témoin muet,
Les Indiscrétions d'Hercule Poirot ou
La Mystérieuse Affaire de Styles). Mais on va rapidement s’apercevoir que Sayers s'éloigne complètement des intrigues de sa compatriote, affirmant ainsi sa volonté de vouloir innover et renouveler le genre, puisque le coupable va être rapidement révélé par l'auteur (pour les lecteurs les plus astucieux, il peut même être deviné dès les premiers chapitres). Il va alors s'agir, non pas de découvrir
who, mais
why et
how, et surtout de suivre la passionnante enquête de Lord Peter et son ami l'inspecteur Parker, d'une fluidité exemplaire et pas embrumée par des fausses pistes comme c'est le cas parfois.
Cette enquête va donc se diviser en deux parties : l'enquête sur le décès de Bertha Gothobed et la troisième victime, plus pratique, avec de nombreux indices matériels (les reliefs du pique-nique, le billet de cinq livres retrouvé dans le sac de la victime, les empreintes de pas et la casquette du prétendu ravisseur...) mené par l'inspecteur Parker, d'abord sceptique, et Lord Peter. A ce propos, on remarque quelque chose de très intéressant : ici, malgré le fait que Wimsey soit le héros de l'histoire, il n'écrase pas du tout son partenaire (contrairement aux duo habituels Watson-Holmes ou Hastings-Poirot), ainsi le policier se montre très lucide et c'est lui qui va résoudre plusieurs points obscurs (même si c'est l'aristocrate qui trouvera, au final, le
modus operandi). Loin de ridiculiser la police, Sayers en dresse un portrait plutôt complaisant, notamment avec le portrait bref du directeur de Scotland Yard Sir Andrew Mackenzie, très compétent. En revanche, elle n'oublie pas d'égratigner au passage les chefs de police locale et campagnard, ces officiers bornés qui n'ont pas inventé la poudre (Sir Charles Pillington, le chef de la police du comté).
La deuxième phase de l'enquête, à l'initiative de Peter, est menée par Miss Climpson, sorte de Miss Marple avant l'heure, une vieille fille pieuse mais surtout très fouineuse qui ne va pas à hésiter à s'introduire partout et poser des questions indiscrètes pour découvrir les petits secrets des villageois. Mis à part dans deux chapitres en fin d'ouvrage, on ne suit pas vraiment l'enquête de la vieille fille, certains chapitres s'ouvrant par un compte-rendu adressé à Lord Peter par Miss Climpson. Cette dernière sera à l'origine d'une des séquences les plus comiques du livre (l'humour n'est jamais en reste chez Sayers) où Lord Peter, volontairement ou non, fait croire à son ami Parker que la grisonnante Miss Climpson est son amie du moment ! Dans ce troisième roman, l'évolution psychologique de Lord Peter est savamment dosée, ainsi on apprend lors d'un passage superbement écrit qu'il a failli céder à la tentation de la chair, à un moment décisif où la criminelle a tenté de s'offrir à lui. La vie amoureuse (et sexuelle) de Wimsey sera développée brio dans les derniers romans de Sayers, à partir de
Gaudy Night.
Comme dans ses précédents romans, Dorothy L. Sayers n'oublie pas de distribuer quelques petites piques sociales adressées à ses compatriotes. Ici, elle s'attaque en particulier au racisme, et à une société des années 20 qui était effectivement horrible envers les noirs. Ainsi, le cousin noir de Miss Dawson est présenté comme l'un des rares personnages positifs du film, c'est d'ailleurs lui qui récupérera l'héritage (mérité) à la fin du roman. Elle montre la bêtise des Anglais avec des petites phrases à l'ironie mordante comme celle prononcée par Sir Charles, le personnage dont je parle plus haut (« Une Anglaise entre les mains d'un nègre ! s'écria t-il d'un ton horrifié. Quelle abomination ! » alors que c'est bel et bien l'inverse qui se passe), et tourne en dérision les clichés de l'époque comme celui du ravisseur et criminel noir.
Possédant une intrigue remarquablement construite, au déroulement exemplaire, ainsi que des personnages à la psychologie fouillée et parfois très attachants,
Arrêt du coeur surprend aussi par l'ingéniosité dont fait preuve l'auteur pour trouver la méthode employée par le meurtrier, qui semble vraisemblablement médicalement prouvée, et donc à l'imagination du lecteur à qui il fait appel. Bien malin en effet celui qui aura reconstitué intégralement les faits avant les dernières pages ! Toute la force du livre réside là-dedans, ce qui permet de ne jamais s'ennuyer et de suivre l'intrigue avec délice. Une fois de plus, un vrai régal.