Cinéma et Littérature -12. La critique de cinéma
Publié : 27 févr. 09, 17:26
Certains critiques de cinéma ont réussi à créer une véritable œuvre littéraire au cours de leur carrière et peuvent ainsi être qualifiés d’écrivains de cinéma. Leurs écrits peuvent bien sûr avoir évolué, comme leurs goûts et leurs intérêts, mais le recueil de leurs articles et travaux divers montre généralement une cohérence et une personnalité.
Parmi eux, j’ai choisi d’en présenter trois dont le lien est d'être publiés dans la revue de cinéma Trafic et chez POL Editions.
Manny Farber (1917-2008)
Manny Farber remplaça James Agee à la critique cinéma du quotidien américain The Nation. Il est peintre autant qu’écrivain. Très original, il invente la notion de films souterrains pour qualifier l’œuvre de cinéastes comme Hawks, Fuller ou Siegel, notion qui sera reprise par Martin Scorsese dans son panorama du cinéma américain quand il parle de "films de contrebande".
L’un de ses articles les plus importants est publié en 1962 : L’art termite et l’art éléphant blanc, dans lequel il oppose " la transcendance du cinéma "éléphant blanc" à l’immanence du "cinéma termite""(présentation du livre sur POL éditions), pour faire simple les auteurs inspirés aux artisans, en indiquant une claire préférence pour les seconds tout en reconnaissant la beauté de l’œuvre des premiers.
Manny Farber aura été l’un de ceux qui ont revalorisé les premiers le cinéma de série B aux USA, tout en faisant découvrir aux américains le cinéma français de Jean-Luc Godard, Reiner Fassbinder et Chantal Akerman.
Ses articles essentiels ont été publiés aux USA dans un recueil portant le titre de Negative Space dans les années 70, et ont beaucoup influencé la critique. Negative Space a été traduit en français et publié sous le titre d’Espace Négatif :
Dans les années 80, Manny Farber abandonna l’écriture pour se consacrer pleinement à la peinture. Il est mort l’an dernier.
Ci-dessous un lien vers une interview de Manny Farber et de son épouse, Patricia Patterson en 1977
Interview Manny Farber, Patricia Patterson, 1977
Jonathan Rosenbaum (né en 1943)
Parmi ceux qui ont été influencés par la lecture de Negative Space, Jonathan Rosenbaum peut être considéré comme l’héritier de Farber. Il a principalement été rédacteur au Chicago Reader. Voici un lien vers son blog :
Blog Jonathan Rosenbaum
Jonathan Rosenbaum doit peut-être au fait d’avoir eu vingt-cinq ans en 1968 d’être un critique plein d’humour. Il lui arrive de commencer un article en précisant, par probité intellectuelle, combien de joints il a fumé avant le visionnage d’un film durant un festival. Il aime passer du coq à l’âne, établir des ponts entre plusieurs films à priori assez dissemblables. Il parle de lui à la première personne dans ses articles et utilise sa vie et son expérience comme base de travail.
En 1995, il publie un livre passionnant, Moving Places, dans lequel il raconte son enfance de fils d’exploitant de salles de cinéma dans l’Amérique rurale des années 50. Un des exploits de ce livre est de construire tout un argumentaire sur les salles de cinéma de cette époque autour de réflexions sur une comédie musicale avec Doris Day, On Moonlight Bay, tout en précisant que le film est un peu le symbole de son enfance et très loin d'être un grand film. Le chapitre On Moonlight Bay de Moving Spaces est un vrai chef d’œuvre et le livre a été publié en français sous le titre Mouvements :
Des articles de Jonathan Rosenbaum sont régulièrement publiés dans la revue Trafic.
Serge Daney (1944-1992)
Il arrive malheureusement qu’on caricature Serge Daney comme le rédacteur en chef maoïste des Cahiers du Cinéma durant leur pire période rédactionnelle et celui qui ose démolir un film, Kapo, qu’il ne s’est même pas donné le mal de voir.
Serge Daney a découvert le cinéma par la lecture des Cahiers. Dans le documentaire Serge Daney,Itinéraire d’un Ciné-Fils, dans lequel il est longuement interviewé par Régis Debray, il raconte la fascination qu’il éprouvait pour cette revue et comment il ne pouvait refuser l’offre que Jean Douchet lui faisait de devenir rédacteur en chef des Cahiers en 1973, bien que la revue soit alors un vrai foutoir maoïste. Serge Daney n’appartenait pas à cette mouvance et avait juste 29 ans à l’époque. Il a tranquillement et comme il le pouvait remis sur les rails petit à petit une revue qui partait à la dérive. Quand il a quitté la revue en 1981, elle était redevenue une revue de cinéma digne de ce nom. Tant qu’aux débats de cette époque, il préfère blaguer dessus et considérer cette période comme une parenthèse.
Si le Serge Daney des Cahiers est déjà un bon écrivain, c’est dans Libération qu’il trouvera pleinement sa voie et son style. Il y écrira de 1981 à 1992, comme critique de cinéma mais aussi commentateur de l’actualité de l’image de façon générale. Sans oublier le tennis auquel il voue une passion. Ses articles sur les matchs Borg / Mc Enroe trouvent leur place parmi les meilleurs comptes-rendus journalistiques sportifs. La qualité de l’analyse du jeu et des caractères des joueurs en font des articles encore très agréables à lire aujourd’hui.
Atteint du Sida, Serge Daney savait dès 1989 qu’il mourrait assez vite. Dans deux très beaux livres, L’Exercice a été profitable, Monsieur et Persévérance, il revient de façon très émouvante sur sa vie, sa carrière et le cinéma.
Il fonde aussi la revue Trafic et meurt en 1992. On trouve dans Trafic et Persévérance son testament de cinéphile : Le travelling de Kapo. Il n’y parle pas de ce film en particulier, mais des blocages qu’il faisait sur certains films qu’il avait décidé une bonne fois pour toutes de ne jamais voir : Kapo parce qu’il avait été très marqué par l’article de Jacques Rivette sur le film, Le jour se lève, Octobre et Bambi, parce qu’il n’aimait pas les dessins animés. Serge Daney était un écorché vif qui, sans avoir eu une enfance malheureuse grâce à l’amour de sa mère, avait beaucoup souffert de l’absence d’un père. Il en gardait une grande nervosité de style et des blocages pas toujours évidents à comprendre. Vers la fin du Travelling de Kapo, il raconte comment un ami a finalement réussi à le convaincre de la beauté de Bambi, qu’il se promet de voir avant de mourir. Le Travelling de Kapo est moins un texte sur un blocage que sur un déblocage et c’est très beau. Pour le comprendre, il ne faut pas oublier le contexte assez tragique dans lequel il a été écrit.
Comme tous les critiques, il est souvent meilleur quand il aime que lorsqu’il n’aime pas. Sa finesse d’analyse et d’écriture lui permettait aussi souvent d’avoir de fulgurantes intuitions intellectuelles et artistiques dans des articles consacrés quelquefois à des films médiocres. L’un des articles que je préfère est une critique du Tartuffe (1984) de Gérard Depardieu. D’un film assez moyen, il tire une intuition géniale de lecture de Molière, en partant de l’histoire vécue par Molière à l’époque ou il écrit Le Tartuffe, et termine sur une définition de l’hypocrisie d’une violence renversante. Serge Daney avait une sensibilité qu’on sent très forte dans ses écrits, et sa haine de l’hypocrisie devait être d’une grande sincérité, tant il a bien su la définir.
Serge Daney aimait Hawks, Mizoguchi, Welles, Satiajit Ray, Lang, Godard et beaucoup d’autres. S’il faisait une fixation contre les dessins animés, il est aussi celui qui a peut-être parlé de Moonfleet de la façon la plus émouvante.
Il aimait aussi beaucoup les voyages. L’un de ses plus beaux textes sur ce sujet, Un soir à Ronda, est aussi dans Persévérance. C’est une curieuse flânerie pédestre dans la ville de Ronda en Espagne. Cela ressemble presque à un rêve, mais en visitant la ville longtemps après avoir lu son texte, j’ai compris qu’il donnait en fait une excellente définition géographique de cette étrange ville ancienne située au fond d’une légère dénivellation, et où tous les chemins mènent au centre. Mais il en fait un texte poétique sur le voyage et l'errance, de plusieurs pages.
Parmi eux, j’ai choisi d’en présenter trois dont le lien est d'être publiés dans la revue de cinéma Trafic et chez POL Editions.
Manny Farber (1917-2008)
Manny Farber remplaça James Agee à la critique cinéma du quotidien américain The Nation. Il est peintre autant qu’écrivain. Très original, il invente la notion de films souterrains pour qualifier l’œuvre de cinéastes comme Hawks, Fuller ou Siegel, notion qui sera reprise par Martin Scorsese dans son panorama du cinéma américain quand il parle de "films de contrebande".
L’un de ses articles les plus importants est publié en 1962 : L’art termite et l’art éléphant blanc, dans lequel il oppose " la transcendance du cinéma "éléphant blanc" à l’immanence du "cinéma termite""(présentation du livre sur POL éditions), pour faire simple les auteurs inspirés aux artisans, en indiquant une claire préférence pour les seconds tout en reconnaissant la beauté de l’œuvre des premiers.
Manny Farber aura été l’un de ceux qui ont revalorisé les premiers le cinéma de série B aux USA, tout en faisant découvrir aux américains le cinéma français de Jean-Luc Godard, Reiner Fassbinder et Chantal Akerman.
Ses articles essentiels ont été publiés aux USA dans un recueil portant le titre de Negative Space dans les années 70, et ont beaucoup influencé la critique. Negative Space a été traduit en français et publié sous le titre d’Espace Négatif :
Dans les années 80, Manny Farber abandonna l’écriture pour se consacrer pleinement à la peinture. Il est mort l’an dernier.
Ci-dessous un lien vers une interview de Manny Farber et de son épouse, Patricia Patterson en 1977
Interview Manny Farber, Patricia Patterson, 1977
Jonathan Rosenbaum (né en 1943)
Parmi ceux qui ont été influencés par la lecture de Negative Space, Jonathan Rosenbaum peut être considéré comme l’héritier de Farber. Il a principalement été rédacteur au Chicago Reader. Voici un lien vers son blog :
Blog Jonathan Rosenbaum
Jonathan Rosenbaum doit peut-être au fait d’avoir eu vingt-cinq ans en 1968 d’être un critique plein d’humour. Il lui arrive de commencer un article en précisant, par probité intellectuelle, combien de joints il a fumé avant le visionnage d’un film durant un festival. Il aime passer du coq à l’âne, établir des ponts entre plusieurs films à priori assez dissemblables. Il parle de lui à la première personne dans ses articles et utilise sa vie et son expérience comme base de travail.
En 1995, il publie un livre passionnant, Moving Places, dans lequel il raconte son enfance de fils d’exploitant de salles de cinéma dans l’Amérique rurale des années 50. Un des exploits de ce livre est de construire tout un argumentaire sur les salles de cinéma de cette époque autour de réflexions sur une comédie musicale avec Doris Day, On Moonlight Bay, tout en précisant que le film est un peu le symbole de son enfance et très loin d'être un grand film. Le chapitre On Moonlight Bay de Moving Spaces est un vrai chef d’œuvre et le livre a été publié en français sous le titre Mouvements :
Des articles de Jonathan Rosenbaum sont régulièrement publiés dans la revue Trafic.
Serge Daney (1944-1992)
Il arrive malheureusement qu’on caricature Serge Daney comme le rédacteur en chef maoïste des Cahiers du Cinéma durant leur pire période rédactionnelle et celui qui ose démolir un film, Kapo, qu’il ne s’est même pas donné le mal de voir.
Serge Daney a découvert le cinéma par la lecture des Cahiers. Dans le documentaire Serge Daney,Itinéraire d’un Ciné-Fils, dans lequel il est longuement interviewé par Régis Debray, il raconte la fascination qu’il éprouvait pour cette revue et comment il ne pouvait refuser l’offre que Jean Douchet lui faisait de devenir rédacteur en chef des Cahiers en 1973, bien que la revue soit alors un vrai foutoir maoïste. Serge Daney n’appartenait pas à cette mouvance et avait juste 29 ans à l’époque. Il a tranquillement et comme il le pouvait remis sur les rails petit à petit une revue qui partait à la dérive. Quand il a quitté la revue en 1981, elle était redevenue une revue de cinéma digne de ce nom. Tant qu’aux débats de cette époque, il préfère blaguer dessus et considérer cette période comme une parenthèse.
Si le Serge Daney des Cahiers est déjà un bon écrivain, c’est dans Libération qu’il trouvera pleinement sa voie et son style. Il y écrira de 1981 à 1992, comme critique de cinéma mais aussi commentateur de l’actualité de l’image de façon générale. Sans oublier le tennis auquel il voue une passion. Ses articles sur les matchs Borg / Mc Enroe trouvent leur place parmi les meilleurs comptes-rendus journalistiques sportifs. La qualité de l’analyse du jeu et des caractères des joueurs en font des articles encore très agréables à lire aujourd’hui.
Atteint du Sida, Serge Daney savait dès 1989 qu’il mourrait assez vite. Dans deux très beaux livres, L’Exercice a été profitable, Monsieur et Persévérance, il revient de façon très émouvante sur sa vie, sa carrière et le cinéma.
Il fonde aussi la revue Trafic et meurt en 1992. On trouve dans Trafic et Persévérance son testament de cinéphile : Le travelling de Kapo. Il n’y parle pas de ce film en particulier, mais des blocages qu’il faisait sur certains films qu’il avait décidé une bonne fois pour toutes de ne jamais voir : Kapo parce qu’il avait été très marqué par l’article de Jacques Rivette sur le film, Le jour se lève, Octobre et Bambi, parce qu’il n’aimait pas les dessins animés. Serge Daney était un écorché vif qui, sans avoir eu une enfance malheureuse grâce à l’amour de sa mère, avait beaucoup souffert de l’absence d’un père. Il en gardait une grande nervosité de style et des blocages pas toujours évidents à comprendre. Vers la fin du Travelling de Kapo, il raconte comment un ami a finalement réussi à le convaincre de la beauté de Bambi, qu’il se promet de voir avant de mourir. Le Travelling de Kapo est moins un texte sur un blocage que sur un déblocage et c’est très beau. Pour le comprendre, il ne faut pas oublier le contexte assez tragique dans lequel il a été écrit.
Comme tous les critiques, il est souvent meilleur quand il aime que lorsqu’il n’aime pas. Sa finesse d’analyse et d’écriture lui permettait aussi souvent d’avoir de fulgurantes intuitions intellectuelles et artistiques dans des articles consacrés quelquefois à des films médiocres. L’un des articles que je préfère est une critique du Tartuffe (1984) de Gérard Depardieu. D’un film assez moyen, il tire une intuition géniale de lecture de Molière, en partant de l’histoire vécue par Molière à l’époque ou il écrit Le Tartuffe, et termine sur une définition de l’hypocrisie d’une violence renversante. Serge Daney avait une sensibilité qu’on sent très forte dans ses écrits, et sa haine de l’hypocrisie devait être d’une grande sincérité, tant il a bien su la définir.
Serge Daney aimait Hawks, Mizoguchi, Welles, Satiajit Ray, Lang, Godard et beaucoup d’autres. S’il faisait une fixation contre les dessins animés, il est aussi celui qui a peut-être parlé de Moonfleet de la façon la plus émouvante.
Il aimait aussi beaucoup les voyages. L’un de ses plus beaux textes sur ce sujet, Un soir à Ronda, est aussi dans Persévérance. C’est une curieuse flânerie pédestre dans la ville de Ronda en Espagne. Cela ressemble presque à un rêve, mais en visitant la ville longtemps après avoir lu son texte, j’ai compris qu’il donnait en fait une excellente définition géographique de cette étrange ville ancienne située au fond d’une légère dénivellation, et où tous les chemins mènent au centre. Mais il en fait un texte poétique sur le voyage et l'errance, de plusieurs pages.