La sortie de cet album de chansons consacré à Baudelaire me donne l’occasion de confesser mon admiration inconditionnelle pour ce poète, le plus doué de la langue française (avec Verlaine, Rimbaud et Apollinaire, bien entendu). Julien Green écrivait dans son Journal que, chez Victor Hugo, contrairement à ce que laissait entendre le fameux soupir d’André Gide (« Victor Hugo, hélas ! »), on trouve autant de vers et de poésies réussis que chez Baudelaire. C’est vrai, sans nul doute, mais, comme le faisait remarquer Green aussitôt, la différence, c’est que, chez Hugo, les poésies de qualité sont réparties dans de nombreux ouvrages et se perdent parmi beaucoup d’autres vers plus quelconques, tandis que, chez Baudelaire, tout est rassemblé en un seul volume, « Les Fleurs du Mal ».
Autrement dit, pour reprendre une expression d’aujourd’hui, chez Baudelaire, il n’y a rien à jeter ! On peut lire et relire ce poète non seulement sans jamais se lasser mais en s’émerveillant toujours davantage. Avec lui, le mot est toujours juste et l’expression est toujours heureuse. Avec lui, l’harmonie ne se dilue jamais dans la banalité. Avec lui, les vers sont toujours musicaux et il n’est pas surprenant que, précisément, ses poésies soient régulièrement mises en musique et chantées. Elles portent, en quelque sorte, la musique en elles, et il convient, pour chaque artiste qui veut les chanter, de la laisser, tout simplement, jaillir, soit par une sorte de scansion, soit par des mélodies.
Sur ce point de la mise en musique des poésies de Baudelaire, il est, à mon avis, une référence incontournable, celle de Léo Ferré. S’il en est un qui a su parfaitement se mettre à l’écoute du vers baudelairien pour en percevoir l’essence musicale et le servir par la mélodie la mieux adaptée, c’est lui ! C’est, pour moi, une évidence. De ce fait, chacun de ceux qui entreprennent à leur tour ce travail prend le risque d’une comparaison plus ou moins désavantageuse au regard de ce que fit Léo Ferré.
Les choix d’interprétation de Bertrand Louis lui permettent néanmoins d’échapper quelque peu à cette comparaison. En effet, plutôt que d’opter pour de pures mélodies épousant les vers, il s’oriente vers une sorte de scansion mélodieuse tout en unissant les vers du poète avec des arrangements musicaux qui m’ont paru non seulement convaincants mais beaux et judicieux. Pour ce faire, le chanteur s’est entouré d’une équipe de musiciens talentueux, parmi lesquels on repère tout particulièrement la harpiste Hélène Breschand. On peut regretter un certain manque de rigueur quant au respect de la métrique des vers (un défaut qui n’existe pas chez Léo Ferré), mais, chez Bertrand Louis, ce sont les qualités qui l’emportent. Preuve en est qu’après avoir écouté une première fois l’album, on a aussitôt le désir de le réécouter.
Le choix de dix poésies opéré par le chanteur donne un bel aperçu de la variété des préoccupations présentes et diffuses dans « Les Fleurs du Mal ». Certes, Bertrand Louis n’a pas sélectionné de « Spleen », préférant ce poème de torture intérieure qu’est « L’Héautontimorouménos », mais il ne s’est pas trompé en mettant l’insistance sur les aspirations du poète à un ailleurs (« L’invitation au voyage » et « Elévation »). Puis, bien sûr, il est inconcevable de ne pas honorer la beauté de la femme avec le cher poète (« À une passante » et « La Beauté »). Et il est indéniablement pertinent de retenir l’un des poèmes qu’écrivit Baudelaire pour révérer le chat, animal emblématique du poète, tout comme il est astucieux de s’enivrer avec les amants (« Le Vin des Amants ») mais aussi de faire droit à la mort libératrice des pauvres. Et il est même possible, rappelle Bertrand Louis, de reposer son esprit dans « L’Harmonie du Soir » : « Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ».
Compagnon de vie, frère de poésie, Baudelaire est toujours présent en moi, il est celui auquel je recours le plus volontiers quand je veux que la beauté du vers épouse les complexités du cœur. Quand, adolescent, je le découvris, puisqu’il était l’un des incontournables poètes de la scolarité, je fus aussitôt subjugué et je sus que j’avais affaire au poète qui ne me quitterait jamais, que j’emporterais toujours avec moi, où que j’aille. Même quand je découvris les pièces condamnées, celles qu’on n’apprenait pas au lycée et qui, du coup, aiguillonnaient le désir, je fus séduit. Car si Baudelaire, dès le poème d’ouverture des « Fleurs du Mal », traite son lecteur d’hypocrite (il savait à qui il avait affaire, il pressentait le jugement : « - hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère ! »), je préfère encore, pour ce qui me concerne, la vérité au mensonge. Et la vérité, c’est que, chez Baudelaire, comme je le disais dès le début, nonobstant la soi-disant « offense à la morale religieuse » qui fut invoquée lors de la condamnation de six poèmes des « Fleurs du Mal », tout est enivrant de perfection et de beauté !
