Accident (1967)
"I tend to think that cricket is the greatest thing that God ever created on earth – certainly greater than sex, although sex isn't too bad either" Harold Pinter
C’est au sein de l’université d’Oxford que se déroule
Accident, seconde collaboration entre Joseph Losey et Harold Pinter. Le scénario de ce film est sans doute le plus géométrique par la forme circulaire qu’il adopte, permettant ainsi de symboliser un univers clôt, tout en enfermant les protagonistes dans un monde protecteur et codé. Il y aura deux échappées hors de ce cercle durant le film. L’une, au début, se terminera tragiquement : c’est l’accident qui enclenche le film. La seconde, au début de la seconde partie, est la visite que fait Stephen (Dirk Bogarde) à Londres pour revoir son amour de jeunesse, Francesca (Delphine Seyrig) dans une belle et rêveuse évocation du film
Muriel, ou le temps d’un retour d’Alain Resnais. Cette seconde échappée sans conséquences ne durera que le temps d’un aller et retour.
Le générique d’
Accident se déroule devant la grille du confortable cottage de Stephen, professeur de philosophie à Oxford, et se termine par un zoom qui nous fait pénétrer doucement dans la propriété et qui, accessoirement, est le premier emploi du zoom par Losey. Sans chercher à trop interpréter des détails techniques, on peut remarquer la légère imprécision de ce mouvement de zoom, comme pour souligner que l’intrigue est encore ouverte. A l’inverse, le film se clôt sur un plan de ce même cottage et c’est par un impeccable travelling que Losey nous fera sortir de la propriété de Stephen, comme si maintenant tout était écrit. Travelling impeccable entre guillemets, puisqu’on en aperçoit les rails dans le plan. Losey soulignait bien qu’il s’agit d’une erreur de tournage et non d’un effet voulu de distanciation.
Une distanciation qui n’aurait cependant pas jurée dans ce film parfaitement construit. C’est avec
Accident que Joseph Losey permettra au chef opérateur Gerry Fisher de faire la preuve de son talent. Considéré comme un très grand cadreur, Gerry Fisher était alors un peu bloqué dans sa carrière, et c’est Losey qui a eu l’idée de lui proposer de diriger la photo sur son prochain film. Il lui a donné le scénario, Fisher s’est isolé trois jours et il est revenu vers Losey avec une vision très personnelle du film :
"j’ai compris plus tard que ce n’était pas si important de savoir comment vous alliez faire quelque chose tant que vous saviez ce que vous vouliez faire". Après
Accident, Gerry Fisher restera le chef opérateur de plusieurs des plus grands films de Joseph Losey, et ce dernier saura régulièrement mettre à l’épreuve l’ingéniosité technique de Fisher. Leur plus grand chef d’œuvre commun est peut-être
M. Klein.
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- A ceux qui apprécie le travail photographique, je signale entre parenthèses, qu’en plus de plusieurs films majeurs de Losey, on peut apprécier le travail de Gerry Fisher sur deux très beaux films de Sidney Lumet, The Offence (1972) et Running on Empty (1988).
Au début d’
Accident, Stephen sort de chez lui, alerté par le bruit d’un accident automobile qui vient d’avoir lieu. Un long mouvement de caméra nous entraîne à travers la campagne avec des inserts d’animaux qui donnent une atmosphère onirique à la séquence, soulignant ainsi à contrario l’aspect brutal de l’évènement. Stephen reconnaît les passagers, aide une jeune femme élégante, Anna (Jacqueline Sassart) à sortir de la voiture, constate la mort du jeune homme qui l’accompagnait, William (Michael York). Il installe la jeune femme chez lui, la questionne pour savoir si c’était bien elle qui conduisait le véhicule et ensuite commence un très long flash-back qui constitue l’essentiel du film.
Accident se déroule dans l’atmosphère feutrée et intellectuelle de l’université d’Oxford. L’intrigue se joue autour de quelques personnages principaux. Stephen et son ami Charley (Stanley Baker) y sont professeurs. Stephen est marié, il a deux enfants et sa femme Rosalind (Vivien Merchant) est enceinte d’un troisième qui naîtra durant le film. Visiblement apprécié de ses étudiants, Stephen est un intellectuel qui apprécie une paisible vie de famille. De légers détails, comme sa réserve timide, permettent de deviner qu’il vient probablement d’un milieu plus modeste que celui de la plupart des élèves et professeurs d’Oxford. Il est proche de l’un de ses étudiants, William, un jeune aristocrate qui est tout émoustillé par l’arrivée à Oxford d’une princesse autrichienne de très grande famille, Anna. Il invite les deux étudiants chez lui pour un dimanche après-midi, en compagnie de Charley.
C’est le seul film où Joseph Losey confronte deux de ses acteurs fétiches, Dirk Bogarde et Stanley Baker, en jouant sur leurs caractères fortement différenciés. Les deux sont professeurs et Charley semble lui aussi issu d’un milieu relativement modeste. Mais, contrairement à Stephen, Charley sacrifie avec plaisir aux coutumes des classes supérieures anglaises. C’est un grand sportif, comme Baker l’était dans la réalité, excellent joueur de cricket quand Bogarde donne l’impression de ne même pas en connaître les règles. Agressif et charismatique, Charley est une vedette de la télévision où il intervient régulièrement, et dispose ainsi de revenus financiers supérieurs à ceux de Stephen. Il est marié mais la famille de Charley ne sera jamais montrée à l’écran comme celle de Stephen.
Le flash-back d’
Accident est une longue dérive de Stephen qui désire imiter Charley, faire des émissions de télé et être remarqué de sa hiérarchie, et qui échouera pitoyablement. Le nœud du film a lieu lorsque Stephen se rend à la BBC pour négocier un contrat pour plusieurs émissions. Dans une séquence particulièrement bien mise en scène, Stephen se présente, demande à rencontrer une personne avec qui il est en très bon contact, apprend que cette personne est malade, est reçu par un producteur de télévision joué par Harold Pinter lui-même et qui se trouve être un de ses anciens élèves. Durant cet entretien, il se fait littéralement et visuellement voler la place convoitée par un homme aussi énergique que sans gêne. Il repart bredouille, n’ayant même pas pu présenter un quelconque projet. Le producteur de télévision n’a retenu qu’une chose de son ancien professeur : il était le fiancé de la fille du doyen d’Oxford, Francesca (Delphine Seyrig).
Après qu’elle ait ainsi été rappelée à son souvenir, Stephen reprend contact avec Francesca et passe la nuit avec elle. Cette rencontre donne lieu à une très belle scène typique de Losey, quand nous observons les deux amis à travers la vitrine d’un restaurant.
Accident est ainsi constellé de scènes poétiques et de quelques morceaux de bravoure technique, comme la fameuse scène dite de l’omelette, remarquablement filmée en un seul plan-séquence.
Parmi les merveilleuses scènes de ce film, on notera bien sûr, la scène où Stephen se rend chez Charley et rencontre Laura (Ann Firbank), la femme de Charley, sous la pluie tandis que l’arroseur fonctionne d’un mouvement régulier.
Stephen constate la détresse de Laura qui a compris que son mari la trompait avec Anna. Charley a effectivement jeté son dévolu sur la belle princesse autrichienne et ruine son mariage. Il perdra tout puisque la belle choisit finalement d’épouser le jeune William qui, lui, est de sa caste.
Joseph Losey joue durant tout le film autour de la thématique de l’accident qui devrait bouleverser la vie de tous les protagonistes du film. Certains bouleversements ont bien lieu mais à un niveau très terre-à-terre. Charley a perdu à la fois sa famille et sa jeune maîtresse. William est sans doute le plus affecté puisqu’il est mort à la fin du film. Anna, que sa position sociale protège d’une enquête sérieuse, n’est pas interrogée sur le fait qu’elle conduisait probablement la voiture lors de l’accident. Mais son fiancé William est mort, et les convenances vis-à-vis de la justice font qu’il est préférable qu’elle mette court à ses études et quitte Oxford pour rejoindre sa famille et son pays.
Mais si Joseph Losey et Harold Pinter ont choisi de mettre en scène ces évènements au sein de la société parfaitement codée de l’université d’Oxford, c’est justement pour nous montrer que dans la société anglaise de la fin des années soixante, des changements superficiels ne bouleversaient finalement rien de vraiment important dans une société parfaitement hiérarchisée, illustrant ainsi sous une autre forme la conclusion de Luchino Visconti dans Le Guépard :
"il faut que tout change pour que rien ne change".
Symbolisant à un niveau international les classes sociales les plus élevées, la jeune princesse autrichienne Anna, à laquelle Losey avait choisi de prêter les traits de Jacqueline Sassart, la voulant aussi impersonnelle que possible afin qu’elle traverse le film comme un fantasme de beauté inatteignable, ne sera inquiétée en rien par les diverses aventures, engagements et accidents qui ponctuent le film.
On peut apprécier la discrétion ironique de l’hyperbole par laquelle Losey lui fait quitter le film : elle quitte sa chambre d’étudiante en jetant un regard affligé sur son ancien amant, Charley, qui se comporte comme un pauvre adolescent évincé, s’arrête un moment devant ses armoiries en bois accrochées au mur et qu’elle allait oublier, les décroche et quitte Oxford en les tenant dans ses bras.
Rosalind, la femme de Stephen, symbolise très bien la permanence féminine que Losey aime à faire souvent apparaître dans ses films, en contrepoint au désir des hommes. Elle a donné naissance à son troisième enfant, ses discussions avec son mari ont montré la finesse de son esprit, mais elle est finalement restée à côté de tous les bouleversements qui auraient pu mettre à mal son univers. A la fois féminine et respectée, elle est à l’écart des petitesses du monde qui l’entoure.
William lui, est ce qui doit changer pour que rien ne change. A priori privilégié dans cet univers et parfaitement à l’aise avec les codes qui régissent cette société, il est finalement la victime ultime de son époque. Son amitié intellectuelle et le respect qu’il éprouve pour son professeur de philosophie Stephen, le conduise à tenter de lui permettre de pénétrer les arcanes de son monde. On en trouve une belle illustration lors de la soirée smoking et robe longue à laquelle il convie Stephen.
Avec une excellente connaissance des coutumes anglaises, Losey nous montre une scène typique durant laquelle les jeunes hommes décident de se livrer à un match de rugby en salle au milieu de la soirée. Une équipe retire sa veste pour rester en chemise blanche, tandis que l’autre équipe retourne sa veste (on découvre accessoirement ainsi que les doublures bleues flashy des costumes anglais ne datent pas d’hier). Brièvement, les coups pleuvent et les bouches grimacent : William préfigure alors le visage qu’il aura dans la voiture après sa mort. Violence frontale et courage physique sont des valeurs d’un autre temps.
Tant qu’au match que Stephen aura voulu initier avec son ami Charley, devenu son rival au cours du film, il se termine comme il avait commencé. Charley a ruiné sa famille et perdu sa maîtresse mais on se doute que cela n’affectera guère sa carrière. Contrairement à Stephen, il est très apprécié de sa hiérarchie qui montre du goût pour ses performances télévisuelles et sportives.
Il joue ainsi les vedettes durant un match de cricket pendant lequel Stephen se fait une fois de plus discrètement humilier. Ayant bêtement imaginé que ses retrouvailles avec Francesca, la fille du doyen, lui vaudraient l’intérêt renouvelé de ce dernier, il se fait promptement renvoyé à sa place par le doyen qui, visiblement, n’éprouve plus guère d’intérêt pour sa fille. Il permet à Anna de ne pas être inquiétée au sujet de l’accident de voiture mais cette dernière quitte l’université.
Stephen rejoint sa maison et sa famille et le film se clôt sur le même plan initiateur du film, mais incluant une voiture d’enfant dont on ne sait très bien si elle symbolise les rêves de Stephen qui n’aboutiront pas, ou la position dont ce dernier, qui est un peu la figure de l’artiste dans le film, est prié de se contenter, dans cette société dont il ne possèdera jamais les codes.
Ci-dessous, filmographie complète de Gerry Fisher:
Gerry Fisher, Great cinematographers