David Bowie (1947-2016)
Publié : 16 déc. 04, 22:48
Première partie
Mise à jour: 8 janvier 2012 / 27 février 2013http://romaindesbiens.over-blog.com/article-david-bowie-partie-1-maj-71044333.html
[vous pouvez écouter des chansons sur le blog]
Beau oui, comme Bowie (Serge Gainsbourg)[vous pouvez écouter des chansons sur le blog]
Et oui, pourquoi pas un sujet sur David Bowie sur un blog de cinéma? Personnage énigmatique et séduisant, d’une grande versatilité artistique, Bowie s’est avéré être également un bon acteur dans plusieurs films de qualité très variable, épisodes de séries, courts-métrages et même jeux vidéos. Il a aussi prêté sa voix à diverses reprises: narrateur, personnage dans des films d’animation ou bien sûr pour des chansons originales, comme “Absolute Beginners”, morceau très célèbre qui a effacé de la mémoire collective le très mauvais film pour lequel il a été écrit. Évidemment, tout cela n’est qu’un prétexte. C’est avant tout pour évoquer un artiste que j’admire (de toute façon, c'est mon blog et je fais ce que je veux, na). C’est la raison pour laquelle je parlerai davantage de ses albums et de sa fascinante musique. La carrière de David Bowie est effectivement une des plus passionnantes de l’histoire du rock. L’individu est un touche-à-tout de génie. Rares sont les artistes qui, comme lui, se soient aussi peu cantonnés au domaine de la musique: acteur donc, mais aussi peintre, réalisateur vidéo, sculpteur, producteur, mime... et même du point de vue musical, Bowie explore presque tous les genres. Ses activités peuvent être vues comme un prolongement narcissique, mais aussi comme une tentative de coder (ou décoder) son ou ses image(s), avec le désir d’expérimenter dans plusieurs directions possibles. L’œuvre protéiforme de cet artiste multimédia avant l’heure se divise en aires musicales variées qui, majoritairement, se sont avérées très influentes dans le domaine musical, la mode... ou le cinéma.
Another piece of teenage wildlife (“Teenage Wildlife”)
C’est avec un vinyle de musique de jazz offert par son père que le jeune David Robert Jones, né le 8 janvier 1947 dans la banlieue de Brixton, entre dans l’univers musical. Son demi-frère Terry l’aidera dans son initiation, tandis que sa mère lui offre un saxophone dont il apprendra à se servir en autodidacte. Vers le milieu des sixties, David est un mod plus ou moins efféminé comme il en existe tant. Les groupes se succèdent (les King Bees, Buzz, Manish Boys, Lower Third...) et ils délivreront un rhythm’n’blues fortement influencé par les Who et sans véritable originalité. Du point de vue du chant, David Jones (devenu entretemps David Bowie pour éviter la confusion avec Davy Jones, le chanteur des Monkees) suit l’influence d’Anthony Newley, représentant archétypal de la variété anglaise bien niaise, au style nasillard et encanaillé d’accent cockney. Ces disques ne représentent donc qu’un intérêt anecdotique et ne satisferont que les fans les plus inconditionnels.
Plus intéressante est la période Deram (1966-1967) qui va présenter une musique plus variée, proche de la variété, mais dont les paroles et les arrangements, parfois saugrenus, témoignent d’une volonté de briser la surface propre et lisse d’une musique encore sous-produit de la guimauve dominante. En dépit de quelques morceaux à l’eau de rose (“Come And Buy My Toys”, “There Is A Happy Land”, “When I Live My Dream”), on peut déjà déceler quelques trouvailles qui n’ont peut-être encore rien d’expérimental, mais font preuve d’un humour noir et sarcastique. Le morbide “Please, Mr Gravedigger” semble démontrer le peu d’intérêt que porte Bowie aux historiettes qu’il raconte, “Maid Of Bond Street” évoque déjà un monde artificiel peuplé de stars de cinéma, et surtout “We Are The Hungry Men”, où pour la première fois Bowie fait référence à la race des surhommes, thème emprunté à la théorie nietzschéenne qui jalonnera une bonne partie de ses futures compositions. “The London Boys”, morceau vraisemblablement autobiographique, est aux antipodes de ce qui se dit à l’époque du Swinging London. Ce morceau mêlant le social au personnel, sûrement le plus intéressant, narre l’itinéraire de ces mods qui partent vivre et s’éclater à Londres, avant de tomber dans la déprime et le désenchantement en se bourrant d’amphétamines. Il est aussi révélateur, déjà, de la distance que Bowie introduit entre lui et la scène rock.
“Space Oddity” est le tube-surprise de l’année 1969. Très inspiré par un film dont le chanteur-compositeur va jusqu’à détourner le titre, 2001, l'odyssée de l'espace de Stanley Kubrick (selon certains, l’origine même du pseudo de “David Bowie” serait un démarquage d’un des personnages du film, David Bowman), cette chanson était déjà sortie un an auparavant dans une version hippie qui fut un échec. La nouvelle version sera utilisée par la BBC pour accompagner la retransmission des premiers pas de Neil Armstrong sur la Lune. Ce titre a un double degré de lecture: d’un côté, l’odyssée galactique avec l’aspect naïf et enfantin dans les termes que Bowie utilise délibérément (“Ground Control”, “Spaceship”, “Countdown” ou bien sûr “Major Tom”), et de l’autre, une métaphore beaucoup plus sombre sur l'absorption de drogues (Bowie a découvert l’héroïne), le compte à rebours suggérant ainsi le décalage entre l’injection intraveineuse, et le “trip” qui mène à l'envolée de l’orchestre et l'euphorie de “This is Ground Control to Major Tom, You really made the grade...” etc. On peut aussi voir dans cette fuite de Major Tom, l’astronaute destiné à errer dans l’espace pour l’éternité, une analogie avec le chanteur réfugié dans un monastère bouddhiste en Écosse, après l’échec de ses premiers groupes, et qui a rejoint la troupe avant-gardiste du mime Lindsay Kemp.
Morceau simple et dépouillé, presque folk, dont la particularité est d'être un dialogue dépourvu de refrain, entrelacé par les arrangements grandioses de cordes de Gus Dudgeon, “Space Oddity” s’envolera dans les charts et donnera naissance à l’album du même nom. Entretemps, Bowie fonde le Beckenham Arts Lab, un laboratoire expérimental devant permettre de promouvoir les idéaux du mouvement undergound. L’expérience s’avère décevante car parasitée par divers profiteurs, et Space Oddity -l’album- en porte la trace. Un morceau comme “Memory Of A Free Festival” résume à lui seul le désenchantement pouvant envahir quelqu’un dont les idéaux (ici l’organisation d’un festival gratuit) ont été battus en brèche. Mélopée lancinante et nostalgique, elle termine un album qui semble, quasiment dans son ensemble, retentir comme une porte se fermant sur des utopies. “Cygnet Committee” véhicule à la fois la nostalgie de la perte des idéaux et une inquiétude futuriste qui n’est pas sans rappeler William Burroughs, avec ses paroles chargées (on y retrouve du Nietzsche), sa paranoïa face à ceux qui sont prêts à tuer au nom de l’amour et la paix, et s’avérant étonnamment significatif et explicatif sur ce qui a pu amener Bowie à évoluer plus tard vers le rock précieux et distancié de Ziggy Stardust, ou le cataclysme orwellien Diamond Dogs. “Unwashed And Somewhat Slightly Dazed”, rappel à la période mod, est un rhythm’n’blues rageur et apocalyptique (préfigurant son album suivant). “Letter To Hermione” est une pure chanson d’amour folky, évoquant la fin d’une relation amoureuse.
Space Oddity ne se vend pas malgré le succès de la chanson-titre. En revanche, fin 1969, Tony Visconti, producteur très important à l’époque, présente Bowie à un jeune guitariste très influencé par Jeff Beck mais aussi très talentueux, Mick Ronson. Ce dernier redonne confiance à Bowie. Avec le batteur Woody Woodmansey et le bassiste Trevor Bolder (tous les futurs Spiders From Mars), ils vont enregistrer et sortir en 1970 The Man Who Sold The World, sonnant à la manière d’un album de hard-rock ledzeppelinien (le seul dans la carrière de Bowie) mais imprégné de références arty et intellectuelles.
Space Oddity ne se vend pas malgré le succès de la chanson-titre. En revanche, fin 1969, Tony Visconti, producteur très important à l’époque, présente Bowie à un jeune guitariste très influencé par Jeff Beck mais aussi très talentueux, Mick Ronson. Ce dernier redonne confiance à Bowie. Avec le batteur Woody Woodmansey et le bassiste Trevor Bolder (tous les futurs Spiders From Mars), ils vont enregistrer et sortir en 1970 The Man Who Sold The World, sonnant à la manière d’un album de hard-rock ledzeppelinien (le seul dans la carrière de Bowie) mais imprégné de références arty et intellectuelles.
L’image qui saute aux yeux est celle de T-Rex. En effet, David Bowie et Marc Bolan (le leader de T-Rex), ennemis sur la scène, amis à la ville, passent à l’électrique en même temps et on peut se demander, à juste titre, si Bowie n’a pas sauté dans le même train opportunément... Mais à la différence de Bolan, Bowie a une vision du monde trouble et contradictoire certes, cependant étayée par une culture littéraire propice à une incursion dans des territoires jusqu’alors inexplorés dans le monde du rock. On trouve dans cet album des thèmes typiquement “bowiens” et tout à fait nouveaux pour certains: schizophrénie (“All The Madmen”), paranoïa (“Running Gun Blues”), science-fiction (“Saviour Machine”) ou double personnalité, mysticisme et homosexualité masochiste dans “The Width Of A Circle”, avec des références à Khalil Gibran et à l’imagerie cuir ou mystique du surhomme (“The Supermen” ou “The Man Who Sold The World”). Désormais, on s’éloigne de la naïveté folk/hippie des débuts, et on se dirige aux antipodes de l’apaisement. Témoignant d’un album sombre et vindicatif musicalement, “She Shook Me Cold” est une sorte de chanson de hard-rock un peu distordue. La musique de The Man Who Sold The World a quelque peu vieilli aujourd’hui, et sa structure narrative peut paraître un peu emphatique à certains égards, mais il subsiste un équilibre harmonieux entre les morceaux mélodiques et les compositions plus littéraires. The Man Who Sold The World reçoit des critiques favorables, et les ventes sont encourageantes aux États-Unis où l’album est sorti quelques mois avant l’Angleterre. Bowie va profiter de ce sursaut d’intérêt pour se jeter à l’eau. Déjà manipulateur, il apparaît aux conférences de presse vêtu de robes d’homme. C’est sous une pochette de cet acabit que l’album sort Outre-Manche, suscitant une polémique en raison de ce look androgyne. Le remue-ménage, soigneusement orchestré, est révélateur de la “méthode Bowie” telle qu’elle va maintenant apparaître...
He's Chameleon, Comedian, Corinthian and Caricature (“The Bewlay Brothers”)
Bowie change de label et décide, avec son manager Tony De Fries, de frapper un grand coup. Deux albums vont être enregistrés en même temps et sortiront à six mois d’intervalles: d’abord Hunky Dory, puis The Rise And Fall Of Ziggy Stardust And the Spiders From Mars.
Hunky Dory (1971) détonne par l’abandon du son rock au profit d’arrangements privilégiant une texture musicale plus variée et clairsemée, derrière laquelle la guitare de Mick Ronson se retrouve noyée sous les claviers de Rick Wakeman. Certaines mélodies sont plus raffinées et accessibles (“Oh! You Pretty Things”, “Kooks” ou “Fill Your Heart”), une volonté de sophistication que l’on retrouve sur la pochette warholienne aux tons pastels représentant Bowie, en gros plan, dans une pose féminine, alanguie et vaguement décadente. Paradoxalement, cette première revendication explicite d’ambiguïté est d’abord axée sur des références en forme d’hommage, avec des identités clairement établies. On peut interpréter ainsi le ton nasillard qu’il emploie pour imiter Dylan (“Song For Bob Dylan”), la voix lancinante à la Lou Reed dans “Queen Bitch” ou l’aspect alambiqué et complexe de “Andy Warhol”. La personnalité de Bowie semble dissimulée par ces influences avouées, peut-être pastichées, avant de pouvoir ressurgir et de faire étalage d’une nouvelle image. Ainsi, on a un aperçu d’un album marqué par le sceau de la métamorphose, annoncé par le premier titre (“Changes”) qui est une profession de foi prémonitoire de l’évolution que va suivre Bowie.
Avec sa mélodie accrocheuse et son refrain balbutié, elle résume le perpétuel mouvement que veut insuffler Bowie à sa carrière, “Ch-ch-ch-ch-changes...” - “Time may change me, But I can't trace time” (Le temps peut me changer, Mais je ne peux pas le suivre à la trace). Bowie annonce la couleur, mais réussit également une gageure qu’il tiendra sur tout l’album: nous faire part de ses visions torturées tout en faisant comme si ce n’était pas le cas. Par exemple, “Oh! You Pretty Things”, vignette apparemment guimauve, est transfigurée par ce refrain: “You gotta make way for the Homo Superior” (Tu dois faire place à l’Homo Supérieur), thème du surhomme qui est également repris dans “Quicksand”, chanson posant une interrogation métaphysique, “I'm sinking in the quicksand of my thought” (Je m’enfonce dans les sables mouvants de ma pensée). L’ironique “Fill Your Heart” contrebalance, avec l’amour comme réponse à tout (mais Bowie n’est quand même pas dupe). Enfin, peut-être le morceau le plus important de l’album, “Life On Mars?”, débutant par ses douces notes au piano avant de partir dans la violence d’un grand orchestre, est un véritable conte de la claustrophobie ordinaire d’où nulle échappée dans une vie fictive n’est possible (l’héroïne aliénée se réfugie dans un cinéma qui passe, justement, le film de sa propre vie!).
Plutôt que de mettre le doigt sur les contradictions apparentes de cet album, qui soit dit en passant est fabuleux, entre un hymne très fleur bleue à son fils (“Kooks”) et une ténébreuse parabole sur sa relation avec son demi-frère Terry (“The Bewlay Brothers”), on peut voir Hunky Dory (signifiant “Au poil” en argot américain) comme la vision d’un artiste qui s’est débarrassé d’une première identité, mais qui n’est pas encore assez mûr pour en endosser une nouvelle, avec un petit côté Dorian Gray dans la crainte de grandir.
Il y a en effet une transition qui se fait avec cet album bourgeonnant. Le cheminement en zigzag de Hunky Dory et ses incohérences thématiques peuvent volontiers décrire un certain manque d’assurance, voire une difficulté à assumer le passage d’un personnage à un nouveau. La presse est un peu perplexe, toutefois dithyrambique, “Changes” devient un single, l’album suscite curiosité et intérêt, donc la machine est lancée et Bowie va pouvoir jouer le jeu de l’ambiguïté et de la provocation jusqu’au bout.
Poussière d’étoiles et les araignées de Mars
En 1972, Bowie est la première vedette musicale à briser un vieux tabou en déclarant publiquement sa bisexualité. La même année, il va voler la vedette à T-Rex, à Roxy Music ou aux New York Dolls et devenir le roi du glam rock en donnant au genre une crédibilité artistique. L’album historique qui s’apprête à sortir va crucifier tout le monde, du jour au lendemain, et restera pour beaucoup le disque-phare des années 70...
Il y a en effet une transition qui se fait avec cet album bourgeonnant. Le cheminement en zigzag de Hunky Dory et ses incohérences thématiques peuvent volontiers décrire un certain manque d’assurance, voire une difficulté à assumer le passage d’un personnage à un nouveau. La presse est un peu perplexe, toutefois dithyrambique, “Changes” devient un single, l’album suscite curiosité et intérêt, donc la machine est lancée et Bowie va pouvoir jouer le jeu de l’ambiguïté et de la provocation jusqu’au bout.
Poussière d’étoiles et les araignées de Mars
En 1972, Bowie est la première vedette musicale à briser un vieux tabou en déclarant publiquement sa bisexualité. La même année, il va voler la vedette à T-Rex, à Roxy Music ou aux New York Dolls et devenir le roi du glam rock en donnant au genre une crédibilité artistique. L’album historique qui s’apprête à sortir va crucifier tout le monde, du jour au lendemain, et restera pour beaucoup le disque-phare des années 70...
Les “défauts” de Hunky Dory sont balayés d’un magistral revers de main, et le manque de cohérence disparaît puisque le nouveau disque est un album-concept. Plutôt que d’être simplifiés, les doutes identitaires sont au contraire approfondis, déjà parce que le héros de cet album est un être dont on ignore si c’est un homme ou une femme, en tout cas une rock star androgyne dont nous assisterons à l’ascension et à la chute. Finalement, qu’est-ce que le glam (ou glitter) rock? Essentiellement, un amalgame de l’esthétique du pop art et de celle du maquillage et des vêtements excessifs (“cheap” disent les Anglais), de la décadence (ambivalence sexuelle) et du mauvais goût le plus ultime, dans la mesure où il se pare de sophistication. Bowie va lui apporter sa propre dramaturgie théâtrale et une signification métaphorique qui lui a échappé jusqu’à présent. Ziggy Stardust, le Jésus Christ bisexuel en platform boots venu de l’espace, est à la fois une projection et une protection contre ce que les médias créent tous les six mois avec certaines rock stars: des messies qui finissent souvent bouffés par le public. Tout en assumant sa propre ambivalence, la mise en scène consciente de la schizophrénie permet justement à Bowie de ne pas y sombrer. Voyons cela comme une question de survie. Concrètement, qu’apporte de plus Ziggy Stardust au monde musical, tout au moins au glam rock? Tout d’abord un habillage où se mêlent la science-fiction et l’apocalypse (“Five Years”, “Moonage Daydream”, “Ziggy Stardust”), un rock’n’roll précieux avec un improbable mariage de riffs et des guitares parfois saturées mais pas trop (“Suffragette City” ou “Hang On To Yourself”), à cela s’ajoute l’androgynie aguicheuse et sexy (“Lady Stardust”) et une imagerie futuriste et décalée, mais en même temps profondément humaine (“Rock’n’Roll Suicide”, “Five Years”).
La qualité des mélodies, des vocaux, et sur scène le charme et l’étrangeté naturelle et/ou artificielle de David Bowie font le reste. On peut aussi établir un parallèle avec Orange Mécanique de Stanley Kubrick, qui sort en même temps et influence beaucoup Bowie (il utilisera même des thèmes de Wendy Carlos issus de la bande originale en ouverture et clôture de ses concerts). Chaque représentation sur scène est un spectacle où Bowie s’inspire tour à tour du cinéma de science fiction, de la littérature fantastique comme Frankenstein de Mary Shelley ou 1984 de George Orwell, du mime Marceau, du folklore japonais (surtout le théâtre kabuki), avec des costumes outranciers signés Yamamoto... Bref, toute une attitude nouvelle sur la scène musicale. La production artistique de Ken Scott qui renforce l’impact dramatique des morceaux, fait de The Rise And Fall Of Ziggy Stardust And The Spiders From Mars un album pérenne, qui préfigure la plupart des thèmes rock des années 70 et 80. L’aspect science-fictionnesque est présenté d’emblée avec le morceau ouvrant le bal: “Five Years”, décrivant un monde apocalyptique dans lequel il ne reste que cinq années à vivre. Bowie se fait fataliste et dépeint un univers où l’insouciance cède brusquement la place à l’angoisse et la panique. Les images (très fortes) des paroles évoquent une sorte de prophétie sortie d’un Ancien Testament actualisé par des mots volontairement plus abrupts (flic, pédé), avec Bowie qui renforce l’aspect tragique en répétant inlassablement “Five Years”. Le monde de Ziggy Stardust est tout de suite présenté déshumanisé, avec des individus plus aliénés les uns que les autres, et l’univers du rock n’y échappe pas: “I'll be a rock'n'rollin' bitch for you” (Je serai une salope/pute du rock’n’roll pour toi) dans “Moonage Daydream”, chanson qui introduit implicitement le personnage de Ziggy Stardust. Ce dernier n’apparaît pas avant la deuxième face.
“Lady Stardust” est une référence à Marc Bolan, à la part d’attirance/répulsion de leur rivalité, et introduit subtilement, par le biais de l’androgynie, le thème de l’identité qui est approfondi dans la chanson suivante, “Star”. Celle-ci décrit l’ambition du narrateur (Bowie?) de transformer quelqu’un (lui-même?) en vedette du rock. On glisse vers l’idée du simulacre et de l’apparence. Conscient de sa dualité, de l’accepter et de ne pas en être victime, Bowie va jouer la star, Bowie va jouer à être Ziggy, mais Bowie ne sera pas Bowie. On repère ainsi dès Ziggy Stardust toute la perspicacité et le phénoménal sens intuitif du chanteur (qui anticipera sur les modes à venir), analysant ici les pièges qui guettent la star. Dans “Ziggy Stardust” et plus précisément les terrifiantes paroles: “Making love with his ego, Ziggy sucked up into his mind, Like a leper messiah” (Faisant l’amour avec son ego, Ziggy a été englouti par son esprit, Tel un messie ayant la lèpre), il résume, avec une économie de moyens et en quelques vers, les aléas et défauts de la rock star (en gros un égo surdimensionné, une sensation de sûreté, une prétention conduisant à la chute, etc.). “Suffragette City” et “Rock’n’Roll Suicide” témoignent ainsi de l’état de délabrement mental et de la solitude dans lesquels se précipite Ziggy, la première sur le thème de la paranoïa, la seconde sur un mode tragique et émouvant. Au-delà de la qualité de l’œuvre, ce qui est tout simplement génial chez Bowie, c’est que Ziggy Stardust explore des horizons jusqu’alors totalement vierges. Sur le disque, on constate qu’il a compris non seulement les dangers du statut de star sans les avoir vécus lui-même, mais aussi la relation équivoque de la vedette avec son public. Sans ce dernier, la star n’a évidemment plus de raison d’être. L’exigence des fans va forcément en augmentant, en réclamant plus à l’artiste qui est amené à se dépasser, à donner plus de lui-même. Le (Rock’n’Roll) suicide serait donc une reconnaissance de sa propre insuffisance à satisfaire.
David Bowie, Iggy Pop et Lou Reed
Entre la fin de 1972 et la moitié de 1973, Bowie ne chôme pas. Lui et Mick Ronson tirent Lou Reed de sa traversée du désert pour un retour glam rock, avec le superbe album Transformer sur le lequel Mick joue de la guitare et Bowie participe aux chœurs. Puis Bowie produit et sort un mix controversé du très violent Raw Power d’un autre rebelle, Iggy Pop et ses Stooges, disque qui influencera considérablement le futur mouvement punk du milieu des années 70. Bowie est aussi à l’origine (il a écrit la chanson) du seul tube que connaîtra le groupe Mott The Hoople dans son histoire, “All The Young Dudes”. Et enfin, il sort son nouvel album...
Aladdin Sane évoque la magie (“Aladdin”) et la rationalité (“Sane”), et forme un jeu de mot signifiant: Un garçon fou (“A lad insane”). Bowie envisage d’abord de l’intituler Love Aladdin Vein (Aimer un garçon en vain), avant de l’abandonner à cause de la connotation sur la drogue. C’est un album de transition, enregistré presque à la va-vite, mais qui va asseoir définitivement la popularité de l’artiste, surtout aux États-Unis. Thématiquement, les morceaux peignent toujours des tableaux désolés d’existences aliénées, à grands coups cette fois de riffs de guitares sonnant très hard rock (“Watch That Man”, “Panic In Detroit”, “Cracked Actor” et à un degré moindre “The Jean Genie”), et de touches cinématographiques. Les dates dans les parenthèses du morceau “Aladdin Sane (1913-1938-197?)”, dont les deux premières se situant avant chaque guerre mondiale, accentuent l’aspect pessimiste et l’idée de catastrophe imminente. Mais le cadre du reste de l’album s’éloigne toutefois d’une apocalypse futuriste, pour s’enraciner dans les paysages d’un monde actuel présenté comme stérile. Bowie est allé chercher ce pianiste fou de Mike Garson qui s’avère être un des choix les plus judicieux, tant c’est bien son instrument qui marque l’esprit plus que les riffs tueurs de Ronson. Garson peut démarrer doucement sur un piano jazzy avant de partir dans une folie furieuse (“Aladdin Sane”), faire un piano cocktail pour le cabaret de “Time”, le sommet thématique et musical de l’album, ou accompagner élégamment un morceau avant de finir sur de belles envolées (“Lady Grinning Soul”). Outre le jeu subtil de piano, “Aladdin Sane” frappe par sa mélodie sophistiquée et envoûtante, en contrepoint avec cette histoire de jeune homme qui part à la guerre, une opposition d’univers qui se retrouve dans les paroles absurdes: “Paris or maybe Hell” - “Battle cries and champagne” (Paris ou peut-être l’Enfer - Cris de guerre et champagne). Un autre grand morceau, “Drive-In Saturday”, sur un couple essayant de rallumer la flamme d’une vieille relation, était à l’origine écrit pour Mott The Hoople comme follow-up à “All The Young Dudes”. Bowie reprend aussi une chanson des Rolling Stones, “Let's Spend The Night Together”, préfigurant ainsi Pin-Ups et marquant son intention de se tester à faire des reprises (il en fera au moins une sur la plupart de ses futurs album).
Les tournées s’enchaînent et Bowie, plus ou moins victime de la pression et de la difficulté à assumer son rôle de star, décide de “suicider” son personnage sur scène lors du désormais célèbre 170ème concert de Ziggy le 3 juillet 1973, à l’Hammersmith Odeon de Londres. La fiction a en quelque sorte rattrapé la réalité, du moins elle a été prémonitoire sur le point de vue que Bowie semble dépassé par son aura (preuve qu’il n’est pas juste un manipulateur). Trois mois plus tard, il sort un album de reprises (une démarche qu’on peut interpréter comme un besoin de souffler) avec une pochette restant toutefois encore très imprégnée du “sceau Ziggy” .
Pin-Ups est à mettre sur le même plan que These Foolish Things de Bryan Ferry ou le Rock’n’Roll de John Lennon qui sortent au même moment. Les racines sont les années 60 comme le rappelle la pochette où il pose avec Twiggy (mannequin emblématique des sixties), et elles sont revendiquées par le chanteur de manière ostentatoire. Les Who, les Kinks, les Pink Floyd, Them, Pretty Things ou Yardbirds sont donc passés à la moulinette. On peut se demander, devant cette volonté de rendre un hommage affectif à ses aînés en utilisant parfois des thèmes moins connus, s’il n’y a pas une appréhension devant le fait que ses disques à lui risquent de devenir obscurs pour de futures générations... Cet hommage évite l’écueil de la nostalgie car il est traversé d’éclairs de guitares véloces ou énergiques et de vocaux sophistiqués. Toutefois, on peut regretter que Bowie n’aille pas plus loin, et se contente de reprendre très respectueusement les chansons d’origine. La seule ambiguïté dans tout ça reste la pochette où Bowie et Twiggy se présentent asexués. Cet album passéiste est surtout le chant du cygne pour Ziggy et les Spiders. Mick Ronson partira enregistrer deux albums solos (Slaughter On 10th Avenue et Play Don't Worry) mais qui n’auront aucun succès.
Avec Marianne Faithfull
Bowie fait une dernière apparition en Ziggy Stardust avec les Spiders dans un enregistrement pour la NBC, le 1980 Floor Show, où il interprète notamment deux morceaux extraits de son futur album sous forme de medley (“1984” enchaînant sur “Dodo”). On retiendra surtout sa reprise de Sonny et Cher, “I Got You Babe”, en duo avec une Mariane Faithfull encore plus défoncée que lui, déguisée en bonne sœur, avec une robe noire tellement fendue dans son dos qu’elle révèle son cul aux musiciens derrière (ce qui n’est évidemment pas montré à la télévision). Puis le chanteur prend l’avion, direction Hollywood.
Son inspiration va commencer à s’éloigner du strass brillant et Diamond Dogs, s’il en conserve certains atouts, va se situer sur un terrain d’inspiration déjà différent. À l’inverse de Ziggy Stardust où l’Apocalypse servait d’adjuvant décoratif, de prétexte à une histoire, dans Diamond Dogs il s’agit d’une véritable toile de fond, une vision du monde qui va s’insinuer dans les moindres sillons de l’album. L’enregistrement qui se déroule aux States entre fin 1973 et début 1974 se fait dans d’étranges conditions. À l’exception de l’excellente section rythmique constituée par Tony Newman et Ainsley Dunbar, Bowie travaille sans véritable groupe, s’occupant seul de plusieurs instruments (guitares, saxophone, synthétiseurs et claviers Mellotron) et se charge de la production et du mixage. Notons qu’entretemps, il a découvert la cocaïne, ce qui lui permet de travailler parfois trois jours de suite sans dormir. Le nouvel avatar du chanteur, présenté comme un centaure canin sur une magnifique pochette signée Guy Peellaert (dont la première version a été censurée pour cause de parties génitales trop visibles), s’appelle Halloween Jack. Le disque s’ouvre sur “Future Legend”, sorte de poème décrivant Hunger City, une ville post-guerre atomique, livrée à la destruction et au carnage. Les animaux sont devenus de véritables monstres et les hommes ne se déplacent plus qu’en bandes, pillant un monde où les richesses n’ont pourtant plus aucun sens. Puis ça enchaîne aussitôt sur l'excellent “Diamond Dogs”, morceau de rock caverneux, oppressant et foisonnant de son saturé, qui présente Halloween Jack. Sorti peu avant en single, “Rebel Rebel” est le sommet de l’album et demeure un des meilleurs titres du chanteur.
Avec William Burroughs sur la photo de droite.
Inspirée évidemment de la chanson “(I Can’t Get No) Satisfaction” des Rolling Stones, “Rebel Rebel” comprend elle aussi un riff imparable qui rend la chanson irrésistible. Les paroles et la diction concises de Bowie sont d’une grande efficacité et décrivent, de façon percutante et en quelques minutes, le phénomène de ses fans et le rôle qu’ils tiennent dans la société. “1984” pointe le nez sur le prochain engouement de Bowie pour la soul music (Carlos Alomar, une nouvelle rencontre qui deviendra son prochain “vrai” guitariste, lui a fait découvrir la musique noire). Le titre prédit, bien sûr, l’avènement du totalitarisme qui triomphe définitivement avec le morceau suivant, “Big Brother”. Au fond, il s’agit surtout d’un album littéraire où la musique est presque noyée sous les idées. Bowie avait commencé par faire une véritable adaptation musicale du célèbre roman 1984, mais les héritiers de George Orwell ont refusé de lui céder les droits. Déçu, il a réorienté son album (qui conserve cependant de nombreuses références au roman), en s’inspirant aussi de l’univers cauchemardesque de William Burroughs et de ses expérimentations d’écriture, le cut-up (méthode consistant à découper les mots d’un texte au hasard et de les réassembler pour former un nouveau texte).
En 1974, Bowie s’embarque dans une longue tournée ambitieuse aux décors grandioses, le “Diamond Dogs Tour”, accompagné notamment de Mike Garson, Herbie Flowers à la basse ou Earl Slick à la guitare. Le répertoire est principalement emprunté à Ziggy et Aladdin mais revêt une coloration latino/rythm’n’blues. Un double album baptisé David Live retranscrit cette tournée plutôt froide et impersonnelle. On attend surtout, encore aujourd’hui, la sortie d’un DVD des concerts filmés au Madison Square Garden, pour voir Bowie changer douze fois de costumes, apparaître en haut des échafaudages ou derrière une main géante, jouer un Hamlet façon star de cinéma pour “Cracked Actor”, le voir assis dans un fauteuil monté sur grue en chantant “Space Oddity” dans un téléphone, etc. Il séduit évidemment les amateurs avides de grand spectacle. Musicalement hélas, les morceaux sont exécutés maladroitement, sur un rythme lent, et ne suscitent aucune excitation. La raison se trouve en coulisses où de gros problèmes d’argent font surface. Carlos Alomar, le jeune guitariste que le chanteur avait souhaité, a refusé une offre minable de Tony De Fries, l’agent de Bowie. Les autres musiciens se plaignent également d’être sous-payés et Bowie, s’apercevant que la tournée est financée de sa poche et non par MainMan (compagnie de De Fries), se rend compte peu à peu que son agent est un escroc.
Bowie profite d’un intervalle de six semaines entre deux parties de la tournée pour enregistrer rapidement un nouvel album. Le chanteur parvient à imposer Carlos Alomar à MainMan et c’est le début d’une longue collaboration. D'abord intitulé The Gouster, le funky Young Americans, enregistré à Philadelphie, est un album de plastic soul qui surprendra tout le monde. David Bowie délivre une version de “fausse” soul néanmoins très sympathique et décontractée. La star apparaît sur la pochette dans une sorte d’hommage encore à l’esthétisme de la soul noire, soigneusement peigné et vêtu, avec une cigarette se consumant entre les doigts. Sa voix est légère et s’élève magnifiquement, chantant des textes plus subordonnés à une atmosphère générale qu’à une fonction expressive. Pendant l’enregistrement, Bowie rencontre John Lennon avec qui le courant passe immédiatement. Ils écrivent “Fame”, la seule chanson de l’album à comporter un réel trait émotionnel avec sa réflexion désabusée sur la célébrité, en échappant à l’approche lisse du reste de l’album. Aussi, ils enregistrent ensemble une reprise des Beatles, “Across The Universe”, où la voix de Lennon est tout juste audible. De Young Americans, il n’y a pas grand-chose à ajouter. C’est un album à l’opposé des extravagances qui le précède, avec une musique pétillante et souvent jouissive.
Fin 1974, Bowie entame une procédure pour se séparer de son agent Tony De Fries. Il essaie de vendre Young Americans à RCA mais cela déclenche une dispute des droits entre eux et MainMan, retardant la sortie de l’album. Un accord est finalement trouvé mais il est terrible pour Bowie (alors quasiment ruiné par sa gigantesque tournée): De Fries touche la moitié de ses revenus sur les anciens albums (de Hunky Dory à David Live) et prendra encore 16% sur ses futurs revenus bruts, jusqu’en 1982.
Fin 1974, Bowie entame une procédure pour se séparer de son agent Tony De Fries. Il essaie de vendre Young Americans à RCA mais cela déclenche une dispute des droits entre eux et MainMan, retardant la sortie de l’album. Un accord est finalement trouvé mais il est terrible pour Bowie (alors quasiment ruiné par sa gigantesque tournée): De Fries touche la moitié de ses revenus sur les anciens albums (de Hunky Dory à David Live) et prendra encore 16% sur ses futurs revenus bruts, jusqu’en 1982.
En janvier 1975, un reportage baptisé Cracked Actor, qui a suivi un Bowie cocaïné et paranoïaque dans les coulisses du “Diamond Dogs Tour”, est diffusé sur la BBC. Il retient l’attention du réalisateur Nicolas Roeg qui cherche un acteur pour son prochain film de science-fiction abstraite. Il veut ainsi offrir à Bowie l’opportunité de jouer son premier rôle au cinéma (et en même temps pour le rôle principal). Bowie accepte, et tourne L’Homme qui venait d’ailleurs (The Man Who Fell To Earth) où il tient le rôle de Thomas Newton, un extra-terrestre à l’apparence humaine, venu sur Terre pour trouver un remède au manque d’eau qui décime les habitants de sa planète. Thomas se retrouve vite confronté à la folie des Hommes et au souvenir de sa famille mourante. Ce film, typiquement seventies, le plus connu de son réalisateur et de son acteur principal, a un récit décousu qui tire vers l’expérimental, se dirigeant vite sur d’autres histoires, comme la relation entre Thomas et Mary-Lou, une jeune femme rencontrée par hasard, au détriment de l’intrigue principale. Le rythme est lent et hypnotique, et quelques scènes (surtout dans la version longue) sont à la limite du porno, renforçant l’atmosphère très spéciale. Mais Bowie est excellent, charismatique, naturellement effrayant et évidemment crédible.
Squelettique car se nourrissant mal et devenu vraiment accro à la cocaïne, il éprouve le désir de retourner assez vite en studio d’enregistrement. Le virage musical de Young Americans a été un choc pour les fans. Un an plus tard, ils seront de nouveau désarçonnés par Station To Station avec son mélange de rock et de soul, et l’apparition du nouveau personnage emblématique du chanteur: le Thin White Duke.
The return of the Thin White Duke, Throwing darts in lovers' eyes (“Station To Station”)
The return of the Thin White Duke, Throwing darts in lovers' eyes (“Station To Station”)
Il est impossible d’occulter le contexte dans lequel l’album se fait ou les considérations du chanteur alors très choquantes. Bowie commence à perdre pied en raison de la drogue et se met à faire des déclarations favorables à l’extrême-droite anglaise, n’hésitant pas à afficher quelques penchants nazis. L’arrivée du Thin White Duke matérialisée par Station to Station exacerbe les connotations fascistes que certains croient déceler derrière l’esthétique froide, les morceaux faussement impersonnels et le romantisme torturé de son personnage. En dépit des polémiques, il s’agit d’un excellent album, subtil et à mille lieues d’un simplisme crypto-nazi. Brillamment interprété (Alomar et sa guitare funk et Earl Slick qui délivre une série d’incroyables solos), il est produit par un David Bowie au sommet de sa forme vocale qui signe également les arrangements. Si les chansons de cet album sont glaciales, les paroles empreintes d’un désespoir fataliste véhiculent une émotion rappelant l’errance désabusée de Thomas, le héros de L’Homme qui venait d’ailleurs. “Station To Station”, le premier morceau, s’ouvre sur des bruits de locomotive (électroniques) et on pense à Kraftwerk et à la nouvelle musique électronique. Le “Duke” c’est également les regrets qu’évoque Bowie au sujet de la cocaïne: “It's too late - to be grateful... It's too late - to be hateful” (Il est trop tard pour être reconnaissant... Il est trop tard pour haïr). Il y a une certaine remarque ironique mais poignante sur la dope, qu’il cite dans cette phrase en forme de pirouette: “It's not the side-effects of the cocaine” (Ce ne sont pas les effets secondaires de la cocaïne). “Golden Years”, au départ écrite pour Elvis Presley qui souhaitait travailler avec lui, nous montre un Bowie crooner sur une rythmique enlevée et proche du funk de Young Americans. Les paroles sont nostalgiques et tendres mais également tournées vers le futur, et Bowie sonne serein et sûr de lui. “Word On A Wing” est un dialogue avec un Dieu idéal, délicatement modulé par la voix du chanteur et le piano de Roy Bittan. “TVC15”, avec sa rythmique désinvolte, démarrant sur un léger emprunt à “Good Morning Schoolgirl” des Yardbirds, raconte l’histoire surréaliste d’une jeune femme avalée par sa télévision. La répétition à la fin des mots “Transition” et “Transmission” se fait l’écho du bruit de machine ouvrant l’album, symbolisant parfaitement ce mélange crooner-techno qui fait voler en éclat les frontières musicales traditionnelles. Station To Station, avec seulement six chansons (dont une superbe reprise du “Wild Is The Wind” de Nina Simone en guise de conclusion), est un album-phare qui préfigure ce que fera bientôt Bowie avec Brian Eno.
Une tournée mondiale démarre à Vancouver, et se terminera historiquement en France où, deux soirs de suite, le public parisien des anciens abattoirs de la Villette lui fait un véritable triomphe. Durant les concerts, il interprète la chanson “Sister Midnight” qu’il laissera un peu plus tard à Iggy Pop (qui l’a coécrite). La tournée marque aussi son grand retour en Angleterre après deux ans d’absence. À Victoria Station, où il est accueilli par une immense foule, un cliché assez flou montre Bowie effectuant vaguement un salut nazi, debout à l’arrière d’une limousine décapotable. Un journal publie la photo sous le titre “Heil and Farewell” (Heil et adieu) mais sur l’image, si Bowie a bien le bras tendu, on remarque que ses doigts sont repliés et non tendus. Bowie salue simplement ses fans. Mais le choix de partir vivre à Berlin (en emmenant Iggy Pop dans ses bagages) nourrit un peu plus la controverse. Bowie a surtout rencontré Brian Eno à la fin de sa tournée, et il décide de pousser plus loin l’expérimentation avec lui...