Le rôdeur (Joseph Losey, 1951)
Le film est bâti sur une intrigue très ramassée qui ramène au schéma tripartite cher à Cain et resserre encore l’action autour du couple, la femme restant cependant étrangère à la machination crapuleuse que l’homme exécute seul. Il traite d’un flic plus tordu que marron, un être moralement indécis, resté en marge du rêve américain, qui suscite à la fois le rejet et la magnanimité. Une mise en scène épurée y fait briller d’un éclat tranchant une atmosphère glauque et y organise une composition horizontale qui souligne l’architecture étirée, le déroulement des autoroutes, le désert environnant la ville fantôme. Ainsi le thème de l’échappée découle-t-il logiquement de cette esthétique, les personnages passant rapidement d’un état à l’autre, pris au piège d’une illusion de réussite et de conformisme.
4/6
Le héros (Satyajit Ray, 1966)
Dans un train qui l’amène à Delhi pour y être honoré, un acteur vedette du cinéma bengali se confie à une journaliste et exorcise les épisodes culpabilisants de son passé. Sujet hollywoodien : la vérité cachée d’une idole du spectacle. Mais Ray le définit comme une réflexion sur les différents niveaux de l’exploitation dans une société capitaliste, bien que chacun ait ses propres raisons d’agir. Structuré avec fluidité autour d’une poignée de personnages secondaires remarquablement dessinés et creusés, le film cultive la nonchalance attrayante de son héros pour mieux travailler au dédoublement de la temporalité, donner à ressentir l’amalgame entre évocation du passé et représentation du rêve, et saisir les moments décisifs d’une existence où l’occasion se dérobe, s’évanouit dans le chimérique de la fiction.
5/6
Un carnet de bal (Julien Duvivier, 1937)
Que sont mes soupirants devenus ? Telle est la question que se pose une jeune veuve pressentant la lente calcification de son existence. L’occasion pour le cinéaste d’aligner les rencontres mémorables, servi par des acteurs cinq étoiles : Françoise Rosay en mère folle de douleur, Harry Baur en prêtre désabusé, Louis Jouvet jouvetisant avec génie, jusqu’à Pierre Blanchar en médecin avorteur à l’œil mort, survivant avec sa mégère fielleuse au milieu d’une décharge – scène hallucinante que les cadrages obliques font glisser vers l’expressionnisme célinien. Et si les épisodes souriants avec Raimu et Fernandel allègent l’âpreté du périple, c’est un véritable champ de ruines que traverse l’héroïne, le cimetière des illusions de sa jeunesse. Quand le raffinement de la forme rime avec la mélancolie sans retour du propos.
5/6
Week-end à Zuydcoote (Henri Verneuil, 1964)
Vue de près et circonscrite à la seule poche de Dunkerque, en ce mois de juin 1940, la drôle de guerre n’est plus qu’un mélange d’absurdités, de bonnes sœurs qui se rasent dans les églises en ruines, de corps qui brûlent dans l’eau, de cadavres ramenés péniblement à la nage, de réflexes de défense qui deviennent héroïques s’ils font s’abattre un avion ennemi. Pour les hommes plongés dans cet enfer, la communication s’avère chaque jour plus difficile, la croyant peine à se justifier face à l’athée, et il ne reste au protagoniste qu’à se rendre au dernier rendez-vous d’un impossible amour où l’attend la mort. De telles images, nées de la rencontre de l’inspiration et des moyens matériels, adjoignent à la tradition française une forme de lyrisme sec que l’on croyait réservé aux cinémas hollywoodien et soviétique.
4/6
Bugsy malone (Alan Parker, 1976)
Boîte de nuit déserte où l’on improvise une danse à claquettes, murs de briques des impasses à embuscades, rues aux pavés luisant sous les éclairages contrastés, pièces striées par l’ombre portée des stores, scènes pour chorus girls à culotte courte et ring pour faunes de combinards… Images archétypales entre toutes, peuplées de bambins dont les doyens n’ont pas quinze ans. Pastichant sans dérision ni sarcasme la mythologie naïve des mélodrames saccadés où le romantisme urbain glorifiait l’esprit d’entreprise de l’homme de la rue au rythme des mitraillettes de James Cagney et des foxtrots d’Harry Warren, le cinéaste équilibre illusion nostalgique et déconstruction amusée, cultive un humour malicieux traduit à merveille par le brio du montage et les chansons de Paul Williams. On sourit du début à la fin.
4/6
L’île aux chiens (Wes Anderson, 2018)
Toujours le même, obsessionnellement attaché au détail fétichiste, au décalage ludique, et toujours plus aventureux, résolu à faire reculer les limites d’un style à nul autre comparable : tel s’affirme à nouveau le cinéma d’Anderson. Si la surcharge décorative en est un facteur caractéristique, cette deuxième incursion dans l’animation atteint une forme d’épure qui frise l’abstraction tout en accentuant la matérialité de la technique employée. Elle consiste à confronter la netteté des formes et des lignes au règne proliférant de la saleté, de la pollution, de la putréfaction, la plénitude d’un art de la profusion, saturé jusqu’au vertige d’inventions poétiques, à la noirceur d’une dystopie hantée par l’horreur concentrationnaire, et contre laquelle la colère des enfants et la dignité des chiens restent l’ultime rempart.
5/6
Ghost in the shell (Mamoru Oshii, 1995)
Dans un monde cyberpunk (si proche du notre désormais) littéralement veiné de réseaux informatiques, régi par la vitesse, la simultanéité, la dissémination, l’hypothèse d’un être né de l’océan d’informations et défini par son
ghost touche à des considérations d’ordre politique et métaphysique. Quelle est la part restante d’humanité dans des organismes largement modifiés par la technologie ? L’intelligence artificielle peut-elle dominer celui qui l’a créée ? À qui appartient-il de contrôler une telle entité ? Questions formulées au fil d’une enquête sinueuse dont les enjeux abscons épousent les interrogations existentielles de l’héroïne, et dont l’authentique poésie, l’inspiration visionnaire, le travail sur le découpage, le temps, le décor et la lumière, confinant à l’hypnose, sont ceux d’un véritable styliste.
5/6
Séduite et abandonnée (Pietro Germi, 1964)
L’innocente petite souris a un visage de Marie-Madeleine. Les chats qui la croquent, la jugent, s’arrogent le droit de lui faire payer le péché qu’un des leurs a commis, sont dessinés eux par Bosch et Tex Avery : cousin ou parrain, parents ou voisins, amis et ennemis pour qui le pucelage est une affaire d’honneur. En son nom tout est permis, le mensonge, le chantage, la délation, la tentative d’assassinat. De cette tragédie vécue par toutes les jeunes filles qui savent qu’en chaque famille existent quelques "humeurs de draps", le réalisateur tire une farce dévastatrice, effrénée, grinçante et outrancière jusqu’au cauchemar, atomisant l’hypocrisie obscène d’une société sicilienne asphyxiée par ses traditions, confondant l’œil de la caméra avec celui que ses facétieux ancêtres calligraphiaient au fond de leurs vases de nuit.
5/6
Top 10 Année 1964
Convoi de femmes (William A. Wellman, 1951)
À partir d’une belle idée scénaristique, Wellman emprunte à l’histoire de l’Ouest l’un de ses aspects les moins connus, jamais exploité auparavant par le western. Si le périple et ses embûches atteignent à la dimension de l’épopée, le drame naît du jeu des forces internes au sein d’un groupe portant en lui-même son destin, et où deux volontés pèsent mutuellement l’une sur l’autre, dans la grande tradition du récit initiatique. Parce qu’au temps des pionniers le danger résidait bien dans l’hostilité de la terre, du soleil, de la soif, de l’effort physique, cette âpre odyssée aux personnages remarquablement caractérisés, ce chant de courage, d’abnégation et d’opiniâtreté fertile en émotion (le décompte des mortes, la naissance en plein désert) et en euphorie (le bal final), s’impose assurément comme un modèle.
5/6
Les flics ne dorment pas la nuit (Richard Fleischer, 1972)
La principale valeur du film, qui participe de la vague sécuritaire de l’époque, est d’anticiper quelques traits modernes qui domineront ensuite des productions plus célèbres : choix de lieux réels, féconds en drames urbains et en crimes, présentation variée et honnête de ceux qui les habitent, refus du pittoresque et du sordide. Et si l’absence d’argument politique entraîne une démonstration sous forme d’apologie un peu binaire, susceptible d’indisposer les esprits portés à la contestation, la passion exclusive des flics pour leur métier, clairement désignée comme une pulsion de mort, ne va pas sans une certaine ambigüité, tout comme le parallèle entre Rome et l’Amérique sans mélancolie crépusculaire : la tâche des "nouveaux centurions" fouillant les poubelles de L.A. s’avère aussi vaine que celle des Danaïdes.
4/6
Le crime de l’Orient-express (Sidney Lumet, 1974)
Pour cette luxueuse adaptation du classique d’Agatha Christie, le cinéaste dispose du plus impressionnant parterre de stars de sa carrière et recompose discrètement le schéma de
Douze Hommes en Colère en jouant à fond le jeu du
whodunit, de l’histoire manquante, encodée et matérialisée sous forme d’indices. En substituant les suspects aux jurés, en organisant un huis-clos ferroviaire où s’opère une parodie de justice par laquelle il ne s’agit plus d’innocenter mais de condamner, il confronte chaque personnage à la relativité de ses propres jugements. Exécuté avec un métier éprouvé, le film est comme un petit théâtre pervers de la vérité, de la manipulation et du mensonge, qui cultive à ses meilleurs moments un sentiment d’incertitude sur la légitimité des règles et des actes régissant la communauté.
4/6
Stalag 17 (Billy Wilder, 1953)
En ce début des années cinquante frappées par le maccarthysme, Wilder vient donner un bon coup de botte au genre florissant du film de guerre et, prenant
La Grande Illusion comme modèle, le détourne pour mieux faire mordre la poussière à l’héroïsme, à la loyauté et à la bravoure. La baraque de son camp de prisonniers fonctionne comme le précipité d’une humanité suspicieuse, prompte aux condamnations arbitraires, qui voit un magouilleur individualiste, cupide et cynique poussé à démasquer l’espion caché parmi ses camarades non par solidarité ou patriotisme, mais pour sauver sa peau. Si les glissements de la comédie au drame ou au suspense sont parfois un peu poussifs, l’acidité de la fable, ponctuée de motifs typiquement wilderiens, dénote indéniablement la personnalité de son auteur.
4/6