Quelques séquences - flaneries cinéphagiques (index p.1)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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Vendredi 23 janvier, Rio Bravo, de Howard Hawks (1959)

Extrait choisi : Stumpy, fée du logis (chap.26)

Aujourd'hui, je tombe sur ce fameux western, classique parmi les classiques, que j'ai d'ailleurs revu fort récemment. Un film dont la révision, même parcellaire, ne peut qu'être réjouissante. Howard Hawks est un cinéaste important, plus besoin aujourd'hui de se battre à ce sujet (alors que j'ai appris qu'il n'en a pas toujours été ainsi, loin s'en faut). Dans mon parcours cinéphilique, Hawks est l'un des premiers cinéastes dont les films me soient restés en tête. Je garde un souvenir ému d'un fou rire devant Chérie, je me sens rajeunir (qui passait dans La dernière séance), et Scarface est le premier film que j'ai été voir dans un Action. Quelle claque ça avait été !!! Aujourd'hui, ayant lu récemment le précieux (et fort complet) ouvrage de Todd Mc Carthy, je redécouvre son oeuvre et comble mes lacunes avec un réel plaisir.

Rio Bravo, en particulier, est un film que je connais bien, et que l'on revoit volontiers (le dernier visionnage fut en compagnie de mes enfants, qui ont beaucoup aimé le film). En particulier, ce film m'apparait comme un véritable modèle d'écriture filmique, l'économie du découpage étant véritablement exemplaire : pas de gras, tout est dit en un nombre minimal de plan. Je me revois assez fréquemment deux séquences particulières de ce film, celle de l'ouverture, quasi-muette, où en quelques plans, toute l'intrigue s'expose, et, où, surtout, les relations entre les personnages, sont révélées. Ainsi qu'une séquence d'arrestation dans un saloon, où le coupable, blessé, est repéré au dernier moment. Mais la plupart des séquences du film sont tout aussi gratifiantes à revoir.

Dans la séquence en question, on est confronté à la faiblesse de Dude (Dean Martin), qui va être mis K.O. par les bandits, tandis que John (John Wayne) s'interroge sur son amélioration auprès de Stumpy (Walter Brennan). La séquence commence sur Dude qui se roule une cigarette en sortant de la prison. On est le matin, il vient d'y passer la nuit. Un gros plan sur ses mains qui tremblent nous démontre qu'il ne parvient pas à la rouler, ce qui l'exaspère. Il est mal, et ça se voit. Survient John Wayne, qui lui demande comment il va, et s'il a mangé. Dude maugrée sans vraiment répondre ("Stumpy a fait à manger", du coup Wayne le reprend:"Je t'ai demandé si tu avais mangé"). Agacé par l'agressivité paternaliste de John, il s'en va reprendre son poste (il garde l'entrée de la ville pour s'assurer que personne n'y entre armé).

Là, un plan nous montre l'arrivée de Dude, mais la caméra est à l'intérieur de l'étable devant laquelle il se rend. En amorce, on voit des brigands qui observent D.Martin. La musique se fait menaçante, la tension est posée. On a compris grace à ce simple changement de plan (on voit toujours Dude avancer sous le regard des bandits), les évènements qui vont suivre. Un nouveau plan extérieur sur Dude qui arrive, descend de cheval, puis recoupe sur les bandits en attente (très brève, l'enjeu est clair), toujours leur victime au fonds de l'image. Dude s'arrête pour boire dans une buvette, et le plan qui le filme est un contrechamp au plan qu'on vient de voir précédemment. On voit D.Martin s'approcher de la buvette et se pencher pour y boire, et, derrière lui, l'étable où l'on sait que se cachent les bandits. L'espace est construit, l'action en suspens. Aussi, lorsque le plan suivant survient (une plongée dans la buvette, où l'on voit le reflet de Martin), on n'est guère surpris de voir d'autres silhouettes entourer celle du malheureux. Le plan suivant nous les montre l'entrainant dans l'étable... Le tour est joué ! En une poignée de plans, l'action est rythmée, claire, posée, et prenante.

La séquence ne s'arrête pas là : on suit à présent John Wayne qui guette en direction de l'étable (un bandit s'est emparé du chapeau de Dude, et donne le change). Il pénètre la prison, et interroge Stumpy...
Le vieux Walter Brennan joue dans ce film un de ses meilleurs rôles ("arguably", vu qu'il excelle dans chacun de ses rôles). Il s'avère que c'est à la demande de Hawks qu'il a retiré son dentier, comme il l'avait déja fait dans Red River, le précédent western qu'ils avaient fait ensemble. Touchant et drôle, son personnage, Stumpy trouve dans cette séquence un des moments qui le rendent si attachant.
John T.Chance, donc (le personnage de J.Wayne) l'interroge sur Dude, Stumpy lui répond qu'il prend conscience de ce qu'il s'est fait, que ce n'est pas facile. Wayne enchaine durement : il faut qu'il se débarasse de tout ça. Puis d'enchainer sur le tabac : en reste-t-il ?? Non, répond Stumpy. Dude a tout utilisé (ce lien entre Dude et le tabac à rouler est établi tout au long du film)...
Du coup, il demande à John pourquoi il est aussi dur avec Dude. Ce dernier lui répond qu'il faut qu'il le soit, parce que s'il était mou ou gentil, il partirait en compote... Stumpy s'étonne : oui, c'est vrai qu'il y a des gens qui sont ainsi. Moi pas du tout... L'ironie du moment est que Stumpy est justement de ceux envers lesquel il "faut être dur" (un peu plus loin dans le film, il tentera de s'échaper de son rôle de gardien de prison, et s'indignera de constater que John Wayne le laisse faire). Cette ironie n'échappe pas à John T.Chance, qui, du coup, fait quelques compliments à Stumpy. "Je ne sais pas ce que je ferais sans toi"... Pris de court, Stumpy est tout embarassé, et retire son chapeau. John Wayne dépose alors un baiser sur le crane du vieux cow-boy qui réagit immédiatement en fichant un coup de balai sur les fesses du shériff (clac !) qu'il atteint avant que ce dernier ne s'enfuie de la prison... Un grand moment comique, où la complicité entre les comédiens s'ajoute à celle des personnages (grands éclats de rire de mes enfants lorsqu'ils ont vu ce passage). Pour toute la séquence dans la prison, la caméra est posée, et ne fait que panoter légèrement pour suivre les personnages. Sobriété et efficacité.

En conclusion, cette séquence très riche en évènements ne dure pas longtemps, et ne demande qu'un découpage très simple. C'est cette simplicité, cette efficacité maximale obtenue en un minimum de plans qui font la force du style de Hawks. Une économie narrative bien oubliée ces derniers temps, alors que la tendance est plutôt au surdécoupage (parfois sans bonne raison), et à la dépense narrative. Elle cumule situations comiques (character development) et action, avec un rythme qui ne repose pas que sur le montage ou la musique, par des moyens simples, mais remarquables par leur efficacité. Enfin, on y retrouve l'univers hawksien (dans la prison/le lieu clos, c'est la sécurité, dehors est le danger), et les valeurs fraternelles qui unissent ses personnages. En somme, et cette séquence ne fait que le confirmer, Rio Bravo est un grand western, un film personnel, et une vraie leçon de mise en scène. Sa postérité sera féconde (tant chez Hawks lui-même que chez d'autres, notamment Big John Carpenter)...
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Lundi 26 janvier, The ghost of Frankenstein, de Erle C. Kenton (1942)

Extrait choisi : Un odieux chantage (chap.5)

L'extrait d'aujourd'hui est issu d'un authentique film de série B, produite à bas coût dans les années 40, profitant du succès de ses prédecesseurs (en l'occurence, les films de Whale n'étaient pas des séries B), et qui feront le bonheur des films en double programme. Dans The ghost of Frankenstein, Boris Karloff ne veut plus faire le monstre, et cède la place à Lon Chaney Jr, un acteur à la moindre présence, qui se sera spécialisé dans ce type de rôles... Bela Lugosi, autre spécialiste de ce type de films (surtout dans les années 40), vient lui donner la réplique.

Si les amateurs du genre profiteront de cette nouvelle déclinaison, il faut bien admettre que les sceptiques ne changeront pas d'avis devant ce film-ci... Car force est de constater que ce fantôme de Frankenstein est l'un des moins imaginatifs de la franchise, qu'il souffre d'une intrigue répétée à l'envi (après le docteur Frankenstein, puis son fils, c'est son second fils qui est désormais voué à réanimer le monstre), d'un budget dérisoire (maquillage simplifié, décors appauvris...), et de comédiens qui, pour le plus doués, peinent à se motiver (les autres étant juste médiocres). Pas étonnant que dans un tel cadre ressorte la cinégénie d'un Lugosi qui n'hésite jamais à appuyer son jeu, à en faire trop, ce qui, au moins, ajoute à l'ambiance fantastique du film. Bref, ce film use de toutes les recettes de ces petits films de série : il est court (67 minutes), peu inventif (répétition des schémas des films précédents), tourné intégralement en studio (dans des décors souvent non spécifiques au film) en peu de temps. La série retrouvera un sang neuf lorsque les ingénieux créatifs du studio décideront de faire se rencontrer les monstres, pour le plus grand bonheur des fans... Le lugubre y perdra un peu, mais le coté ludique (quel bonheur que de les voir se croiser à l'écran) de ces suites renouvelera les choses pour un temps.

Dans la séquence qui nous intéresse, le brillant héros (Ralph Bellamy) vient voir le Docteur Frankenstein (Sir Cedric Hardwicke - un lien avec la réalisatrice de Twilight ??) pour lui soumettre un cas (le monstre qui a été arrêté). Le bon docteur est occupé, et n'est pas tenté de venir voir. Il faut insister sur l'urgence pour qu'il daigne venir. "Je finis et je vous rejoins" conclut le docteur... Mais, alors qu'il boucle son travail, il reçoit un visiteur secret, qui vient par derrière (le domestique du docteur insiste sur le coté "confidentiel" de cette visite) : il s'agit d'Ygor, le valet des Frankenstein, qui vient exiger du second fils qu'il reprenne le flambeau et répare le monstre. Le docteur refuse cet héritage maudit, mais l'odieux Ygor, boiteux et barbu, le menace : s'il refuse, tout le monde saura qu'il est le fils du Frankenstein qui a créé le monstre, le frère de celui qui l'a ranimé. Pour garder son secret, Frankenstein accepte : il demandera à la police de lui confier le monstre pour examen. En sortant du bureau du savant, Ygor croise la fille de ce dernier (Evelyn Ankers). Il marque un arrêt en la croisant, et l'échange de regards qui suit est lourd de menace... Il part alors.

Il est intéressant de remarquer dans cette séquence un certain nombre de traits que l'on retrouve souvent dans ce type de productions, en particulier par le fait que, l'intrigue étant bien maigre, il faut toutes sortes de procédés pour que le film dure jusqu'à une heure : pour commencer, à son arrivée, le héros passe embrasser la fille du docteur Frankenstein (qui sera menacée à la fin, of course). Echange de banalités : tu viens me voir ? Non, je viens voir ton père, mais j'aurais préféré que ce soit pour toi... On ne nous épargne aucune entrée de champs (on a même une jolie traversée de couloir). Les discussions à vides dilatent le film, le font durer bien au delà du nécessaire. Ainsi, lorsque le héros vient voir le docteur, il lui faut 2 minutes pour se laisser convaincre (on se demande un peu quel lien unit ce docteur et ce procureur, pour que l'un se déplace jusqu'au domicile de l'autre, et que celui-ci refuse de se déplacer en retour). Plus loin, on marquera bien les silences et les regards en coin de Bela Lugosi, boiteux torve et menaçant, là encore caricatural dans son apparence et ses dialogues.

Au niveau du cadrage, la mise en scène est transparente : plan éloigné, puis plan rapproché sur le comédien qui parle, contrechamps... La mise en scène est d'une platitude exemplaire, sans relief aucun. Certains de ces plans ne sont même pas montés dans le mouvement, donnant l'impression que la personne cadrée échappe à l'action (notamment l'héroïne). La seule exception est lorsque Lugosi parle : on garde alors l'image sur le docteur pour voir ses haussements de sourcil et ses réactions effrayées devant les menaces du vieux valet. A la fin de la séquence seulement, une bribe de mise en scène intervient, pour montrer le regard du valet s'attardant sur la jeune fille. Un regard qui annonce bien des soucis à venir (le spectateur se doutant bien que le monstre échappera une nouvelle fois à ses maîtres, il faut mettre d'autres enjeux, comme par exemple un vieux valet lubrique).

Bref, le fantôme de Frankenstein est un film de série, sans grande personalité, qui repose sur des clichés et des effets faciles. Pourtant, les amateurs s'y réjouiront de croiser Bela Lugosi en valet vicieux, Lon Chaney pour la première fois en monstre de Frankenstein, et l'ambiance lugubre servie par une musique angoissante est au rendez-vous dans ce film. On pourra néanmoins préférer les films précédents, bien plus intéressants, ou les suites qui feront, avec bonheur, se rencontrer les créatures du chenil Universal...
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Mardi 17 février, Chérie, je me sens rajeunir, de Howard Hawks (1952)

Extrait choisi : La danse de guerre d'Aigle Rouge (chap.14)

Howard Hawks, cette fois-ci dans une de ces comédies qui firent le bonheur de bien des cinéphiles, attaque de front deux questions qui, je l'ai découvert ultérieurement à ma découverte du film, lui sont assez personnelles : le refus de vieillir, et le carcan du couple. Dans cette comédie, Cary Grant est une sorte de savant dans la Lune, comme il en a incarné d'autres auparavant. Grant est un familier de l'univers de Hawks, avec qui il a tourné avec succès plusieurs films. Il connait ses méthodes, et s'en accomode parfaitement. Dans ce film, il n'hésitera donc pas une seconde à se mettre en danger, à se ridiculiser en toute confiance devant la caméra.

Dans la séquence qui nous intéresse, Barnaby Fulton (Cary Grant, donc) a bu la potion de jouvence, et a croisé une bande de jeunes garçons, avec lesquels il joue. Il a appris qu'arrivait Hank Entwistle, homme dont il est jaloux. Habillé et grimé en indien, surnommé Aigle Rouge par la bande de jeunes garçons qui l'entourent, il va concocter avec eux un plan de guerre...

La séquence est essentiellement rythmée par la parole : le découpage est très simple : on voit qui parle, voila tout (à l'exception d'un très léger rapprochement en travelling avant sur Grant lorsqu'il annonce son projet de vengeance, histoire d'accentuer légèrement la tension). Plusieurs valeurs de plan alternent : plan rapproché sur Grant ou son contradicteur, plan semi-large pour regrouper l'acteur et plusieurs enfants. Surtout lors du canon de la fin...

Alors qu'Aigle Rouge annonce « on va l'attacher à un arbre et le bruler vif », un enfant en cow-boy l'interrompt : - Ca ne marchera pas, dès qu'on allume un feu, il y a toujours un adulte pour nous dire de l'éteindre. - Alors on le scalpera !! Répond Aigle Rouge... Entousiasme des autres enfants : « pour de vrai ?! » - Pour scalper quelqu'un, il faut exécuter une danse de guerre, contre le cow-boy contrariant. Un autre enfant demande à Aigle Rouge s'il en connait. Agacé, mais cherchant à s'attirer les bonnes graces de la bande, Cary Grant se met à courir sur place, dans une espèce de danse frénétique. Mais son contradicteur n'est pas convaincu : « dans une danse de guerre, on chante toujours ».

Vient alors ce charmant moment, où Grant demande à chacun des enfants de chanter un cri, un bruit, quelques monosyllabes ou de vrais mots déformés (Scalpum Whiteface !), en rythme les uns avec les autres, dans une espèce de canon qui prend vite, effectivement, des allures de chant indien...

Plus que la mise en scène, c'est ici l'abandon avec lequel Cary Grant joue son personnage d'adulte enfant, dynamique et très entier, maquillé en indien de la plus ridicule des façons, parlant d'un ton entêté et boudeur, qui fait le plus rire. Puis l'interaction avec les enfants est très réussie, rythmée et drôle. Bref, c'est l'occasion, pour un comédien qui aime jouer les situations extrêmes, de se ridiculiser à loisir, tout en restant crédible. Ici, la complicité entre l'acteur et son réalisateur doit y être pour quelque chose...

En lisant la biographie de Hawks de Todd McCarthy, j'ai eu l'occasion de repenser à cette scène : Mc Carthy raconte comment, passé un certain age, Hawks continuait ses virées en moto, mais, du coup, plus avec des gens de son age (soit morts, soit en semi-retraite), mais avec de beaucoup plus jeunes que lui. Il s'entourait d'ailleurs, pendant les années 60, essentiellement de jeunes gens, qu'il invitait à sa piscine ou avec lesquels il faisait de sa moto. Cette question du retour en enfance, ou, plutôt, de la jeunesse éternelle, touchait peut-être le grand réalisateur de plus près qu'on ne l'aurait cru lorsqu'il a tourné Monkey Business... En tout cas, le film reste un immense classique, et, pour moi qui l'ai découvert enfant, un de mes films préférés de Hawks.
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Mercredi 18 février, Jurassic Park III, de Joe Johnston (2001)

Extrait choisi : Donne-lui les oeufs (chap.18)

Lorsque sortit Jurassic Park, ce fut pour moi un immense bonheur. Moins pour les qualités de mise en scène du film, certes formidables, mais avant tout pour l'exploit d'avoir animé de façon ultra-réaliste des dinosaures. Pour le jeune geek, les dinosaures restaient une référence imaginaire extraordinaire, alors que jusque là rien n'avait de façon satisfaisante dépassé les créatures de Skull Island, des décennies auparavant... Je me retrouve ainsi totalement dans les délires du jeune Calvin (in Calvin & Hobbes, belle BD de Bill Watterson), lorsqu'il imagine les diverses pérégrinations des tyrannosaures arpentant le crétacé. Bref, Spielberg donnait vie à ces créatures de façon magique et convaincante, et j'étais parmi les plus émerveillés. Grand amateur de dinosaures, j'ai aussi pris beaucoup de plaisir en voyant la suite, le Monde Perdu, même s'il ressemble plus à un serial qu'à autre chose... Enfin, devant Jurassic Park 3, on se heurte aux limites de l'exercice : désormais, tout le monde anime des dinosaures, alors, si la ballade peut rester une sacrée aventure (quelques excellents moments jalonnent le film), il est désormais clair qu'elle ne pourra plus être prolongée bien longtemps de façon crédible. Jurassic Park 3 reluque donc du coté de la série B et du film à suite...

Les règles seront donc celles-là : montrer de nouveaux monstres, sans doute réclamés par les fans (ici, des ptérodactyles, et des triceratops), et une certaine "humanisation" des dinosaures (dans les films à suite, la tendance courante consistant à humaniser les méchants, lorsqu'ils deviennent les vraies stars du film, s'acharne donc à leur trouver des motivations, des peurs, des sentiments... (la reine d'aliens protège ses "bébés", Freddy a une maman, des origines, et ainsi de suite). Le manque de budget aura tendance à privilégier un rythme tendu, à limiter les temps morts et les plans "d'émerveillement" reposant sur les effets spéciaux. Pour ce faire, Joe Johnston, astucieux réalisateur de l'écurie Spielberg, est très à son aise.

La séquence choisie, vers la fin, est l'un des moments que j'aime le moins dans le film (que j'apprécie plutôt dans sa globalité). Les héros marquent un arrêt dans leur fuite, rattrapés qu'ils sont par les velociraptors. Ces animaux, dont on a découvert qu'ils sont sociaux et plutôt futés (ce qui rejoint le roman de Crichton, et dont Spielberg ne s'était pas embarassé), veulent leurs oeufs, volés par Sam Neill, Lea Teoni et William H. Macy (quel casting). Ils arrêtent donc la progression des héros en les entourant. Ceux-ci s'arrêtent, et respecteront les recommandation du très intuitif Sam Neill, qui comprend le comportement des dinosaures : adoptons la position de soumission ! Ils veulent les oeufs...

La séquence est filmée avec énergie : la caméra tourne globalement autour des héros encerclés, de plusieurs façons... Panoramiques rapides (plans sur un raptor, la caméra vire à gauche, et on voit les héros tremblants), steadicam ou caméra tournant autour des héros en cercle, et un occasionnel plan d'ensemble montrant le groupe entouré de 5 ou 6 raptors féroces... Une fois le "dialogue" enclenché, on aura plus de gros plan sur les héros ou les monstres, se faisant face à face (conformément à une règle axiale classique, les héros sont vus regardant vers la gauche de l'écran, le "chef" des raptors regarde, lui, vers la droite). Deux inserts montreront les oeufs, et, surtout, le fabuleux appeau à tyrannosaure qui sauvera nos héros.

Encerclés, les héros montrent donc une position soumise. Le raptor en chef s'approche, les renifle dans un plan complaisant et pas très réussi (plan rapproché de Tea Leoni sous le souffle du monstre, dont la tête vient dans le champs, pour renifler son épaule). A voix basse, on se dit qu'il faut rendre les oeufs. Ils sont donc sortis du sac, et posés devant le groupe. Mais Sam Neill brandit aussi son appeau à tyrannosaure (dans une thèse développée au début du film, les gros monstres disposent d'un certain nombres de cris pour communiquer). En poussant son cri, il agite les raptors... Mais son collègue le rappelle à l'ordre : c'est le cri d'appel à l'aide qu'il faut pousser. Neill s'exécute, et les raptors s'enfuient, non sans avoir embarqué les oeufs dans leur gueule dans un plan lancinant.

Outre la caractérisation troublante des dinosaures qui a lieu dans cette séquence (ils "veulent les oeufs", réclament une position soumise, reconnaissent le cri caractéristique des tyrannosaures, et sont capables de raisonnement, puisqu'ils épargnent les humains pour ne pas abimer les oeufs). A divers moments, les dinosaures semblent parler entre eux : on passe d'un plan sur un raptor qui jacasse à un autre, qui semble écouter et répondre. Si en poussant le manque de vraisemblance ainsi, le film fait preuve de faiblesse, la séquence me déplait pour d'autres raisons : la complaisance qui s'attarde sur les dinos (lorsque l'un d'entre eux renifle l'héroïne, puis quand ils prennent lentement leurs oeufs), ainsi que la tension articifiellement entretenue (une fois qu'on a compris qu'ils ne boulotteront pas les héros, soit 3 secondes après l'encerclement), et la façon dont l'issue est présentée (plan sur les oeufs révélant l'appeau juste en dessous, avec une musique éclairante qui éveille l'attention du spectateur endormi).
Il aurait plus été dans l'esprit du film (jusque là rythmé et sans attardement superflu) que les raptors attaquent (voire tuent un personnage, à ce niveau du film, ça avait du sens) et embarquent leurs oeufs... Le délire sur l'appeau à tyrannosaure, c'est un peu too much, et on voit bien combien il devient difficile de scénariser un film avec des enjeux, avec de simples animaux sans psychologie (déja, Le monde perdu donnait un instinct maternel aux tyrannosaures). La tentation de batir une psychologie des monstres est probablement un écueil, mais un écueil très couramment rencontré par les scénaristes de suites.

Si le film reste attachant pour de nombreuses autres séquences, plus mordantes, de poursuites ou de catastrophes, et pour son rythme globalement haletant, cette issue et cette "humanisation" des monstres n'est pas son point fort. Tout au plus peut-on se réjouir qu'il n'aie pas été décider de tourner un quatrième épisode. Enfin, si la construction de Johnston est efficace, elle n'en manque pas moins de personalité, et on peut s'interroger sur son film de loup-garou à venir...
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Lundi 23 février, History of Violence, de David Cronenberg (2005)

Extrait choisi : la partie de base-ball (chap.3)

Intrigant paradoxe : après avoir tiré une séquence que j'apprécie peu dans un film que j'apprécie globalement, je trouve ici une séquence passionnante puisée dans un film qui m'avait laissé sur ma fin. History of Violence marque une espèce de basculement dans la carrière de David Cronenberg, qui délaissera les films d'épouvante pour des films à la violence plus réaliste, plus rentrée, où l'auteur, peut-être, se laisse plus facilement deviner.

Quoi qu'il en soit, History of violence est un film reflexif sur l'internalisation, voire le refoulement, de la violence (à ce propos, le nom du héros, Stall, signifiant repousser à un autre moment, gagner du temps, décaler <une action> dans le temps, annonce le programme : la violence que Viggo Mortensen ne laisse pas s'exprimer aujourd'hui ressortira bien demain, il ne fait que repousser l'échéance). La mise en scène y est globalement sobre, tout comme la musique ou la photographie...

Dans l'extrait choisi, Jack, le fils du héros du film, est confronté à une violence qu'il fuit. Plus fort encore, il va la désarmer en se présentant comme un adversaire déja battu. La séquence commence par un plan en hauteur, qui présente un match de base-ball. On y trouve, au plan suivant, Jack, le fils du héros, vêtu de jaune, attendant que ça joue, au fond du terrain. Un plan en travelling nous présente un joueur adverse, Bobby, habillé en bleu. Au plan statique sur Jack s'oppose un long mouvement latéral qui suit Bobby se placer à la batte, sur de lui (on le voit souriant, et son équipe, le temps d'un plan, le regarde avec admiration). Il frappe effectivement la balle au loin, qui s'envole, et entame (encore un travelling, arrière celui-ci) d'avancer vers la base, d'une démarche chaloupée, la mine triomphante.
Lorsque Jack intercepte la balle en plein vol, on revient sur Bobby gelé en pleine action, son visage passant du sourire à la déconfiture dans le même mouvement. Un bref plan sur l'arbitre nous montre celui-ci satisfait du jeu. Il indique alors la fin de la partie, et la victoire pour les jaunes (nouveau plan sur Jack, pas mécontent de lui, mais sans frime).

On passe alors dans le vestiaire, on retrouve Jack en train de se changer... La caméra le reserre, tandis qu'on voit arriver en fonds de plan Bobby et un groupe de jeunes gens. Celui-ci prend alors Jack à partie, commençant par le féliciter avec une mauvaise foi évidente. Jack lui tourne le dos, continuant à s'affairer, fuyant son regard. Tentant d'évacuer son adversaire mauvais joueur, il finit par dire "allons, Bobby, ce n'est qu'un stupide cours de gym". L'autre relève immédiatement : "qui appelles-tu stupide ??".
La mise en scène ici est des plus sobres : elle se contente de suivre la parole, en insistant sur le dos de Jack. Celui-ci se retourne alors, parce que Bobby l'invite à régler ça. Mais celui-là baisse les bras : "à quoi bon ? Je te dis que tu as gagné, tu as établi ton statut de Male alpha, chercher à me frapper encore serait inutile et cruel, tu ne crois pas ??" Bobby s'exaspère, il frappe le casier : petit pédé minable !! Allons nous battre. Et l'autre de reconnaître, oui, je suis un pédé, je suis un minable. Bobby recommençant à l'insulter, Jack le reprend en lui signalant qu'il aurait pu aller plus loin... L'assistance, pourtant acquise à Bobby, ricane de la pique, le temps d'un plan. Sentant qu'il perd la main, et que ce serait une erreur de frapper quelqu'un qui reconnait sa défaite et ne se défend pas, Bobby, exaspéré, abandonne, laissant Jack seul.
Celui-ci souffle alors, et s'assied au fonds de son casier, cadré pile au centre du plan : il l'a échappé belle...

Dans cette séquence très efficace se pose la question de la violence : ici, Jack, pourtant vainqueur du jeu, est menacé par Bobby. Il fuit néanmoins la confrontation, se montrant battu d'office, désarmant par ce biais son adversaire, qui, du coup, ne peut pas non plus s'abandonner à la violence. Ce bel exemple de refoulement de la violence dans le quotidien (l'un la refoule parce qu'il est raisonnable, l'autre parce qu'il est difficile de frapper un homme qui baisse les armes sans perdre la face), et de désarmement du fort par le faible, par le recours à la règle morale et au poids social. La violence est donc intériorisée, refoulée, elle ne peut pas s'exprimer ouvertement. L'exemple est frappant, et le mécanisme très justement exposé.

Dans le film, la séquence jouera un rôle important, puisque, lorsque son modèle perdra ses valeurs civilisées, Jack ne cherchera plus à fuir la violence, bien au contraire, dans une autre confrontation offrant un pendant à celle-ci. Cette séquence sert à la fois de révélateur, puisqu'elle nous indique un mécanisme de refoulement courant lors d'une opposition susceptible de dégénérer, mais aussi, donc, de point de mesure concernant le caractère de Jack, ce qui nous permettra de voir combien il est affecté par les évènements (la violence touchant son père deviendra dès lors contagieuse, et s'étendra donc à son fils).

Un autre point intéressant de cette séquence est la sobriété de la mise en scène, ici extrêmement simple. Le match de baseball enchaine des plans américains (sauf un travelling pour l'entrée en jeu de Bobby et un panoramique lors de la balle touchée par lui), la suite dans le vestiaire un champs contrechamps classique, avec juste un resserrement au départ, et un plan sur la bande qui rit lorsque Jack signale à Bobby qu'il aurait du ajouter petit et pédé à sa provocation. La pression sociale devenant dès lors sensible, Bobby renonce à se battre. Cette sobriété participe d'une mise en scène apaisée de Cronenberg, particulièrement visible dans History of Violence et dans Eastern promises, ses thématiques sur le corps et la violence s'intériorisant dans des récits plus réalistes que les prédecesseurs.
Cette démarche de renouvellement, salutaire à mon sens, reste inaboutie dans History of violence, qui peine à mon sens à se positionner (récit bancal, mise en scène trop effacée ou trop visible, selon les séquences), mais parvient dans Eastern Promises à atteindre le juste équilibre entre un récit passionnant, une problématique qui s'inscrit avec pertinence dans l'oeuvre du cinéaste, et une mise en scène qui, tout en restant sobre, parvient à mettre en valeur des séquences et des acteurs avec une remarquable efficacité.
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Jeudi 26 février, Les Shadoks, de Jacques Rouxel (1968)

Extrait choisi : Des oeufs incassables (Saison 1 (Bu) épisode 50)

Les shadoks sont un très étrange phénomène télévisuel, et, pour tout amateur d'animation ou d'humour absurde, une véritable référence. Elle se distingue pour plusieurs raisons : premièrement, elle a été créée par le Service de recherche de l'ORTF. Rien qu'un tel nom fait rêver : imaginer une télévision développant un authentique service Recherche & Développement, imaginant des émissions et programmes qui ne ressemblent à rien, avec une liberté débridée... Ce service développait aussi de la musique concrète (recherche musicale)... Bref, la seule mention des shadoks évoque une ère télévisuelle où la télévision osait des programmes loufoques et aussi peu formatés que possible. Notons à ce sujet que la première série a été créé en utilisant une machine inventée par des chercheurs de l'ORTF, l'animographe, une machine dont l'unique exemplaire a rendu l'âme à la fin de la saison... Sa vocation était de permettre de créer des films d'animation pour pas cher : l'animograhe a été conçu pour simplifier et accélérer la création de dessins animés, notamment des spots publicitaires, des courts métrages d'animation pédagogiques ou autres. Cet appareil était équipé d'un système optique permettant d’animer 1 à 8 dessins par seconde au lieu de 24 tout en conservant une fluidité raisonnable. (citation wikipedia)

Mais les shadoks ont aussi la particularité d'avoir été au coeur d'une des premières grandes polémiques de société sur la télévision. Partageant la population entre les amateurs et les détracteurs, les shadoks firent l'objet d'un abondant courrier, au point qu'une émission fut créée, présentée par Jean Yanne et Daniel Prévost, dans laquelle on lisait d'authentiques lettres du public. (l'émission s'intitulait d'ailleurs Les Français écrivent aux Shadoks).

Bref, les shadoks, oiseaux idiots d'une autre planète, dont les aventures chargées de paradoxes, de situations absurdes et de mises à plat de la bêtise, sont scandées par un Claude Pieplu au phrasé digne et chargé d'une douce ironie, sont un cas à part, tant dans l'histoire de la télévision que dans celle de l'animation. Il s'agit aussi d'une série drôle et délirante, qui énonce d'un ton pince-sans-rire des histoires abracadabrantes imprégnés d'une logique de l'absurde fascinante. Un immense bonheur, en somme...

Dans l'épisode 50, les Shadoks arrivés sur Terre ont pondu des myriades d'oeufs pour qu'une armée de Shadoks envahisse la planète. Mais ils sont soumis à un problème : les oeufs shadoks sont métalliques, et très solides, "ce qui est tout de même très pratique, mais quand même pas tellement". Les Shadoks ont évolué, et travaillé à évoluer (on voit une lignée de shadoks, allant du cromagnon au shadok XVIII° mangeant du métal, clés à molette ou boites de conserve, jusqu'à l'oeuf métallique) pour régler leur problème : les pattes des shadoks étant trop hautes, quand ils pondent, leurs oeufs tombent et se cassent. Bref, normalement, ils ont une clé pour ouvrir leurs oeufs en métal, mais ils l'ont oublié sur leur planète, et ne peuvent donc pas ouvrir leurs oeufs.

S'ensuivent, pendant ce commentaire de Pieplu, diverses vignettes montrant les pathétiques shadoks s'échinant sur leurs oeufs, avec des marteaux, masses ou même un canon. Pieplu enchaine : si les oeufs ne se cassaient pas du tout, il arrivait en revanche que les shadoks à l'intérieur des oeufs, eux, se cassent, ce qui n'était pas pratique du tout. Bref, au lieu de couver normalement leurs oeufs, comme vous et moi l'aurions fait, ils les trempaient dans une bassine d'eau, puis attendaient qu'ils rouillent, ce qui prenait beaucoup de temps. Il arrivait souvent que les shadoks qui pouvaient sortir de ces oeufs de cette façon fussent déja très vieux, et du coup ça ne valait plus vraiment la peine...

Bref, dans cet épisode on voit parfaitement se développer la logique absurde de l'univers shadok, par le ton et le style des commentaires de Pieplu, dont la parole est le véritable moteur de l'action, l'image se limitant à illustrer, de façon sommaire (l'animation est toujours très limitée) le texte lu.

Bref, les shadoks sont un immense bonheur, et cet épisode fort drôle s'inscrit parfaitement dans la série. Idiots, les shadoks ?? Peut-être, mais, pour reprendre une de leurs formules : « Il vaut mieux mobiliser son intelligence sur des conneries que mobiliser sa connerie sur des choses intelligentes. »
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Jeudi 5 mars, L'amour à mort, d'Alain Resnais (1984)

Extrait choisi : Je te le promets (Chapitre 15)

Le cinéma d'Alain Resnais est un cinéma passionnant pour sa grande variété et sa recherche : chaque fois, il se remet en question, explorant toujours de nouvelles voies cinématographiques, et le cinéma à thèse de Mon oncle d'Amérique, l'expérience interactive de Smoking/No smoking ou les élans musicaux de On connait la chanson sont autant de réussites qui parviennent à interpeller intellectuellement, tout en offrant des personnages touchants. L'amour à mort est un film triste et métaphysique. Il interroge le sens de la mort, le rapport de l'amour au temps (celui qui dure vaut-il mieux que celui qui ne dure pas ?), creuse la question de ce qui se passe après la mort. La musique du film, composée par le très moderne Hans Werner Henze, est atypique, peu mélodieuse, étrange quoique pas désagréable (sans doute sérielle, mais je n'y connais pas grand chose :oops: ).

Dans la séquence choisie, Simon, le personnage incarné par Pierre Arditi, meurt. Les références bibliques sont partout dans le film. Dans les prénoms (Simon, Judith, Jérome...), dans les discussions sur la vie et la mort. Ainsi la séquence commence-t-elle par un plan en plongée sur l'épaule d'Elisabeth (Sabine Azema) révélant les textes de la bible recommandés à Simon par Judith (F.Ardant). Mais, alors qu'elle les apporte à son mari, celui-ci l'appelle : il reconnait la douleur familière. Souffrant, il se fait aider par sa femme qui le porte jusqu'à son lit. La caméra reste en recul, puis suit le couple dans le couloir.

Dans la scène qui suit, l'éclairage se fait rougeoyant, comme pour accompagner la mort d'une ambiance fantastique (ou infernale). "Ne me laisse pas, demande-t-il à son épouse. Serre-moi très très fort, je crois que j'ai un petit peu peur."
Emue intensément par son mari mourant, Elisabeth s'engage : "je partirai avec toi. Tu entends ? Je pars avec toi." Les seuls gros plans de la séquences accompagnent cet échange : Plan sur Simon mourant, entendant la promesse de sa femme, puis plan sur elle, réitérant son engagement à "partir" : je te le promets.

S'ensuit alors une rupture : un plan nous montre une espèce de neige (en première vision, je pensais à des daphnies dans un aquarium), sur fonds bleu, avec la musique moderne, lente et macabre de Hans Werner Henze. Progressivement, le fonds bleu noircit, devient totalement noir.
On voit alors un cercueil sortir du domicile du couple (travelling arrière). On coupe sur le visage d'Elisabeth, qui regarde passer le cercueil, et on l'entends répéter. "Je te le promets, je te le promets"
Nouvelle coupure, au noir cette fois-ci, avec la musique à nouveau.
Le plan suivant, cadré à hauteur de taille, est sur André Dussollier, ici Jérome, pasteur et ami de Simon, qui fait ce que l'on comprend être un éloge funêbre. Il évoque la croyance en Dieu de Simon, le rachat de nos péchés par Jesus Christ. A la fin de son homélie, un plan nous montre, assis au premier range dans l'église, Elisabeth, l'air triste et déterminé, et sa voisine (Fanny Ardant), inquiète, tournée vers elle.
A nouveau, une coupure sur fonds noir et musique (la musique n'intervient que pendant ces coupures. Les séquences filmées sont sans musique).
On est alors au cimetière, Elisabeth et ses amis se recueillent sur la tombe. Lorsque ceux-ci séloignent, elle répète à nouveau "Je te le promets" (nouveau gros plan sur son visage à ce moment-là).
Une nouvelle fois, une séquence noire musicale vient ponctuer ces scènes de deuil. On retrouve Elisabeth seule dans son lit, éclairée par la lumière du petit jour qui perce à travers les volets. Des larmes asséchées sont visibles sur ses joues. Elle ne bouge pas, mais on l'entends une fois encore affirmer sa détermination à tenir sa promesse. Enfin, on passe une nouvelle fois à une coupure au noir, et la musique reprend.

Ces coupures répétées, avec leur passage au noir et la musique décalée qui les accompagne, plus qu'une ponctuation, créent une ambiance mortifère, véhiculent l'idée du deuil avec une plus grande efficacité encore que les brèves séquences (de plus en plus brèves, alors que les séquences noires s'allongent) montrant le deuil proprement dit. Surtout, cela permet à Resnais de privilégier la fermeté de l'engagement du personnage de Sabine Azéma, sans perdre le spectateur avec le récit de tout ce qui suit la mort de Simon, puisqu'il se concentre, dans ces évènements, sur la promesse qu'elle répète à plusieurs reprise. L'amour à mort, en somme, pour reprendre le titre du film. Concernant ces coupures, Resnais lui-même déclare :"Ces plages musicales servent à amplifier et à prolonger l'émotion en se passant de mots. Des choses non dites par l'image ou le dialogue le sont par la musique." (source wikipedia)

Assez difficile, ce film de Resnais a néanmoins été nominé aux Césars pour les césars du meilleur film, meilleur réalisateur, meilleure photographie, meilleure musique et meilleur son,(source id.). Sa découverte récente pour moi laisse un souvenir mitigé, l'expérience étant à la fois forte et préoccupante. C'est sans doute un film qui se laisse revoir et s'enrichit à la seconde vision. Décidément, le cinéma de Resnais est drôlement riche.
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Message par Strum »

cinephage a écrit :Assez difficile, ce film de Resnais a néanmoins été nominé aux Césars pour les césars du meilleur film, meilleur réalisateur, meilleure photographie, meilleure musique et meilleur son,(source id.). Sa découverte récente pour moi laisse un souvenir mitigé, l'expérience étant à la fois forte et préoccupante. C'est sans doute un film qui se laisse revoir et s'enrichit à la seconde vision. Décidément, le cinéma de Resnais est drôlement riche.
Beau texte. J'avais été subjugué par ce film. Il est d'une sécheresse incroyable sur un sujet qui appelle d'habitude de la part des cinéastes des détours, des paravents ou des prétextes. Resnais est d'ailleurs souvent coutumier de ces détours dans ces films, de ces échappées vers d'autres arts ou d'autres horizons ; mais ici, il traite frontalement du sujet de la mort. Dialogues, images, musique, récit, personnages, tout tourne autour d'elle. Pour moi, un des plus beaux Resnais, et certainement l'un des plus impressionnants, des plus perturbants.
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Jeudi 9 mars, Frankenstein meets the Wolf Man, de Roy William Neill (1943)

Extrait choisi : l'affrontement final (Chapitre 17)

Si au bout d'un moment, Universal avait fini par épuiser sa recette des films de monstre, force est d'admettre que le grand studio a su trouver un second souffle en combinant ses créatures. Dans un univers culturel où les franchises sont courantes, et où les créateurs de personnages n'en sont que rarement les propriétaires, la notion de croisement est aujourd'hui un véritable lieu commun. Pratiquée depuis très longtemps dans la bande-dessinée avec bonheur (chez Marvel comme chez D.C., les deux plus prestigieuses maisons), ou de la série TV, cette habitude du cross-over trouve en partie ses origines dans ces suites Universal, où se croisent Dracula, loup-garou et créature de Frankenstein pour des raisons aussi diverses que peu importantes, l'essentiel résidant dans la confrontation entre les monstres pour le plus grand bonheur des afficionados.

A défaut de retrouver le prestige d'une belle production, Frankenstein meets the Wolf Man est entre les mains d'un réalisateur de série B aguerri, qui sait tourner vite et peu cher (qui tournait entre 4 et 5 films par ans), Roy William Neill, et bénéficie d'un script de Curt Siodmak, qui commence à trouver sa place dans l'univers fantastique universal.

Dans la séquence choisie, le docteur Manning est en train de ranimer le monstre de Frankenstein... En le branchant à une machine qui le connecte à Larry Talbot, le loup-garou en quête de rédemption... Elsa Frankenstein, la fille du baron, qui a conduit Manning à ce laboratoire, se rend compte de ce qu'est en train de faire le jeune savant fou. Vous le rendez plus fort, s'exclame-t-elle. Un plan sur le visage du monstre nous le montre alors arborant une espère de sourire sadique (il est incarné par Bela Lugosi, grand ricaneur devant l'éternel, et spécialiste du smirk). Tout au long de la séquence, des inserts sont faits sur toutes sortes de machines bruyantes, tournoyantes, crépitantes, clignotantes... Un bref moment (à deux reprises pendant la séquence), quelques plans nous montrent le village au pied du chateau, et la population craintive et alarmée. On y apprend que Vazec veut mettre fin à cette histoire en faisant sauter le barrage. Et en effet, lors de beaux plans de situations, à plusieurs reprises, on voit le chateau (une lumière y clignote) au pied d'une montagne, dominé par un vaste barrage en bois.

L'action parallèle suit Vazek qui grimpe sur le barrage, et va faire exploser sa dynamite, ainsi que la situation dans le laboratoire. Ce procédé permet de dilluer l'action, de la faire durer, d'ajouter un certain suspense. Suspense bien relatif, puisque l'action de la fille Frankenstein, qui veut mettre fin à l'expérience consiste à appuyer sur un levier, malgré la mise en garde du savant : "Don't pull that switch !!" (réplique culte :mrgreen: ).
S'ensuit une espèce d'explosion (une grosse poutre tombe du plafond, quelques pétard explosent en fumant, la séquence est tournée avec si peu de moyens qu'elle pourrait en être risible), et voila le monstre libéré... Le docteur Manning s'arme d'une grosse clé à molette, mais la créature le désarme et le projette contre un mur en grognant, sous les hurlements terrifiés d'Ilona Massey, enfin crédible.
Pendant ce temps, le ciel clair (on oublie les éclairs d'antan, autrefois nécessaires à l'éveil du monstre : ici, il faut qu'on voit la Lune) révèle une lune bien ronde, et Larry Talbot se transforme en loup-garou. Tandis que le monstre de Frankenstein s'éloigne en portant la jeune fille, l'homme-loup se libère de ses sangles et attaque le monstre dans le dos. Celui-ci tombe à la renverse en lachant sa proie. Le docteur Manning éloigne alors celle-ci du titanesque combat qui commence, un combat qu'elle a du mal à quitter des yeux, tout comme le spectateur du film, enfin satisfait...

Car la lutte qui suit, sur une musique endiablée, est le climax du film : on va enfin savoir qui, des deux monstres, est le plus redoutable. L'un repousse l'autre avec force grognements, puis se déplace lentement pour achever son adversaire, tendant les mains en avant (le Frankenstein de Lugosi est bien plus rigide que ses versions antérieures*), l'autre agite les bras en tous sens, montrant ses griffes, mais sa stratégie consiste surtout à trouver de la hauteur pour se jeter sur la créature (qui le repousse avec force). Un plan nous montre alors la mèche de la dynamite en pleine combustion, puis le barrage explose. On voit l'eau se déverser sur le chateau dans le plan large, puis, revenant dans la salle du laboratoire, une immense gerbe d'eau tombe sur les combattants dans le plan qui doit être le plus couteux du film (douche froide sur tous les décors). L'eau recouvre alors tout, le chateau s'effondre sous la pression, et le carton The End apparait sur le cours d'eau dégringolant la montagne, là où se tenait le chateau.

Selon que l'on accepte la fadeur de la mise en scène, le coté carton-pâte des décors, de la maquette du chateau, les stéréotypes qui jonchent la séquence, ou non, on la trouvera totalement ridicule, ou absolument délicieuse. Car ces films de série valent moins pour la qualité technique ou narrative de ce qu'ils racontent, le plus souvent pauvres, que pour la capacité d'évocation du récit, par le Sense of Wonder qu'ils dégagent, si cher aux amateurs du genre, qui peuvent pardonner bien des imperfections pour peu que le souffle épique de ce qui est raconté les tienne en haleine. Et à ce niveau là, tout de même, Frankenstein contre le loup-garou, croyez-moi, c'est quand même un sacré programme.



* un peu hors-sujet, mais il me parait opportun de signaler ici un meurtre pratiqué par le monstre dans le premier épisode (réalisé par James Whale). Il s'agit pour moi d'un des meurtres les plus saisissants de l'histoire du cinéma : alors que le docteur Waldman ausculpte le monstre qu'il croit assommé, on sait qu'il est réveillé (un insert sur son visage, yeux entr'ouverts, nous en a informé). Alors qu'il se prépare à l'opérer ou à l'ouvrir avec un scalpel, le monstre, incarné par Boris Karloff, sans bouger le corps qui reste allongé, bouge son immense bras, qui prend par derrière le docteur, qui, penché sur le tronc de la créature, n'avait pas vu que son bras était mobile. Ainsi, le monstre l'étrangle sans broncher ni bouger. Ce meurtre commis par un bras "comme détaché", geste rendu possible par la très grande taille de Karloff, filmé en un long plan muet et terrifiant, est un geste cruel et marquant. C'est le premier dans lequel le monstre se révèle réellement horrible et terrifiant. On est loin des gesticulations et projections qu'on verra le monstre prodiguer à foison dans les innombrables suites de ce premier film.
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

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Jeudi 12 mars, Impitoyable, de Clint Eastwood (1992)

Extrait choisi : Un couple de vieilles poules (Chapitre 15)

Impitoyable est pour moi le film qui a marqué la reconnaissance vaste et ample du talent d'Eastwood en tant que réalisateur. Avant 1992, j'avais beau être cinéphile, les critiques n'étaient pas spécialement dithyrambiques, signalant l'intérêt d'un Chasseur blanc, coeur noir, mais je me souviens que j'avais beau lire les cahiers, positif et télérama, je n'ai pas souvenir d'avoir lu, auparavant, de thèse consacrant cet acteur de films d'action comme un auteur. Il doit bien avoir eu quelques critiques au nez creux, je suppose, mais ils soufflaient contre le vent, et n'étaient guère audibles.

Bref, l'unanimité soudaine autour de la figure d'Eastwood fit d'Impitoyable le film à voir du moment, un film d'un parfait classicisme, peut-être à opposer au cinéma qui me faisait tripper, celui d'une jeune génération non encore reconnue, le cinéma indépendant tendance Miramax, qui multipliait les réussites... Voila pourquoi, tournant le dos à la mode du moment, j'ai mis quelques années à découvrir ce chef d'oeuvre proclamé, bien après un monde parfait et la route de Madison. Et force est d'admettre que c'est un excellent film, qui offre une remarquable reflexion sur le western en tant que genre, et sur les personnages qu'Eastwood a tant incarné à une certaine période de sa carrière, tout en relayant l'héritage fordien de Liberty Valance...

Dans la séquence qui nous concerne, le trio des "héros" campe pour la nuit. Un premier plan large nous montre le campement vu de coté, autour d'un feu. Ned (Morgan Freeman) râle en se couchant : son lit lui manque. Bill (Clint Eastwood) le reprend en le charriant : il ralait déja la veille au soir. Mais Ned précise que la veille au soir, c'est sa femme qui lui manquait. A présent, c'est juste son lit.

Le cadre change, sur la même valeur large (opérant une rotation de 45 degrés autour du feu de camp) on voit mieux Eastwood, et moins son camarade. Alors qu'un éclair clignote au loin, Bill marmonne que bientôt, c'est son toit qui lui manquera. Retour au plan précédent, qui nous permet de voir arriver le jeune "Schofield Kid" (Jaimz Woolvett).

Celui-ci prend à partie Bill Munny pour lui demander si c'est bien vrai, ce qu'on raconte sur ce qui s'est passé dans le compté de Jackson. Ce dernier lui demande de préciser ce dont il parle, et le gamin s'exécute, décrivant comment Bill aurait tué deux shériffs adjoints qui tentaient de l'arrêter (légende perpétuée par son oncle Pete). La caméra se fait alors plus proche, cadrant chacun (dans un champs/contrechamps posé) dans la longueur du plan (le format du film est parfaitement adapté pour filmer des gens allongés). Clint Eastwood répond qu'il n'en n'a aucun souvenir ("I don't recollect").

Le gamin, pris de court, s'adresse alors à Ned : Combien d'hommes as-tu tué ?? D'abord, celui-ci ne répond pas (cadré large). Lorsque le petit répète sa question, Ned lui demande pourquoi cette question (il est alors cadré de plus près). Le jeune, faisant un peu le fier, explique qu'il veut savoir avec qui il voyage, en cas de coup dur. Ned lui retourne alors la question. Piqué au vif, il répond 5 hommes. Voyant que son interlocuteur a l'air sceptique, il reprend : 5 hommes, dont un mexicain qui avait un couteau. Bill lui intime alors l'ordre de se taire et de dormir. Le Kid s'allonge donc pour la nuit, en ronchonnant : "vous êtes aussi vaillants qu'un couple de vieilles poules"...

Si cette séquence est plutôt drole à suivre, et qu'elle est mise en scène de façon très classique (trois valeurs de plan qui se rapprochent sur les personnages, cadrant chaque fois celui qui parle), elle joue néanmoins plusieurs rôles dans le film.
- Elle établit/confirme la complicité entre Bill et Ned, vieux aventuriers obligés de reprendre les armes
- Elle oppose la vision fantasmée du gamin (print the legend) au vécu trivial des héros. Cette démarche de désenchantement de la légende de l'ouest est à l'oeuvre tout au long du film (dans la séquence qui suivra immédiatement, elle est développée à l'extrême par Gêne Hackman qui démontre à un journaliste l'invraisemblance d'une grosse partie de cette "légende de l'ouest".
- Enfin, elle construit le personnage du Kid, qui s'élabore un masque (j'ai tué 5 hommes), masque qui s'effondrera lorsqu'il passera réellement à l'acte, et avouera n'avoir tué personne, ne pas supporter de tuer, et racontera la réalité du combat avec le mexicain au couteau (entrant "dans la légende", il se retrouvera à la démonter lui même).

Bref, on voit ici comment Eastwood fait d'une séquence de transition la base d'une construction de personnages, de relations riches entre les personnages, et il en profite pour développer une problématique majeure du film avec finesse. Le plus fort dans tout ça, c'est que la séquence est avant tout plaisante et drole.
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par homerwell »

C'est aussi un amusant clin d'œil que d'utiliser ce qui est pratiquement une figure imposé de la description de la vie des cow-boys, à savoir la discussion au coin du feu pendant un bivouac en pleine nature, pour justement entamer la démystification d'une certaine image du western à travers les propos qu'échangent Bill, Ned et Le Kid.
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par cinephage »

homerwell a écrit :C'est aussi un amusant clin d'œil que d'utiliser ce qui est pratiquement une figure imposé de la description de la vie des cow-boys, à savoir la discussion au coin du feu pendant un bivouac en pleine nature, pour justement entamer la démystification d'une certaine image du western à travers les propos qu'échangent Bill, Ned et Le Kid.
Effectivement, maintenant que tu le signales. Il semble bien, d'ailleurs, qu'Eastwood se soit amusé à reprendre diverses situations "classiques" pour en faire le cadre de sa démystification (la séquence suivante se fait dans une prison, un peu à la Rio Bravo...).
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par cinephage »

Lundi 16 mars, Decoy, de Jack Bernhard (1946)

Extrait choisi : je t'aime, mais je ne peux oublier ta rue (Chapitre 3)

Decoy est un film peu connu (Bernhard n'apparait pas dans mes dictionnaires de cinoche, non plus que son film Decoy), mais qui jouit, parait-il, d'un statut culte auprès des amateurs du genre, alors qu'il n'avait pas pu être vu depuis 30 ans lorsqu'il a été projeté au début des années 2000. Il faut dire qu'il y a de quoi. Produit par la société de production Monogram, donc avec très peu de moyens et pas de star, Decoy fait partie des films fondateurs du film noir (disons que le terme n'existait pas à l'époque, alors qu'il en présente toutes les caractéristiques, à commencer par une femme fatale tout ce qu'il y a de plus fatal). Intrigué par une réponse du jeu frcd, j'ai pu voir ce film récemment (il est dans le coffret warner films noirs, vol.4), et force est d'admettre que c'est un film réussi, quoique d'assez mauvais gout. Comme le dit l'un des intervenants du documentaire en bonus, c'est un peu le genre de films qu'aurait pu tourner Tarantino s'il avait été réalisateur en 46...

Bref, c'est un film outrancier, très noir, dans lequel le réalisateur, de retour de la guerre, cherche à lancer son épouse, la bien jolie Jean Gillie. Le plan du début en est marquant : c'est un lavabo, assez répugnant, dans lequel se lave les mains un criminel. Ca pose le récit. Tout le reste est dans le même ordre : très noir, outré, d'une crudité et d'une malignité qui détonne assez pour un film de 1946. Rien d'ailleurs ne viendra atténuer l'ignominie de l'héroïne.

Dans la séquence choisie, l'héroïne nous raconte (toute l'intrigue est en flashback, raconté par Jean Gillie, mourante) comment elle a dû ruser pour obliger le docteur Craig à surmonter ses scrupules
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(elle s'est acoquinée avec lui pour qu'il accepte de ressusciter son ex, un gangster qui révèlera la cachette de son butin à qui le sortira de prison. Tous les recours ayant échoué, il est condamné à la chambre à gaz. Or un détail physiologique peu connu joue ici : un expert qui lui injecterait du bleu de méthylène très peu de temps après son décès pourrait le ranimer. Elle a donc séduit le médecin de la prison, et a tenté de le convaincre de jouer le jeu)
.

L'ouverture de la séquence nous montre le Docteur Craig se servant un verre, le commentaire de Margot (Jean Gillie) nous indique (avec mépris) qu'il lui fallait trouver un moyen de pousser le Docteur à surmonter ses scrupules, scrupules qu'il avait érigés en bouclier contre la médiocrité dans laquelle il baignait. Les plans sont assez long, le découpage est sobre et classique : plan d'ensemble au départ, puis gros plan à la taille sur celui qui parle pendant la totalité de la séquence. Une vague musique en sourdine, passablement joyeuse (genre musique d'ascenseur) occupe la totalité de la séquence.

Alors qu'il s'est servi un verre, il s'assied en lisant le journal. Un insert nous indique que le bandit sera exécuté le lendemain. Voici qu'entre Margot. Superbe, elle vient près de son amant, et lui dit de ne plus y penser. Il bondit, au bord de la crise de nerf : lui, il y pense, mais il ne peut agir ainsi. Impossible de s'y résoudre. La jeune femme lui répond de ne plus y penser, elle ne veut rien lui demander qui lui soit insupportable. Ils s'embrassent alors. Mais, lorsque le docteur lui demande, dans l'étreinte, "et nous, alors ?", elle lui réponde tristement qu'il n'y a pas d'avenir pour eux. Et nos projets ? bondit-il. Sans argent, ce n'est même pas la peine d'y penser... Pourquoi pensais-tu que je voulais sauver ce type ? Pour son argent, dont nous avons tant besoin.

Alors que le docteur, toujours dans le doute, met en avant son salaire de médecin, son travail à la prison, elle réplique que ça ne suffira pas. La tirade qui suit est sacrément cruelle... En VO, ça donne ça (merci imdb) :
Margot Shelby: Do you remember the first time I came to see you in your office? Your dingy, gloomy office in that dingy dirty street, the rotten smell of the factory chimneys pressing down on the shabby little houses, the slovenly old women, the gray-faced dirty little children starting out with everything against them. I remember that street.
Dr. Craig: Do you love me?
Margot Shelby: Yes, but I can't forget your street. I remember every little thing about it, and if I had never seen it, I still could have described it because that street runs all over the world. I know because that's the street I came from 6000 miles from here in a little English mill town. But it's the same rotten street, the same factories, the same people, and the same little gray-faced children!
En gros, elle ne supporte pas la pauvreté médiocre de son quotidien, sa saleté, sa misère. Mais son discours est particulièrement méprisant pour les gens modestes (ça n'est vraiment pas politiquement correct d'évoquer des enfants "sales et sans avenir"). Même si on comprend qu'elle est arriviste et veut "sortir du ruisseau", son mépris s'exprime avec une liberté gênante pour le spectateur.

Le docteur lui dit alors d'être réaliste, de garder les pieds sur Terre. Mais voici qu'elle balaie l'argument sur la base de son attrait pour elle : tu sais, ce parfum que tu aimes tant chez moi ? Hé bien il vaut 75 $ la bouteille, soit une pleine semaine de ton temps à moucher des morveux. Autrement dit, Margot lui affirme littéralement qu'elle est trop chère pour lui. Rarement la vénalité aura été exposée de façon aussi directe.
Bref, acculé, le bon docteur résiste une dernière fois : mais je ne peux pas faire une chose pareille. C'est odieux. Je le sais bien, c'est pourquoi je ne te demande plus rien, lui répond la rapace (titre français de Decoy). Elle le raccompagne alors aimablement à la porte de chez elle.

Le ver est désormais dans la pomme. La force du film est ici manifeste : dans le discours de cette femme qui, d'une part, lui explique sa haine du prolétariat (maisons miteuses, puanteur d'usines), et fait valoir son train de vie couteux avant son amour pour le pauvre docteur, qui ne sait plus très bien où il en est (d'ailleurs, dans la séquence suivante, son univers qu'il aimait jusque là lui paraîtra couvert d'un voile de médiocrité, au grand dam de sa secrétaire mièvre et amoureuse, contre-point féminin de la femme machiavélique). Il est à regretter que la carrière de Jean Gillie aie tourné court (elle est morte un film plus tard), tant son personnage de mante religieuse aurait vraisemblablement fait parler d'elle au fur et à mesure que le film noir montait en puissance dans le coeur du public de l'après-guerre...
I love movies from the creation of cinema—from single-shot silent films, to serialized films in the teens, Fritz Lang, and a million others through the twenties—basically, I have a love for cinema through all the decades, from all over the world, from the highbrow to the lowbrow. - David Robert Mitchell
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cinephage
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par cinephage »

Vendredi 20 mars, Meat Love, de Jan Svankmajer (1989)

Extrait choisi : Intégral (extrait du dvd - The works of Jan Svankmajer, Vol.2)

C'est un lieu commun pour tout amateur d'animation, mais, au vu de la faible disponibilité de ses films, une chose qu'il est nécessaire de répéter encore et encore : Jan Svankmajer est un génie de l'animation. Certes, pas de l'animation pour enfants (on est loin du dessin animé garde d'enfant), j'ai même souvenir de témoignages d'amis dérangés par le visuel de certaines des marionnettes des films que je leur montrais. Les animations de Svankmajer sont souvent inquiétantes, c'est vrai, mais pas moins que les aventures qu'ils vivent, toujours entre surréalisme et pessimisme. Les petits films de ce maitre tchèque intriguent par leur coté allégorique, mais sont tellement réussis qu'on peut parfaitement les apprécier au premier degré.

J'ignore quand j'ai vu mon premier film de Svankmajer... Divers courts dans divers festivals, sans doute, et surtout son film sur Tom Pouce, qui m'avait fait forte impression. Bref, au moment où il réalise ce très petit court qu'est Meat Love, il n'est plus tout jeune, jouit d'une sérieuse reconnaissance, se consacre essentiellement à des longs-métrage. Aussi, je crois qu'il faut prendre ce court pour ce qu'il est : un jeu, un divertissement, soit pour se soulager des grosses machines de ses tournages plus lourds, soit pour se changer les idées, soit, enfin, pour "montrer" qu'on peut faire de l'animation avec tout et n'importe quoi, pourvu qu'on aie de l'imagination et des idées.

Le film commence sur un plan large, montrant un plan de travail de cuisine. Un couteau se lève dans les airs, et découpe deux tranches de steak qui tombent sur une planche en bois... L'une d'entre elles se redresse alors, et se dirige sur le bord de la planche : elle saisit une cuillère, et s'y regarde, comme une femme avec un miroir. La tranche de viande est alors filmée de près, son "visage" faisant face à son reflet dans la cuillère. Se dresse alors la seconde tranche de viande, qui, en se levant, émet un grognement de voix masculine. Il rejoint la "femme", regarde ce qu'elle fait (elle se reflète toujours dans sa cuillère-miroir), puis lui met une "claque aux fesses". Disons qu'une de ses extrémités claque la partie postérieure de la tranche de steak féminin. Celle-ci lache un petit cri (un insert montre un creux se formant dans la viande, comme pour y dessiner une bouche ouverte), tout ce qu'il y a de plus féminin, lache la cuiller et se retourne sur son comparse. Le voyant, elle saisit alors une serviette (rayée blanc et bleu) pour se couvrir, comme par pudeur.

L'essentiel de l'efficacité de la scène tient dans le positionnement de la caméra, qui filme toujours les tranches de viande comme s'il s'agissait de personnes (plans larges, puis rapprochés quand un "regard" joue). La tranche masculine recule, allume la radio posée à coté, et met de la musique (une musique d'ascenseur, une espèce de tango gentillet). Il incite alors (insert sur son extrémité avant qui fait le geste d'approcher) sa partenaire à venir danser avec lui. Après une hésitation, celle-ci lache la serviette et le "couple" danse sur la musique, une bonne quinzaine de secondes.

Puis la tranche féminine s'enfuit parmi les condiments, avec comme une espèce de petit rire. Son compagnon la rejoint, elle est au bord d'une assiette de farine. Elle s'y avance, et éclabousse son partenaire (la musique continue, maintenant une atmosphère romantique et plaisante). Le couple roule alors dans la farine, et engage une relation sexuelle sans équivoque : bien qu'on aie affaire à deux morceaux de viande enfarinée, les coups de pilons de l'un, ainsi que la position de l'autre sont d'une remarquable efficacité. Mais à peine a-t-on le temps de réaliser ce qui se déroule sous nos yeux que deux fourchettes à viande (grandes, avec deux dents seulement) se plantent dans les viandes, et le plan suivant nous les montre cuisant dans une poêle.

Le talent ici est partout : si l'intrigue est ultrasimple, la brièveté du récit le rend très distrayant (il ne dure qu'une minute). Rendre humains des morceaux de viandes par des gestes, des positions, des placements de caméra relève de la gageure. Et c'est fait ici avec talent et humour (la claque sur les fesses, la serviette pour se cacher).
Du coup, autant au départ, on ne s'étonne pas d'un couteau qui découpe de la viande, autant la fin nous prend par surprise, parce qu'on a alors presque oublié qu'on avait affaire à de la viande.

Je place ici un lien youtube vers ce film très très court, peut-être donnera-t-il envie à certains de faire mieux connaissance avec Jan Svankmajer.

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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par MrDeeds »

Vraiment sympa, ce topic que je découvre à l'instant.
Cher cinéphage, je serai bref : bravo pour ton éclectisme et chapeau pur la précision sacerdotale de tes chroniques !
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