Mardi 21 octobre, L'ombre d'un doute, d'Alfred Hitchcock (1943)
Extrait choisi : Sortie d'église (chap.14)
Il n'est pas si surprenant que je retombe sur un film d'Hitchcock : c'est le réalisateur le mieux représenté dans ma dvdthèque. En revanche, je m'étonne de n'être tombé quasiment que sur des films américains depuis le début de ce petit jeu (à deux ou trois exceptions près
) : ils ne composent que 62 % du total, et un film français ou autre avait statistiquement de bonnes chances de tomber, alors que j'enchaine des films US depuis le début.
J'ai déja évoqué ma grande admiration pour ce réalisateur de génie, dont, actuellement, je découvre les films de la période anglaise, qui me semblent déja porter la marque d'un grand. La séquence du meurtre dans
Blackmail ou les délibérés du jury dans
Murder sont de purs moments d'anthologie, très finement filmés. Toujours est-il qu'en 1943, quand il tourne
l'ombre d'un doute, Hitchcock est déja au sommet de son art, avec un sacré métier derrière lui. Ce film développe son intrigue criminelle dans un cadre familial, démarche aussi originale qu'inquiétante : si même au coeur de la famille se trouvent des assassins, où peut-on être en sécurité ??
L'intrigue du film est assez simple : dans une famille qui héberge pour un temps un oncle, l'ainée, nommée Charlie comme son oncle qu'elle adore, découvre diverses preuves selon lesquelles il pourrait être le fameux "Merry Widow Murderer", tueur en série recherché par la police. Dans la séquence, elle retrouve des policiers auxquels elle avait donné une pellicule photo où son oncle apparaissait ("pour le disculper"). Cette fuite avait tourné court, lorsque l'oncle Charlie avait exigé de récupérer la pellicule, et l'avait détruite, avant que la police ne puisse en faire quoi que ce soit.
L'extrait commence à une sortie d'église, un dimanche matin. Les deux policiers, Jack Graham et Fred Saunders, reprennent contact avec la jeune Charlie : ils appellent la petite Anne, sa soeur, et lui demandent d'appeler discrètement sa soeur. Anne s'étonne de ce discrètement ('votre père est-il faché avec le nôtre, pour que votre rencontre exige de la discrétion ?'), mais s'exécute. C'est une enfant très bavarde, plongée dans ses bouquins, à l'imagination délirante, dont le personnage un peu agaçant (mais Hitchcock trouve toujours moyen de rendre les enfants déplaisants dans ses films... Dans
Blackmail, il se met lui-même en scène en badaud dans le métro dérangé par des enfants turbulents) facilite aussi les transitions. Un peu plus tard dans la séquence, le policier qui a établit une relation avec la petite dira qu'elle est toujours pleine d'histoires, mais qu'il est difficile de démeler le vrai du faux dans ce qu'elle dit. A quoi elle répondra que, puisque tout ce qu'elle dit est puisé dans des livres, ce n'est que la vérité, elle n'invente rien.
Anne fait venir Charlie et une camarade. Pendant qu'un des policiers emmène Anne et la camarade de Charlie devant, Saunders marche à son niveau : il faut qu'il lui parle. L'échange est filmé par un travelling arrière, cadré en plan moyen (au dessus de la taille). Le policier lui apprend qu'en fait, la pellicule qu'il a rendu à l'Oncle Charlie était un faux, et qu'il a envoyé la vraie pellicule pour vérifier son identité. Si l'oncle Charlie est reconnu comme l'assassin, c'en sera fait de lui. Le policier lui conseille donc de faire partir son oncle, puisque dans deux heures, il sera trop tard. Pour un temps, la caméra se rapproche : gros plan sur les visages. Charlie panique : il faut que je le convainque de partir. Réplique du policier : tu es donc tellement certaine que c'est lui l'assassin ? Evidemment, ce moment est un basculement dans le film : les soupçons deviennent certitude, et le sens du devoir culpabilité (j'ai dénoncé mon oncle, si gentil avec moi). Retour au plan moyen : tu ne sembles pas douter que ce soit lui. Si tu sais quelque chose, il faut nous le dire.
Il se passe alors quelque chose d'inattendu en termes de mise en scène : on passe au contrechamps du travelling arrière qui suivait les deux marcheurs. La caméra montre donc "devant eux" : le second policier, qui était avec Anne et la bonne copine, les rejoint (et marche donc vers la caméra). Cela fait, on repasse au travelling arrière en plan moyen. Ce second policier est plus pugnace : si vous aidez l'Oncle Charlie à nous échapper, il refera du mal. Arrivés devant la maison, tout le monde se sépare. Charlie arrive devant chez elle, où l'oncle attendait en fumant un cigare.
Tandis qu'il fait une blague sur la messe (depuis le temps qu'on répète le même spectacle, j'aurais pensé que le public se lasserait), la caméra fixe en plan rapproché l'un et l'autre des protagonistes (la petite Anne est partie, de même que la copine). Survient alors "la rumeur". Une paire de badauds commente l'actualité : la police a localisé le tueur des veuves joyeuses. Ils savent où il est, et sa chemise porte ses initiales (évidemment les initiales de l'oncle Charlie, le doute n'est plus permis). Le temps de ce passage, le temps est comme suspendu : la jeune Charlie se fige, l'oncle aussi, une caméra à l'épaule suit, puit panote pour voir passer ces deux gaillards.
Retour au présent, l'oncle Charlie annonce qu'il va se changer, se demande ce qu'il y aura pour le déjeuner : il a faim. Dans un plan saisissant (la caméra suit l'oncle), il ouvre la porte, pénètre la maison, et grimpe l'escalier. Le mouvement de caméra ample qui le suit en dit long sur son sentiment intérieur, qu'il ne manifeste pas. Arrivé au sommet (la caméra reste en retrait, en contreplongée), il se retourne sur sa nièce, qui est dans l'embrasure de la porte. Adoptant son point de vue, en plongée, la caméra nous la montre toute petite choses dans un petit rectangle de lumière... On sait qu'il sait alors qui l'a identifié.
Cette séquence est surtout intéressante parce qu'il s'y joue essentiellement des choses qui ne sont jamais énoncées : le passage du doute à la certitude, chez la jeune Charlie (et la culpabilité de son oncle fait naître la sienne, lui coupable de meurtre, elle de trahison), le changement de statut de l'oncle, de criminel en planque à bandit "traqué", et la révélation de qui l'a dénoncé.
C'est par la mise en scène, le dialogue et les mouvements de caméra qu'Hitch fait progresser l'intrigue de façon cruciale. Les gros plans et les mouvements rapides de caméra révèlent l'émoi du tueur, dont la façade reste d'une absolue sérénité, et donne toujours le change (Joseph Cotten est à ce titre impérial). Certes, la séquence est toujours riche en suspense, mais c'est surtout cette façon de transmettre l'information sans jamais l'énoncer qui, pour moi, fait de cette séquence du grand Hitchcock (Tout le film repose sur une façade tout en fadeur, énonçant les platitudes de la vie familiale américaine, derrière laquelle se trame une intrigue policière qui n'émerge qu'à la toute fin).