Quelques séquences - flaneries cinéphagiques (index p.1)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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mannhunter
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par mannhunter »

Ratatouille a écrit :
cinephage a écrit :Dans le cas de Tobe Hooper, qui est un de mes réalisateurs fétiches
Même ses films les plus récents ? Mortuary ? Toolbox Murders ?
Et je ne parle même pas de ses épisodes des Masters of Horror...:?
"Toolbox murders" c'est d'un niveau correct je trouve...en tout cas je l'ai trouvé un peu meilleur que "mortuary"!

sinon excellent topic Cinéphage,la scène que tu as choisi de "Massacre...2" est en effet excellente...glauque,drôle et flippante à la fois !! :wink:
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cinephage
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par cinephage »

mannhunter a écrit :"Toolbox murders" c'est d'un niveau correct je trouve...en tout cas je l'ai trouvé un peu meilleur que "mortuary"!

sinon excellent topic Cinéphage,la scène que tu as choisi de "Massacre...2" est en effet excellente!! :wink:
Merci ! :D

J'aime beaucoup ce film d'une façon générale. Je trouve qu'il annonce de façon encore plus décisive que le premier, le look "crado" qu'on trouve dans tant de films de genre aujourd'hui. Pour moi, Zombie pioche autant dans le 2 que dans le 1.

J'ai bien l'intention de voir ces deux films (j'espère secrètement les aimer, envers et contre tous). Mais tout vient à point à qui sait attendre.
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par cinephage »

Mardi 21 octobre, L'ombre d'un doute, d'Alfred Hitchcock (1943)

Extrait choisi : Sortie d'église (chap.14)

Il n'est pas si surprenant que je retombe sur un film d'Hitchcock : c'est le réalisateur le mieux représenté dans ma dvdthèque. En revanche, je m'étonne de n'être tombé quasiment que sur des films américains depuis le début de ce petit jeu (à deux ou trois exceptions près :oops: ) : ils ne composent que 62 % du total, et un film français ou autre avait statistiquement de bonnes chances de tomber, alors que j'enchaine des films US depuis le début.

J'ai déja évoqué ma grande admiration pour ce réalisateur de génie, dont, actuellement, je découvre les films de la période anglaise, qui me semblent déja porter la marque d'un grand. La séquence du meurtre dans Blackmail ou les délibérés du jury dans Murder sont de purs moments d'anthologie, très finement filmés. Toujours est-il qu'en 1943, quand il tourne l'ombre d'un doute, Hitchcock est déja au sommet de son art, avec un sacré métier derrière lui. Ce film développe son intrigue criminelle dans un cadre familial, démarche aussi originale qu'inquiétante : si même au coeur de la famille se trouvent des assassins, où peut-on être en sécurité ??

L'intrigue du film est assez simple : dans une famille qui héberge pour un temps un oncle, l'ainée, nommée Charlie comme son oncle qu'elle adore, découvre diverses preuves selon lesquelles il pourrait être le fameux "Merry Widow Murderer", tueur en série recherché par la police. Dans la séquence, elle retrouve des policiers auxquels elle avait donné une pellicule photo où son oncle apparaissait ("pour le disculper"). Cette fuite avait tourné court, lorsque l'oncle Charlie avait exigé de récupérer la pellicule, et l'avait détruite, avant que la police ne puisse en faire quoi que ce soit.

L'extrait commence à une sortie d'église, un dimanche matin. Les deux policiers, Jack Graham et Fred Saunders, reprennent contact avec la jeune Charlie : ils appellent la petite Anne, sa soeur, et lui demandent d'appeler discrètement sa soeur. Anne s'étonne de ce discrètement ('votre père est-il faché avec le nôtre, pour que votre rencontre exige de la discrétion ?'), mais s'exécute. C'est une enfant très bavarde, plongée dans ses bouquins, à l'imagination délirante, dont le personnage un peu agaçant (mais Hitchcock trouve toujours moyen de rendre les enfants déplaisants dans ses films... Dans Blackmail, il se met lui-même en scène en badaud dans le métro dérangé par des enfants turbulents) facilite aussi les transitions. Un peu plus tard dans la séquence, le policier qui a établit une relation avec la petite dira qu'elle est toujours pleine d'histoires, mais qu'il est difficile de démeler le vrai du faux dans ce qu'elle dit. A quoi elle répondra que, puisque tout ce qu'elle dit est puisé dans des livres, ce n'est que la vérité, elle n'invente rien.

Anne fait venir Charlie et une camarade. Pendant qu'un des policiers emmène Anne et la camarade de Charlie devant, Saunders marche à son niveau : il faut qu'il lui parle. L'échange est filmé par un travelling arrière, cadré en plan moyen (au dessus de la taille). Le policier lui apprend qu'en fait, la pellicule qu'il a rendu à l'Oncle Charlie était un faux, et qu'il a envoyé la vraie pellicule pour vérifier son identité. Si l'oncle Charlie est reconnu comme l'assassin, c'en sera fait de lui. Le policier lui conseille donc de faire partir son oncle, puisque dans deux heures, il sera trop tard. Pour un temps, la caméra se rapproche : gros plan sur les visages. Charlie panique : il faut que je le convainque de partir. Réplique du policier : tu es donc tellement certaine que c'est lui l'assassin ? Evidemment, ce moment est un basculement dans le film : les soupçons deviennent certitude, et le sens du devoir culpabilité (j'ai dénoncé mon oncle, si gentil avec moi). Retour au plan moyen : tu ne sembles pas douter que ce soit lui. Si tu sais quelque chose, il faut nous le dire.

Il se passe alors quelque chose d'inattendu en termes de mise en scène : on passe au contrechamps du travelling arrière qui suivait les deux marcheurs. La caméra montre donc "devant eux" : le second policier, qui était avec Anne et la bonne copine, les rejoint (et marche donc vers la caméra). Cela fait, on repasse au travelling arrière en plan moyen. Ce second policier est plus pugnace : si vous aidez l'Oncle Charlie à nous échapper, il refera du mal. Arrivés devant la maison, tout le monde se sépare. Charlie arrive devant chez elle, où l'oncle attendait en fumant un cigare.

Tandis qu'il fait une blague sur la messe (depuis le temps qu'on répète le même spectacle, j'aurais pensé que le public se lasserait), la caméra fixe en plan rapproché l'un et l'autre des protagonistes (la petite Anne est partie, de même que la copine). Survient alors "la rumeur". Une paire de badauds commente l'actualité : la police a localisé le tueur des veuves joyeuses. Ils savent où il est, et sa chemise porte ses initiales (évidemment les initiales de l'oncle Charlie, le doute n'est plus permis). Le temps de ce passage, le temps est comme suspendu : la jeune Charlie se fige, l'oncle aussi, une caméra à l'épaule suit, puit panote pour voir passer ces deux gaillards.

Retour au présent, l'oncle Charlie annonce qu'il va se changer, se demande ce qu'il y aura pour le déjeuner : il a faim. Dans un plan saisissant (la caméra suit l'oncle), il ouvre la porte, pénètre la maison, et grimpe l'escalier. Le mouvement de caméra ample qui le suit en dit long sur son sentiment intérieur, qu'il ne manifeste pas. Arrivé au sommet (la caméra reste en retrait, en contreplongée), il se retourne sur sa nièce, qui est dans l'embrasure de la porte. Adoptant son point de vue, en plongée, la caméra nous la montre toute petite choses dans un petit rectangle de lumière... On sait qu'il sait alors qui l'a identifié.

Cette séquence est surtout intéressante parce qu'il s'y joue essentiellement des choses qui ne sont jamais énoncées : le passage du doute à la certitude, chez la jeune Charlie (et la culpabilité de son oncle fait naître la sienne, lui coupable de meurtre, elle de trahison), le changement de statut de l'oncle, de criminel en planque à bandit "traqué", et la révélation de qui l'a dénoncé.
C'est par la mise en scène, le dialogue et les mouvements de caméra qu'Hitch fait progresser l'intrigue de façon cruciale. Les gros plans et les mouvements rapides de caméra révèlent l'émoi du tueur, dont la façade reste d'une absolue sérénité, et donne toujours le change (Joseph Cotten est à ce titre impérial). Certes, la séquence est toujours riche en suspense, mais c'est surtout cette façon de transmettre l'information sans jamais l'énoncer qui, pour moi, fait de cette séquence du grand Hitchcock (Tout le film repose sur une façade tout en fadeur, énonçant les platitudes de la vie familiale américaine, derrière laquelle se trame une intrigue policière qui n'émerge qu'à la toute fin).
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par ed »

cinephage a écrit :En revanche, je m'étonne de n'être tombé que sur des films américains depuis le début de ce petit jeu
cinephage a écrit :Mardi 23 Septembre, La dernière vague, de Peter Weir (1977)
:o
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par cinephage »

Heureusement qu'il y a sur ce forum des matheux pour rétablir la vérité statistique...
Spoiler (cliquez pour afficher)
:oops: :mrgreen:
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par Watkinssien »

cinephage a écrit :Mardi 30 Septembre, Les cent jours de Palerme, de Giuseppe Ferrara (1984)

Extrait choisi : Du sang à Palerme (chap.1)

...
:wink:
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par cinephage »

Watkinssien a écrit :
cinephage a écrit :Mardi 30 Septembre, Les cent jours de Palerme, de Giuseppe Ferrara (1984)

Extrait choisi : Du sang à Palerme (chap.1)

...
:wink:
Au moins, il y en a qui suivent, c'est toujours ça. :wink:

J'édite.
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par cinephage »

Lundi 27 octobre, Le Roi des rois, de Nicholas Ray (1961)

Extrait choisi : Réactions (chap.29)

Autant le dire d'emblée, sans pour autant détester Nicholas Ray, je reste dans le camps des sceptiques face aux amateurs, dont certains couvrent de louanges ce réalisateur, qui n'a pas encore su m'emballer de la sorte. J'admets néanmoins qu'il me reste à découvrir certains de ses films les plus réputés, peut-être alors y verrai-je plus clair.

Dans le cas de ce Roi des rois, ce qui me parait le plus mémorable est encore la musique de Miklos Rosza, qui livre là une bande originale de très haute qualité, ample et délicate à la fois. Pour le reste, l'argument religieux semble ne pas intéresser Ray, qui préfère, pour cette vie de Jésus, s'intéresser au trouble de l'ordre public qu'il généra, au soulèvement possible d'un peuple occupé par une Rome étouffante, et qui conserve à Jésus une place assez distante, préférant s'intéresser aux révoltés et conspirateurs...

La séquence visionnée se situe juste à l'issue du sermon sur la montagne. Jesus a preché, et fait forte impression sur son assemblée. Nous nous situons dans le palais du Préfet, Ponce Pilate et un ponte romain mangent. Lucius, centurion romain envoyé sur la montagne pour y écouter ce qui s'y fomente revient troublé. Pilate lui demande de quoi il a parlé. "D'amour, de paix, et de la fraternité entre les hommes", répond Lucius, troublé. Il quitte ses maîtres, qui commentent son état troublé.

Pendant ce temps, dans les rues de Jérusalem, les vieux prêtres juifs commentent également ce qu'ils ont vu. Caiphe est surpris que Nicodème croie Jésus. Il le met en garde que Jésus pourrait inciter les Palestiniens à la révolte. Lorsque Nicodeme proteste qu'il est un homme bon (sous-entendu, un juste ne ferait pas une telle chose), Caiphe lui répond que, pour les Romains, tout prétexte sera idéal pour mater définitivement les Juifs de Jérusalem et les massacrer.

La première partie de ce moment de transition nous cueille dans un palais. On n'en voit pas grand chose, les gens sont filmés en plan rapproché (au dessus de la taille), champs, contre-champs, puis, lorsque Lucius s'en va et que Pilate parle avec son romain, plan latéral un peu plus large, histoire de cadrer les deux hommes ensemble. On ne voit que des bouts des peintures murales, un esclave noir qui met de la vapeur dans le sauna. On sent que la fonction de la scène est de préparer le terrain pour la conversion à venir de Lucius (Jesus l'a épaté).

La seconde partie a lieu de nuit, dans un décor indéfini (de grands batiments géométriques, éclairés avec de forts contrastes et des jeux de couleur), la conversation commence dans la rue, puis les deux hommes montent un escalier. Là encore, on annonce la future trahison de Jésus par les autorités religieuses de la ville, pour des raisons politiques (éviter une riposte romaine).

Ce qui est troublant, c'est l'aspect studio du décor, qui jure un peu dans cette superproduction, avec les remarquables extérieurs entre lesquels ces moments de transition s'inscrivent. Ces séquences, qui ont leur utilité, restent de pures articulations, et on peut penser qu'il y avait moyen de transcrire ces évènements, de marquer la progression de l'intrigue, de façon plus économique (le film est douloureusement trop long).

Dans le genre « vie de Jésus », je préfère largement la version muette de Cecil B.DeMille (très beau dvd Zone 1 Criterion), certes totalement prosélyte (DeMille était manifestement croyant), mais, du coup, chargée d'une spiritualité et d'un sens de l'image religieuse qui donne à son film le charme de certains retables médiévaux, là où Ray se perd dans un pensum politique verbeux, complexe et empêtré par l'inextricable religiosité de son sujet.
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par Ouf Je Respire »

Revu des bribes de "Deer Hunter" hier soir. Je me suis aperçu que je l'avais plutôt mal jugé lors de ma première vision il y a des années de ça. Quelle splendeur.
Une scène me reste en tête: la poursuite silencieuse du chevreuil par De Niro et Walken avant de l'abattre. Musique rappelant de secrets chants grégoriens, caméra caressant la nature. Choc esthétique.
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par MJ »

Je l'ai aussi revu ce mois.
Beaucoup trop de choses à dire, de moments à dégager, pour en parler ici. Je dirais donc juste qu'à chaque vision je comprends mieux ce que Cimino voulait dire par "home movie"...
"Personne ici ne prend MJ ou GTO par exemple pour des spectateurs de blockbusters moyennement cultivés." Strum
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par cinephage »

Mardi 4 novembre, Sanjuro, d'Akira Kurosawa (1962)

Extrait choisi : Un homme au visage plus allongé que son cheval (chap.19)

Encore une confusion de ma part : je pensais avoir vu Sanjuro, que j'ai bêtement confondu avec le Garde du corps (que j'ai vu, lui)... :?

Je vais néanmoins évoquer cette séquence, l'avant-dernière du film, puisque je l'ai découvert ainsi. J'espère ne pas trop faire de contresens... Akira Kurosawa est pour moi, outre un maître du cinéma, le premier réalisateur japonais que j'ai pu découvrir (à l'époque, Rêves, en salle, puis, plus tard, Ran, Rashomon et les 7 Samouraïs). Le plus "occidental" des cinéastes japonais a sans doute fait office d'ambassadeur pour beaucoup de cinéphiles, son oeuvre étant à la fois accessible (si elle joue sur des codes classiques japonais, elle les explicite néanmoins, et ses références sont souvent accessibles et européennes) et parmi les plus faciles à découvrir, ciné-club, cinémathèque et dvds faisant office de passeurs. J'ai d'ailleurs pu partager avec mes enfants certains de ses films (Dersou Ouzala et la forteresse cachée), ce que je ne peux pas encore faire avec Ozu ou Misoguchi...

La séquence s'ouvre sur une cérémonie, sans doute pour remercier Sanjuro, le héros du film : le chambellan se prépare à le prendre à son service, un beau costume d'apparat est prêt, posé devant lui, sans doute destiné à être porté par le personnage joué par Mifune. Les membres du clans sont déja assis en deux rangs se faisant face, le chambellan s'assied, alors que sa femme le reprend (il ne se souvenait plus du nom de son sauveur).
Attendant Sanjuro, il apostrophe les membres de son clan, exprimant un regret : pour lui, le suicide de Kikui aurait pu être évité. Les preuves étant réunies, il se serait contenté d'un bannissement en règle. La résolution violente le laisse donc dubitatif, et il exprime surtout le regret que son clan aie manqué de confiance envers lui. A ce propos, il évoque son faciès atypique, allongé : autrefois, à son passage, un enfant s'est étonné de voir un cheval au visage plus arrondi que celui de son maître. La salle s'esclaffe.
On apprend alors à ce seigneur débonnaire le départ de Sanjuro. Son épouse lance le clan à sa poursuite : "Rattrapez-le !!"
Mais, une fois la salle vidée, le chambellan exprime un soulagement : il n'aurait pas su quoi faire d'un tel homme à son service. Il n'est d'ailleurs pas fait pour servir un seul maître, pour porter des vêtements de serviteur qui ne feraient que l'embarasser. Il est fait pour reprendre la route.

La séquence est découpée de façon fort simple : des plans larges, plans en "rotation" sur le clan (avec le seigneur au bout), et plans rapprochés du seigneur et de son épouse en retrait. Seul un travelling rapide suit une servante qui entre en courant et annonce le départ du héros, et deux brefs inserts sur les vêtements cérémoniels, posés sur un plateau (les deux fois où il y est fait allusion), viennent interrompre la pompe de cette séquence.
La principale caractéristique qui ressort est une certaine géométrie (les deux rangs se faisant face, et, au bout, le chambellan). Mais Kurosawa préfère le biais pour filmer la scène, n'adoptant un plan facial (donc symétrique et très géométrique, avec le seigneur au milieu du plan) qu'au moment où il fait preuve de sagesse, énonçant qu'il aurait épargné le félon, et que son suicide lui parait un gachis, ce qui me semble impliquer que le réalisateur partage cet avis (Kurosawa n'est vraiment pas un belliciste, malgré le caractère guerrier de nombres de ses films). Ce qui suggère qu'à la méthode héroïque mais violente qui a été choisie (et à laquelle, peut-être, le spectateur a adhéré) s'opposerait une autre résolution possible, certes plus lente, mais qui aurait produit de meilleurs résultats. Sans condamner le héros, cette remarque réduit ses actes héroïques à un vaste gachis, certes efficace, mais moins que la méthode judiciaire qu'aurait préféré le chambellan.

Se construit (ou se reconstruit, je ne sais pas) donc ici la figure d'un samouraï errant, certes aventurier et formidable, homme de bien, mais aussi incapable de se fixer quelque part, et gênant pour l'ordre établi. Plus triste encore, ses faits d'armes tuent des hommes là où on pourrait l'éviter, ce qui fait de son parcours une espèce de gachis : ceux qu'il a aidé sont contents d'être aidés, mais encore plus heureux de le voir s'en aller.
Cette figure de l'aventurier errant et mal-aimé est une figure récurrente du cinéma japonais, mais encore plus du western (américain et, plus tard, italien). Rarement, en revanche, sa violence est désapprouvée par ceux-là même qu'elle permet de sauver, comme c'est ici le cas. Kurosawa se permet donc ici un jugement moral sur son héros, et il n'est pas favorable à sa violence.
Pour appuyer le coup, la séquence finale confrontera Sanjuro à un samouraï qu'il ne veut pas affronter. Mais il devra le tuer à son corps défendant (sous peine de mourir lui-même), et prendra la route en incitant les badauds épatés par sa maîtrise à ne pas suivre sa voie.
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par cinephage »

Mercredi 5 novembre, Lost Highway, de David Lynch (1997)

Extrait choisi : 814 (chap.8 - sort of)

David Lynch est une immense référence à mes yeux en matière de cinéphilie. Depuis Dune, j'ai vu tous ses films en salle, et, à l'exception notable de son Inland Empire, voue une passion sans borne à chacun de ses films. Face au coté très sensoriel de son cinéma, je reconnais avoir depuis longtemps renoncé à interpréter ses films : étant avant tout sensible au coté visuel et sonore de son cinéma, j'ai l'impression persistante que tenter d'interpréter ce que je vois et éprouve mettrait un filtre entre le film et moi.
Lost Highway est peut-être le plus abouti de ses films, celui qui parvient le mieux à réunir ses éléments visuels et sonores pour construire un oppressant et permanent sentiment d'inquiétante étrangeté. Tout le film, pour moi, se vit à la fois comme un cauchemar, un rêve éveillé, un voyage fantastique de l'autre coté de l'écran. Je laisse à d'autres plus analytiques que moi le loisir de se livrer à une interprétation des rêves, je me contenterai pour ma part de les raconter : avant de valoir pour ce qu'il symbolise, un symbole (même si le terme n'est pas le plus juste) vaut déja en tant que signe propre, et peut posséder à ce titre une formidable puissance d'évocation, qui est ce qui me touche généralement chez Lynch.

La séquence commence dans une prison (où l'on a vu se faire enfermer, puis se transformer bizarrement, Fred Madison). Un plan fixe, distant, nous montre un gardien aller de porte en porte pour ouvrir chaque fois une petite fenêtre et s'assurer de la présence de chaque prévenu dans sa cellule. Arrivé près de l'objectif, il marque un arrêt devant une fenêtre. Il lache un juron d'une voix aigue et tremblotante. Le plan suivant nous montre le directeur de la prison entrant dans le couloir : la caméra suit sa progression, de l'anti-chambre, attendant l'ouverture de la grille, puis dans le couloir par un travelling arrière. Il s'arrête, aux coté du maton à la voix aigue, devant la cellule de tout à l'heure, regarde par la fenêtre, s'exclame que ce n'est pas Fred Madison. Le gardien acquiesce, il ne sait pas non plus de qui il s'agit. Il manifeste une certaine terreur "This is some spooky shit". (je traduirais spooky par flippant, mais a spook, c'est aussi un fantôme, donc il y a une notion de peur irrationnelle, ou de phénomène surnaturel impliqué par ce terme qu'on ne retrouve pas dans le terme français). On peut voir par la fenêtre un jeune homme, au visage tuméfié, apparemment abattu, assis sur le bord du lit de sa cellule.

On retrouve ensuite le jeune homme sur un écran informatique (le plan nous montre un écran, comme s'il s'agissait d'un être télévisuel), un contre-champ et la voix du capitaine Luneau nous indique qu'ils ont retrouvé de qui il s'agissait (on reste sur sa fin quant à la méthode ayant permis de l'identifier, mais Lynch ne s'attarde pas sur cet aspect des choses) : Pete Dayton, demeurant 814 Garland Lane. Une remarque au passage, ce nom n'est pas anodin chez Lynch, qui évoque souvent dans son oeuvre Le magicien d'Oz, dont Judy Garland incarne l'héroïne. On apprend que Dayton a été condamné il y a 5 ans pour vol de voiture, et a fait un an de prison.

Le plan suivant nous prend de court : on voit l'entrée d'un bureau, dans un silence (une porte en amorce, derrière, des livres anciens disposés en rayonnage). Un plan sur le visage du Capitaine Luneau, muet, dans l'expectative, puis de deux autres hommes à ses cotés. Retour au plan initial, et on voit entrer dans la pièce deux singuliers personnages (les parents de Pete, mais pour le moment, ce n'est pas très clair), habillés en cuir avec des lunettes de soleil. Le père, incarné par Gary Busey (quelle visage particulier) est teint en blond.

Le retour à la maison de Pete nous est montré dans un très beau mouvement de caméra : un plan très large, en plongée, nous montre une voiture se garant devant une superbe propriété californienne. La caméra descend en reserrant sur la voiture, puis accompagne Pete, visiblement faible, porté par ses parents, marchant de la voiture jusqu'à l'entrée. La caméra est alors parvenue à hauteur d'homme. On enchaine alors sur le plan suivant, un joli mouvement de caméra, (quoiqu'assez classique) : l'objectif est dans le trottoir, il montre la rue. Une grosse voiture américaine vient se garer pile-poil devant l'objectif (on voit en premier lieu le logo Ford sur le pare-choc avant). La caméra remonte alors doucement, jusqu'à cadrer le conducteur et son voisin. Un contre-champ en plongée nous révèle alors que ce sont des policiers, ils ont une photo de Dayton avec eux, que la caméra nous révèle.

On enchaîne alors sur un autre plan en hauteur, qui cadre Pete vu de haut, allongé sur une chaise longue. Une musique légère, presque brésilienne, de Barry Adamson, accompagne le mouvement de caméra, qui tourne en descendant, afin de passer d'un Dayton allongé vertical vu de haut à un Dayton allongé horizontal vu de face. A peine la caméra se pose-t-elle que ce dernier se redresse, et s'assied (le cadre épouse le mouvement, restant désormais en très légère contre-plongée face à lui). Puis il se lève, et se dirige vers le mur du jardin, au delà duquel on aperçoit une piscine et une balançoire. Enfin, ce très beau plan est coupé, par un contre-champ sur le visage scrutateur de Dayton, puis on adopte son point de vue sur le jardin d'à coté, un plan fixe sur la balançoire et la piscine gonflable, dans laquelle flottent un petit voilier et un ballon. Le plan fond au noir, alors que la musique s'évanouit aussi...

Ce qui est frappant, dans cette séquence, outre la beauté manifeste des plans élégants et des mouvements de caméra, c'est combien l'articulation entre ces plans est ténue : aucun effort n'est fait pour expliciter les liaisons entre chaque plan. Chacun se tient seul, presque sans se référer aux autres. On a souvent des plans sur des espaces vides (l'entrée du bureau, la piscine), des visages muets dont on ignore ce qu'ils voient, des gens perplexes, inquiets, ou dans le cas des parents, étranges par eux-mêmes. Même le son est étrange, comme la mélodie planante d'Adamson, ou la voix effrayée du gardien de prison. De longs silences, parfois mis en valeur par des nappes sourdes à la limite de l'audible, ajoutent encore à la gêne du spectateur. Pour moi, on est, à ce point du film, en plein trip : on est à la collure de l'anneau de moebius, au moment où ce qui faisait sens perd cette valeur, où la mise en scène achève de nous faire quitter le réel. A Garland Drive, mon cher Toto, nous ne sommes définitivement plus au Kansas.
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par cinephage »

Mercredi 12 novembre, Kill Bill, Vol.1, de Quentin Tarantino (2003)

Extrait choisi : Arrivée à Tokyo (chap.9)

Après un épisode malheureux (je suis tombé sur le film culte d'un membre de ma maisonnée, qui m'a formellement interdit d'en parler sur le forum : personne ne le critiquera !! Ce film, c'est ma vie !), et à l'issue d'une séquence de David Lynch, que je répugne moi-même à analyser en profondeur, de peur d'en réduire le mystère (ce qui me touche le plus chez ce cinéaste), on pourrait légitimement s'interroger sur la limite de l'analyse (même si mes bafouilles ne sont pas de véritables analyses). Y a-t-il une limite à ne pas franchir ? Doit-il y avoir certains films auxquels nous sommes liés de façon si intime qu'il nous est difficile, sinon désagréable, d'entendre quelqu'un en parler (surtout s'il révèle un avis différent du notre). Après tout, si nous aimons le cinéma, c'est bien parce qu'à un moment ou à un autre, il nous a particulièrement ému...

Sur cette interrogation, basculons sur la séquence du jour : grand amateur de films et consommateur émérite de vidéos, Tarantino offre des films qui se prêtent particulièrement bien à ma façon parcellaire de jouir des films, et il multiplie dans son cinéma les morceaux de bravoure, faisant de la quasi-totalité de ses séquences de petits films presque indépendants les uns des autres.

Ici, nous suivons The bride, incarnée par une éclatante Uma Thurman, en route pour Tokyo. Sur une musique tonitruante portée par des cuivres endiablés (The Green Hornet Theme, m'indique-t-on), on suit en montage parallèle la progression de The Bride et celle de la terrible chef mafieuse incarnée par une Lucy Liu transfigurée par la mise en scène. En jouant sur la musique et la lumière, donc, on voit tantôt Uma Thurman dans son avion, katana en main, baignant dans la lumière du soleil couchant, tantôt O-Ren Ishii, reine vénéneuse, dans sa grosse voiture, de nuit, entourée d'une nuée de motards aux phares éblouissants. Les véhicules sont noirs, rutilants, et c'est un véritable cercle qui entoure le véhicule de la superbe créature.
La musique transcende la séquence, et les plans, à l'esthétique ultra-travaillée, aux couleurs saturées à l'excès, donnent à tout le passage un dynamisme très plaisant. Par ailleurs, l'artifice est constamment présent : on est devant un film de cinéma. Plusieurs plans montrant l'avion sont manifestement des plans de maquette (l'avion vu de haut, puis du sol, avançant au ralenti, puis, plus loin, survolant Tokyo et ses innombrables affiches multicolores et lumineuses).

Si les couleurs sont léchées et que le visuel marche bien, si la musique est particulièrement efficace, c'est le travail sur le rythme qui est ici le plus intéressant. La progression de The Bride est montrée comme fluide, elle ne marque pas d'arrêt (on ne se demande pas comment elle passe en avion avec un katana, ni comment elle trouve d'emblée la planque de son ennemie (surtout qu'elle la croise d'abord en voiture)). Le montage parallèle permet diverses figures : la caméra est ludique, et privilégie le spectacle. La caméra monte ou descend en filmant la voiture d'Oren-Ishii, ou se met sur le coté, annonçant la rencontre : la yakuza est ses sbires se déplacent de la gauche vers la droite, et, au plan suivant, on retrouve The Bride dans l'autre sens (de la droite vers la gauche, donc), dans une tenue d'un jaune éclatant (on n'est pas loin ici de la démarche du film de super-héros, cette tenue valant surtout pour son look, sa silhouette ressortant particulièrement dans le Tokyo nocturne, et le jaune faisant écho au véhicule vu au début du film).

Ce travail sur l'interaction musique/film est d'une efficacité étonnante. Ainsi, lorsque l'héroïne se met au niveau de la voiture d'Oren-Ishii, son regard est explicité par trois valeurs de plans qui se succèdent au rythme de la musique. C'est bien plus rapide et plus haché qu'un zoom ou un travelling, et colle parfaitement avec la froide détermination qui est celle de The Bride.

Suit une brève séquence de flashback, la conductrice de la voiture a participé à la mise à mort de l'héroine, qui se souvient qu'alors qu'elle était inerte et baignait dans son sang, cette dernière discutait joyeusement au téléphone en japonais (avec sa patronne ?). La lumière très crue qui baigne ce flashback en accentue l'aspect douloureux (le rouge des plaies de The Bride ressort particulièrement).

On revient au présent, et on s'attache à présent exclusivement à Oren-Ishii et sa troupe. La musique change, on passe à Battle without honor of humanity, et les cuivres accompagnent superbement le trajet des yakuzas entrant dans un club restaurant. Quelques grattements sourds de guitare, puis une série de notes jouées par des cuivres, la caméra se rapprochant à chaque note de Lucy Liu. La bande criminelle avance au ralenti, la caméra détaille sa progression, s'attardant sur la jeune fille qui l'accompagne (Gogo Yubari), son assistante qu'on vient de croiser (Sofie Fatale) et la bande masquée des yakuzas qui suivent. Marchant lentement (ce sont les coupures du montage et les mouvements de caméra qui rythment la progression. Dans ce contexte, la lenteur de la chef yakuza prend, par sa résistance au rythme du film, une majesté, une grandeur particulière qui nous la présente, si besoin en était, comme une personne de statut majeur). Les propriétaires du club se précipitent à sa rencontre, l'accompagnent, grimpent les étages avec elle, tandis qu'en contrebas, un groupe de rock fait danser les membres plus prosaïques du club. La caméra quitte Oren-Ishii pour descendre les escaliers, et se tourner vers le comptoir : Uma Thurman y est déja, elle aussi. La bagarre va pouvoir commencer.

Cette séquence, totalement muette (si on omet les bouts de japonais du flashback), est une vraie fantasmagorie, un intermède musical, une transition entre deux séquences violentes. En même temps, cette progression chorégraphiée et rythmée par un montage totalement en phase avec une musique très entrainante est une mise en bouche : elle donne un avant-gout du terrible combat qui se prépare, détaillant le rapprochement des adversaires (le flashback de l'héroïne comme la marche au ralenti des méchants est une vraie présentation des forces en présence, comme dans un match de boxe où l'on rappellerait en début de match le pédigré des combattants et les enjeux du match), nous mettant l'eau à la bouche, prolongeant à loisir des préliminaires certes superflus à l'action, mais diablement efficace pour nous donner envie de voir celle-ci. Tarantino sait flatter son public en le caressant dans le sens du poil, et sa vaste culture musicale fait encore mouche ici. Les titres de cette séquence ont d'ailleurs été maintes fois repris depuis (publicités, reportages, bandes-annonces...).

Pour moi, une séquence telle que celle-ci révèle tout ce qu'il y a de jubilatoire dans le cinéma de ce réalisateur.
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

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Lundi 17 novembre, E.T., l'extra-terrestre, de Steven Spielberg (2003)

Extrait choisi : Effrayant face à face (chap.5)

E.T. est un de ces films dont la vision en salle me reste en mémoire. Je retiens avant tout de cette séance l'émotion qui prend à la gorge (une bonne partie de la salle était en larmes, même ma maman qui était très émue. Ca n'a l'air de rien, mais pour un petit gars, c'est impressionnant). Je crois aussi que c'est le premier film que j'ai vu en VO. Les enfants y faisaient du jeu de rôle, et le héros avait des jouets Star Wars comme moi. La musique de John Williams, jouée forte dans le salon, me faisait aussi beaucoup rêver... Bref, ET est un film qui me parle et m'évoque beaucoup de choses. Peut-être marque-t-il un jalon dans ma brève-à l'époque- cinéphilie...

Dans la séquence qui nous intéresse, Spielberg nous raconte la première "rencontre" entre Elliott et ET. Ce qui me frappe le plus, en voyant cette séquence hors-contexte, c'est combien, dans le découpage, Spielberg met dans chaque plan ou presque un enjeu de narration, d'ambiance ou d'information. Ainsi, le premier plan de la séquence s'ouvre sur une table de nuit, sur laquelle un réveil indique l'heure tardive, aux cotés d'un portrait du chien d'Elliott. La caméra amorce un mouvement latéral sur le lit jouxtant la table de nuit, sur laquelle on retrouve le chien du portrait, en vrai cette fois-ci. A peine est-il entièrement cadré, allongé sur le lit superposé, sur le matelas bas, qu'il redresse la tête, parce qu'on entend un bruit au loin. La caméra, dans le même mouvement, se met alors à monter (sur le deuxième étage du lit superposé), jusqu'à Elliott, allongé mais éveillé et scrutant le silence. La lumière de la chambre est allumée.
Plan suivant : on va voir Elliott sortir de chez lui, une torche à la main. Mais le plan instaure une ambiance pesante (pendant que la bande sonore installe une base sonore continue et tendue) en évoquant brièvement le jeu d'ombre des expressionnistes : le cadre nous montre en ombres chinoises une grille (le grillage de la porte d'entrée) sur laquelle se découpe en contrejour, la lumière dans le dos, la silhouette approchant d'Elliott.
Ce plan fait office de transition : s'il ne fait pas peur, le répertoire visuel dans lequel il puise ses ressources installe l'ambiance pour le plan suivant, moins référentiel (je le dirais même typiquement spielbergien), mais absolument magique. En plan d'ensemble, on voit, latéralement, la maison, Elliott qui en sort, torche à la main, en décor de fond, des épis (de maïs ou de blé, je ne sais plus, mais c'est haut) jusqu'à un ciel baigné par une lune en barque d'Isis, noyée dans des nuages, mais très belle, et, en face d'Elliott, on peut voir une cabane à outils, la lumière allumée. Ce plan large, très beau, place Elliott dans un vaste décor fantômatique, où l'on sait qu'il y a quelque chose, que quelque chose va se produire (c'est cet effet d'attente souligné par un plan large que je qualifierai de figure de style spielbergienne, on le retrouve dans plein de films, de Jurassic Park à la guerre des mondes).
On passe ensuite à des plans plus rapprochés, pris du champs de mais, montrant la progression inquiète d'Elliott, torche en main. Il arrive jusqu'au mur d'enceinte du jardin, mais, quand il baisse sa torche, repère des traces de pas (une pomme au sol vient ajouter un poil de réalisme à la scène, nous rappelant que nous sommes dans le verger d'une maison de banlieue), et les suit. Des bruits étranges, gloussements, déglutitions ou machonnements, se font entendre.
Plan suivant, c'est le face à face : la lumière tremblotante illumine le visage terrifié d'ET, qui lève la main pour se protéger et s'enfuit. Le bruit est assourdissant et fait sursauter : l'enfant comme l'extra-terrestre sont en train de hurler. Tandis qu'ET se retire de la lumière, un contre-champs nous montre le visage d'Elliott hurlant de terreur. Un jeu de montage nous montre ce même plan plusieurs fois de suite, en pleine répétition et faux raccord, pour démesurer ce très bref instant de peur (le faux raccord, vieux gimmick de la nouvelle vague, habituellement utilisé pour souligner l'aspect artificiel de l'oeuvre qu'on regarde, est ici utilisé comme outil narratif, pour amplifier un sentiment de terreur. Spielberg s'approprie d'un outil de mise en scène de façon très pragmatique : la 'grammaire moderne' passe à Hollywood par la grande porte, mais à peine remarquée en tant que telle).
Un travelling arrière rapide s'éloigne d'Eliott, qu'on distingue parmi les épis. Puis un plan plus large nous le montre sortant du maïs, la caméra reculant finissant par faire entrer dans le cadre une balançoire en mouvement (qu'on entend grincer). Un autre plan "en arrière" nous montre en amorce des poubelles renversées et la porte du jardin ouverte (on comprend par ce saut de plan que ET s'est enfui par là, et que c'est lui qui a fait tomber les poubelles et ouvert la porte). Un plan s'attarde alors sur Elliott, songeur, qui s'appuie sur la balançoire en constatant que l'alien a eu encore plus peur que lui : un dernier plan, en contre-champ, nous offre, du point de vue d'Elliott, un regard sur la trajectoire de fuite d'ET, avec la poubelle renversée et la porte entrouverte.

Cette chouette séquence (je crois que la première fois, j'avais fait un bond sur mon siège) marque une première rencontre placée sous le coup de l'émotion, de l'intensité et fait d'ET un extra-terrestre très différent de ceux des films habituels, puisque, si jusqu'à la rencontre, le schéma est classique (déambulation dans le noir, bruits bizarres...), il y a une vraie différence avec le schéma usuel lorsque l'alien s'avère avoir eu encore plus peur que l'humain. En termes de mise en scène, le "décortiquage" d'un Spielberg est drolement intéressant, puisque chaque plan semble porteur d'une idée, d'une référence visuelle ou d'une signification dans le film, et cette séquence porte sa marque, puisqu'il n'hésite pas à puiser dans le répertoire du cinéma classique (nouvelle vague pour les faux raccords, expressionnisme pour le jeu d'ombre, pour ce que j'ai pu repérer) pour rendre sa narration plus efficace et pertinente. Spielberg se positionne donc à la fois comme un sacré novateur, mais en s'inscrivant aussi dans une certaine continuité, un prolongement de l'histoire du cinéma, dont il a manifestement su tirer les leçons.

ET, par son succès, achève de faire de Spielberg un réalisateur de premier plan à Hollywood, de John Williams un compositeur parmi les plus quotés, et restera très longtemps dans les mémoires (le sigle d'amblin, la société de production de Spielberg, est d'ailleurs tirée d'un plan du film, quand le vélo volant passe devant la lune). Malgré les retouches peu heureuses que le numérique a permis à Spielberg d'opérer sur son film pour se ressortie en salle, ET ne perd rien de sa force et de son intensité lorsqu'on le revoit aujourd'hui.
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

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Mardi 20 janvier, Abyss, de James Cameron (1989)

Extrait choisi : Découverte du sous-marin (chap.12)

Enfin, une baisse de régime dans le boulot me permet de renouer avec ce rituel de la séquence brève... Je reprends donc cette irrégulière chronique de morceaux de films.

Pour un cinéphile des années 90, le cinéma de James Cameron a quelque chose d'ultra-référentiel. Après tout, mon premier film interdit aux moins de 13 ans vu en salle fut Terminator, et ma vision d'Aliens, le retour est sans doute sur le podium des séances les plus impressionnantes de ma vie (les effets sonores... Et le Gaumont Marignan ne lésinait pas sur le volume dans ses grandes salles, à l'époque). Bref, si Abyss n'est pas son film que je préfère, il porte très nettement la marque de son réalisateur, tant visuellement (la dominante bleue, les effets spéciaux remarquablement maitrisés) que thématiquement (la mer, la défaillance de la technologie dont on dépend, la maitrise technique...)

Disparu des salles après l'immense succès de Titanic, James Cameron a cruellement manqué pendant quelques années. Désormais, tout le monde attend son Avatar, nouveau défi technique sur lequel courent les rumeurs les plus folles, et dont chaque fuite de production se répand sur tous les forums cinéphiles du monde.

L'extrait sur lequel je suis tombé décrit la découverte du sous-marin nucléaire échoué par l'équipe de renflouage précisément venue (et équipée) pour cette opération. Cette séquence est assez caractéristique du traitement que Cameron réserve à ses héros techniciens (il serait intéressant de comparer cette séquence à celle, assez similaire sur bien des points, d'Aliens, lorsque les marines pénêtrent la colonie d'Acheron). Toute la séquence est sous-marine, et, pour l'essentiel, le montage alterne les plans sur les mini-sous-marins vus en plan large, histoire de les placer dans l'espace, et les plans de face sur les pilotes ou les plongeurs (histoire de nous montrer qui parle, même s'il faut plus compter sur les voix que sur les visuels).

La séquence s'ouvre sur les mini-sous-marins en descente. Premier message : "tu me reçois, Flatbed ?". Réponse : "Loud and clear" (5 sur 5). Très caractéristique de la démarche Cameronienne, car tout au long de la séquence, nos techniciens vont vérifier leurs indicateurs, leurs voyants, contrôler les réglages. Il s'agit de vérifier à chaque étape que tout fonctionne bien. Cette technicité, très réaliste, joue un rôle important en termes de tension, parce qu'elle crée un lien entre la technologie et la sécurité ou le bien-être. On peut communiquer, donc tout va bien, sous-entend l'échange ci-dessus. Lors des moments de tensions, lors des catastrophes nombreuses qui émailleront ce film, le dérèglement technologique est toujours cause de tension, de stress, voire de panique.

La descente s'amorce. Lors de cette séquence, Cameron va émailler les dialogues d'informations techniques qui préciseront les enjeux à venir, pour le moment, ça ajoute à la couleur locale et à l'ambiance, plus tard, ces informations seront reprises et deviendront les clés des tensions dramatiques. Ainsi, lorsque les mini-sous-marins surplombent un précipice, un échange nous apprend qu'il s'agit d'une fosse "sans fonds", profonde en a-pic d'au moins 4 kilomètres.
La découverte du sous-marin se fait par une jolie figure de style : une immense hélice, filmée dans le champs avec les mini-sous-marins nous laisse appréhender l'immensite de l'épave. Elle se révèle à nous alors que les échanges radio depuis quelques secondes créaient l'attente ("je ne vois rien","toujours rien en vue"). L'apparition de l'épave déclenche aussi la mise en route d'une musique plus ample, alors qu'une mélodie se fait entendre.
Lors, on suit la progression de l'équipe, qui envoie un mini-robot télécommandé ("little geek is on the case"), qui atterrit sur l'épave et fouille les écoutilles. Un dernier échange nous apprend que les têtes nucléaires n'ont pas bougé, qu'il y en a 192 au total et que chacune a 5 fois la puissance de la bombe tombée sur Hiroshima (là encore, plus tard, cette information, utilisée en premier lieu pour ajouter à l'ambiance, ajoutera une immense tension au film).
Commence alors l'entrée dans le monstre, qui est une autre séquence.

Pour moi, cette séquence se rapproche beaucoup des séquences sous-marines de Titanic, mais aussi d'Aliens. La technologie y est omniprésente, ses indicateurs sont constamment sondés, et tout l'environnement est objet de connaissances précises (la profondeur du précipice, la puissance nucléaire du sous-marin). Cette connaissance n'empêche en rien les disfonctionnement à venir. Cette technologie qui va déraper nous est donc d'abord montrée dans sa toute puissance, pour que sa défaillance nous impressionne d'autant plus.
Par ailleurs, la taille de l'épave (maitrise des effets spéciaux), le caractère intégralement sous-marin de la séquence, tout cela donne à ce moment une force visuelle appréciable, et, alors qu'il ne se passe pas grand chose, la majesté de la découverte sous-marine s'impose à nous avec une certaine évidence.
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