Quelques séquences - flaneries cinéphagiques (index p.1)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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cinephage
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Lundi 29 Septembre, Marché de brutes, d'Anthony Mann (1948)

Extrait choisi : en cavale (chap.3)

Les films noirs d'Anthony Mann sont absolument passionnants, à mon sens parce qu'ils sont d'une violence saisissante, qu'ils évitent toute fioriture, et portent toujours, malgré tout, un questionnement moral quant aux personnages qu'ils décrivent. Raw Deal n'y fait pas exception. Souvent, la beauté de la photographie ajoute un supplément d'âme, et la noirceur du récit un pessimisme qui achèvent d'emporter l'adhésion.

Dans la séquence d'aujourd'hui, un criminel endurci, mais qui fut dans son enfance un héros au coeur tendre, Joe Sullivan, est en cavale. Aidé par une femme aguerrie aux pratiques de la rue, et sans doute très éprise, Pat, il décide de prendre refuge chez son assistante juridique, une jeune femme au coeur pur, qui croyait en sa rédemption.
La séquence commence dans le taxi de Pat, qui conduit Joe chez la jeune fille. En voix off, Pat pressent que Joe fait le mauvais choix en prenant cette option de fuite. Une musique lancinante qui accompagne cette voix énonçant son mauvais pressentiment souligne l'aspect fataliste du moment, son coté désespéré. Mais le spectateur se dit qu'il s'agit peut-être aussi de jalousie : Pat pourrait préférer que Joe lui doive à elle seule sa liberté. La suite prouve qu'Ann est bien sa rivale.
Quoi qu'il en soit, Joe s'introduit de nuit chez Ann, qu'il surprend au lit. Il manque l'embrasser, ce qui la réveille. Il lui annonce alors son intention de se planquer chez elle, en attendant que ça se tasse. Ann, d'une honnêteté absolue, proteste, en appelle à sa conscience pour qu'il se rende à la police (où est passé le gamin courageux qui sauva 11 personnes de l'incendie, et gagna une médaille pour son courage ?), puis se fait plus hostile : si j'avais une arme, je vous arrêterais.
Tandis qu'au loin les sirènes de la police menacent, Joe convoque sa complice, écarte un quidam (un type ivre qui appelle le taxi de Pat, et commence à la draguer lourdement), tandis qu'Ann profite qu'on l'autorise à s'habiller pour tenter d'appeler la police. Tentative interrompue, mais Joe ne peut plus rester dans l'appartement. Nouveau plan, il se cachera dans la voiture pour sortir de la ville, et la police verra une voiture avec deux femmes, au lieu d'un homme seul, ce qui devrait la tromper.
De sa chambre, Ann a accès à la radio de la police. Joe l'écoute, et note la position des barrages routiers, avant de lancer le départ pour la fuite. Le sauveteur à 12 ans a dû mettre au clou sa médaille à 16, parce qu'il avait faim, conclut-il.

Pendant toute la séquence, le sentiment d'urgence prévaut : la musique lancinante, le pressentiment de Pat, puis, dans la chambre d'Ann, les sirènes de police au loin, omniprésentes, le discours même d'Ann, qui souligne que c'est perdu d'avance, que la police l'attrapera tôt ou tard, l'attitude de Pat, qui le suit mais désapprouve sa démarche, et le fait que cette démarche paraisse bien peu réfléchie (lorsqu'il écoute les messages de la police, Joe révèle qu'il est inquiet, que la police a bien fait les choses).
Le découpage privilégie les plans rapprochés, des plans assez brefs sur les visages des uns et des autres, laissant transparaître la tension et l'inquiétude. Les incidents qui émaillent la scène sont chaque fois chargés de tension (l'ivrogne qui parle au taxi, le téléphone emporté dans la salle de bain), et brièvement traités comme autant de signes que le danger est partout, qu'il faut constamment être sur ses gardes. Mention spéciale à la photo d'un spécialiste du genre, John Alton.
Rien qu'en voyant cette séquence, on se doute que le héros court à sa perte, et que deux femmes, l'une dure et aguerrie, l'autre pure et naïve, offrent deux approches dont le choix sera un enjeu majeur du film. Un beau moment chargé d'énergie.
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Mardi 30 Septembre, Les cent jours de Palerme, de Giuseppe Ferrara (1984)

Extrait choisi : Du sang à Palerme (chap.1)

Giuseppe Ferrara n'est pas très connu en France, et je ne possède d'ailleurs ce film que pour la présence de Lino Ventura. Néanmoins, il semble être un réalisateur spécialisé dans les "films-dossiers", ces films politiques sur les affaires, un genre assez développé en Italie, et pour ainsi dire disparu en France. Je découvre sur imdb qu'il a traité d'autres affaires, et consacré un film au juge Falcone.

Ici, le film, tiré de faits réels, s'attache à décrire la nomination d'un général intraitable, Carlo Dalla Chiesa, au poste de préfet de Palerme, suite à une recrudescence de crimes mafieux. Le style du film se veut réaliste au possible, photo grisonnante, prises de vue à l'arraché, limite reportage. On pense parfois à Rosi, ou à Pakula. Pour l'ouverture du film, on commence par assister à diverses scènes de massacres de personalités politiques ou judiciaires de Palerme, opérés dans la rue. Un couple en voiture est liquidé à coups de feu, un juge devant une librairie où il consultait un ouvrage, un commissaire sorti acheter des cigarettes... A chaque massacre, un plan s'arrête sur chaque corps, et un sous-titre nous indique la date du crime, les noms et qualités de la victime : on est dans le réel.

On assiste ensuite à une assemblée publique : un député communiste en appelle au changement, se plaint de l'inaction de l'état (une loi contre la mafia est dans les cartons depuis deux ans, mais n'est jamais mise à l'ordre du jour), et se félicite auprès de la presse de la nomination de Dalla Chiesa, dont il connait les faits d'armes, et qui a déja combattu le terrorisme et la mafia.
On assiste ensuite à l'entrevue de Dalla Chiesa. Ventura est sobre, vieilli, moustachu, en uniforme, assez changé physiquement, du coup. Il traverse les couloirs du ministère en ignorant la presse. Lorsqu'ils le pressent trop, il marque un arret :"s'il-vous-plait, messieurs !!". Puis repart, enfin seul. Son entrevue avec le ministre est brève :
"ça n'a pas dû être facile pour vous d'accepter, mais je me réjouis que vous l'ayez fait.
- Accepter n'a pas été difficile. Quitter cet uniforme le sera.
Dalla Chiesa a ensuite un certain nombre d'exigences à poser aux ministres, auxquelles on n'assiste pas.

Si le film ne bouleverse pas par sa forme, sa vérité, la force de son sujet, ainsi que l'interprétation particulièrement réussie de Ventura rendent son spectacle passionnant, surtout en un temps où ce film rejoint l'actualité, l'armée étant depuis peu appelée en Italie à lutter contre la Camorra...
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Jeudi 2 octobre, Gilda, de Charles Vidor (1946)

Extrait choisi : Fugue à Montevideo (chap.23)

Grand classique du film de l'après-guerre, Gilda est aussi la consécration d'une actrice au charme vénéneux et aux formes d'un grand pouvoir de séduction, Rita Hayworth. Le film est d'une richesse folle (les relations entre Ballin Mundson et Johnny Farrell, la question du hasard et du destin, parmi d'autres), aussi, je vais m'en tenir à la séquence à laquelle j'ai assisté ce matin.

Attention Soilers...

Nous sommes après la mort de Mundson, et Gilda a épousé Farell. Ce dernier, loin d'être un amant transi, refuse de partager sa vie, tout en lui interdisant de fréquenter d'autres hommes. La séquence commence avec Rita Hayworth dans un taxi : une voix off nous apprend qu'ayant réalisé qu'elle était prisonnière, elle avait tenté de s'enfuir, qu'elle avait trouvé un job à Montevideo, ainsi qu'un homme. L'image enchaine sur Gilda sur scène, qui nous chante Amado Mio avec une sensualité exubérante, ondulant sur la scène, montrant ses superbes jambes et débordant de sex appeal.

En voyant cette séquence, j'ai en premier lieu pensé à un échange dans ce forum qui évoquait Barbara Stanwyck, jugée peu crédible en femme fatale, ce qui à mon sens n'est vrai qu'en un sens, celui de la femme au physique pour lequel on se damnerait. Dans ce registre, Hayworth est en revanche l'exemple-type de la femme ultra-sensuelle. Chantant et dansant sur scène, elle est absolument envoutante (pour le spectateur ému du film, le meilleur est encore à venir). J'ai ensuite pensé à cette histoire concernant Elvis, dont l'immense popularité proviendrait de ses déhanchements suggestifs : ici, Gilda n'est pas en reste. Elle se déhanche à loisir, pour le bonheur de son public (quelques contre-champs sur son "homme" viennent offrir un support au spectateur).

Ensuite, Gilda vient à la table de son homme, un riche avocat. Elle veut divorcer pour être libre, mais voila : comme son nouvel amant le lui explique, il faut qu'elle retourne à Buenos Aires si elle veut divorcer. Un divorce prononcé à Montevideo sans son mari serait nul et non avenu. Elle restera liée à Farrell toute sa vie si elle ne s'y rend pas. Gilda se rend donc à ses arguments, et accepte un retour en Argentine.

Son homme la conduit au meilleur hotel de la ville, le sien (géré par Farell, donc), et, lorsque le couple entre dans sa chambre, il est déja là, en train d'attendre dans un fauteuil. L'homme de Gilda se retire, il était manifestement aux ordres de Farrell, engagé pour la lui ramener. Celle-ci pète alors les plombs : dans une colère exaspérée et crispée, elle frappe et supplie son mari de la libérer. Ce dernier, content de son petit coup, lui rappelle que le divorce n'a pas cours en Argentine : elle ne sera jamais libre. Cet instant de désespoir est poignant. Il marque la fin de l'indépendance de Gilda. J'ai pu apprendre en lisant imdb qu'à ce moment, lorsqu'elle gifle Glenn Ford, elle lui a fait sauter deux dents, tellement elle tape fort. Le courageux comédien n'a pas bronché jusqu'à ce que la prise soit achevée. Chapeau bas !!

Cet extrait est assez passionnant, je trouve, en ce qu'il fait de Gilda une femme très moderne, en 1946 : à la recherche de l'indépendance, mais toujours tenue par un systême masculin, sa fuite et son désespoir ont dû toucher plus d'une femme en quête de liberté. Par ailleurs, la plastique de Rita Hayworth dans cette séquence, et, de façon plus générale, dans le film, en fait une des plus belles créatures de cinéma que j'ai pu voir.
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Message par cinephage »

Vendredi 3 octobre, L'histoire sans fin, de Wolfgang Petersen (1984)

Extrait choisi : Le début du roman (chap.5)

Si certains apprécient peu le film de Petersen, il est pour moi un véritable point de référence, un pivot dans ma cinéphilie. En effet, je l'ai vu en salle, à un age où, partagé entre cinéma, lecture de fantasy et de SF, et intrigué par le jeu de rôles, je ne pouvais qu'être touché par l'histoire de Bastien. Par ailleurs, on en a déja parlé à de nombreuses occasions sur le forum, je ne suis pas sensible au coté "dépassé" des effets spéciaux. J'attends des effets spéciaux d'un film qu'ils lui correspondent, qu'il servent l'intrigue, qu'ils me convainquent. Je ne leur demande pas de "faire vrai", je ne leur demande pas de coller à une image de la modernité technique (l'ultramoderne se démodant très très vite), rien de tout ça.
Par ailleurs, ce récit est l'un des plus riches et originaux qu'on aie pu voir pour ce type de film.

Bref, cet extrait du jour est pour moi une vraie madeleine de Proust (le dvd fut l'un des tous premiers de ma collection). Bastien arrive à l'école, mais il est trop tard. Tout le monde est en cours, et il peut se hisser pour apercevoir le cours déja commencé : interro de maths. Du coup, pour attendre la fin du cours, il va dans une remise (attic), dont il sait trouver la clé (l'histoire ne dit pas s'il vient souvent là) cachée, et referme la porte derrière lui. Là, dans ce lieu chargé de mystère (poussière, vieux objets, dont un squelette remisé), sorte d'entre-deux mondes, il tire un matelas en mousse, et commence à lire.

Le film bascule alors dans un monde de fantasy totale : un énorme rouleau compresseur vient troubler des gens qui dinaient dans la forêt. Un homme en chapeau avec un escargot géant, un autre, tout hirsute, avec une chauve-souris immense qui dort. Le géant qui poussait le rouleau-compresseur salue l'assemblée, s'exclame "je comprends pourquoi vous vous êtes arrêtés ici", et saisit un gros rocher (avec des veines de quartz), qu'il dévore à pleines dents. Ses interlocuteurs manquent d'être écrasés par les "miettes" de rocher qui dégringolent. L'une tombe même sur la tête de l'escargot. Ce géant est un mangeur de pierre, qui a quitté son pays parce qu'un beau jour, le lac et les excellents rochers qui l'entourait a disparu. Il n'y avait pas un trou à la place, mais rien. Un néant surgi de nulle part. Les deux autres voyageurs semblent acquiescer : ils viennent d'autres parties du pays de Fantasia, et eux aussi ont rencontré ce néant. Ils se rendent dont à la Tour d'Ivoire pour demander à la princesse qui s'y trouve de les sauver. A peine en parlent-ils qu'ils décident de repartir : l'un sur son "escargot de course", l'autre réveille difficilement sa chauve-souris, qui l'emporte dans le ciel. Le mangeur de pierre reste un peu en retrait, avant de voir le néant s'approcher. Dans un plan cataclysmique, on voit la forêt s'effriter, les arbres s'abattre, soufflés par un vent terrible, sur un fond de ciel noir et nuageux. Le géant repart donc rapidement retrouver ses camarades.

Mine de rien, sur une séquence pareille, je marche totalement. Les maquillages, les marionnettes (le géant, les animaux) sont sympathiques. Un récit bien taillé suffit à les habiller de chair. La mise en scène est conditionnée par ces effets, limitant ses mouvements, son découpage, de manière à présenter ces personnages de la façon la plus crédible possible (mais après tout, pourquoi le seraient-ils ?? C'est un monde imaginaire, le fantasme d'un petit garçon). Mais les dialogues, la diversité des personnages, la problématique évoquée (un néant qui avale tout), peuvent suffire à accrocher le spectateur comme ils ont accroché le petit Bastien qui ne sortira plus de cette salle avant d'avoir fini son bouquin.

Ce récit de deuil assisté par la lecture, d'un monde fictif qui doit adopter un nouveau référentiel pour épouser la forme de l'imaginaire de son lecteur (la reine prend le nom de la mère décédée de Bastien, forcément, tout son imaginaire est possédé par le refus de sa perte), tout ce travail de mise en abyme, de rapprochement fiction-réalité, mais aussi les personnages croisés, le dragon à poils roses, la tortue qui éternue, tout cela fait de l'histoire sans fin un de mes films préférés.
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Message par Kevin95 »

Je ne sais pas si je suis le seul, mais j'adore les flâneries de cinephage qui passe du coq à l'âne chaque jour et donne méchamment envie de (re)voir les films traités.

J'aimerai en faire autant, mais me connaissant, je regarde 5 minutes d'un bon film, je reste scotché devant jusqu'a la fin ! :mrgreen:
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par cinephage »

Kevin95 a écrit :J'aimerai en faire autant, mais me connaissant, je regarde 5 minutes d'un bon film, je reste scotché devant jusqu'a la fin ! :mrgreen:
:mrgreen:

Je le ferais bien, mais comme je regarde ces extraits juste avant de partir au boulot, et qu'il me reste rarement beaucoup de temps avant de me retrouver à la bourre, je suis bien obligé de limiter mon temps de visionnage...
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par Kevin95 »

Tu as bien du courage.
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par cinephage »

Lundi 6 octobre, The Usual Suspects, de Bryan Singer (1995)

Extrait choisi : Un casse qui tourne mal (chap.16) - SPOILERS A NE PAS LIRE SI ON N'A PAS VU LE FILM

Usual Suspects est un film très prenant. C'est d'ailleurs sa principale qualité : embarqué dans le passionnant récit de Verbal Kint, on ne prête pas directement attention aux failles qui l'émaillent. D'ailleurs, les votants aux oscars ne s'y sont pas trompés : c'est Kevin Spacey qui en a décroché un. Précisément, ce qui en dit long sur le film, sur sa malice, c'était l'oscar du meilleur second rôle. Le premier rôle étant tenu, bien entendu, par Gabriel Byrne.

Dans l'extrait visionné, on est au coeur du récit : le groupe de criminels s'est constitué, ils écoulent le butin de leur premier coup dans un cadre spectaculaire et atypique (une sorte de pagode ou de temple chinois, en Californie), en rencontrant le fourgue de MacManus (Stephen Baldwin), Redfoot. Après quelques échanges bien machos, Dean Keaton (Byrne) expliquant qu'il a buté un camarade de Redfoot pour raisons personnelles et pour raisons professionnelles (Little bit of both), Redfoot propose à la petite bande une nouvelle affaire : un bijoutier qui transporte des pierres et de grosses sommes d'argent. En le braquant, ils lui donneraient les bijoux, et garderaient les espèces.

Le casse a lieu dans un parking. Le transporteur, accompagné de gardes du corps, se dirige vers son véhicule. Divers badauds (notre petite bande), dont Fenster (Del Toro) et Hockney (Kevin Pollak), qui échangent une blague (on n'en comprend qu'un bout, imdb m'apprend que son autre moitié est échangée par deux gardes hongrois, un peu plus tard dans le film), convergent sur lui. Les gardes du corps, après une brève lutte, son maitrisés, il se réfugie dans la voiture. Keaton le menace de son arme, brise la fenêtre de sa portière et exige qu'il lui remette son attaché-case. Le transporteur refuse, il semble terrifié. Il brandit une arme, provoquant le trouble. Keaton le désarme, mais cet incident permet aux gardes du corps de se dégager. Ils sont abattus d'un coup par McManus qui tenait deux armes en main.

Keaton insiste à nouveau, le transporteur refusant toujours, malgré l'arme pointée sur lui. Keaton hésite à tuer un homme désarmé. C'est Kint (Spacey) qui l'abat. Vite, on prend l'attaché-case et on se barre. La caméra s'attarde un peu sur le mort, on est stupéfait, Kint n'était pas vraiment un méchant (là, avec le recul, on constate deux choses. La première, c'est que Kint racontant le récit, jamais il ne se serait accusé de meurtre sans raison, c'est suicidaire, de raconter à un policier qu'on a assassiné quelqu'un. La seconde, c'est que, lorsque la caméra s'attarde sur l'homme abattu, on ne voit que du sang, pas véritablement d'impact de balle. Certes, dans le film on passe sur un maquillage mal fait, mais, mais... Et si Kint n'avait pas réellement abattu son homme de main (enfin, l'homme de main de Kayzer Soze ??).

Dans la camionnette, pendant la fuite, le groupe découvre que l'attaché-case contenait de la drogue, au lieu de bijoux ou de cash. Ca ne colle pas du tout. Aussi, le soir, lorsqu'ils retrouvent Redfoot, ils sont furieux. MacManus est intenable, Keaton lui demande de se contenir (utilisons ma méthode). Ils demandent à voir celui qui leur a refilé l'affaire. Redfoot, entouré d'hommes en armes, leur donne un rendez-vous, parce que, précisément, cet homme, un avocat, lui a également demandé à les rencontrer. Reste une confrontation tendue (MacManus menaçant de mort son contact, qui lui jette une clope allumée au visage (on apprend par imdb qu'il visait le ventre, mais avait touché à la place le visage du comédien surpris , Singer a gardé la prise, qui montre McManus pris de court), et lui balance en menace que, puisqu'il y a eu mort d'homme dans le casse, la police l'interrogera sur les possibles coupables).

On est vraiment aux cotés des bandits, dans les coulisses du crime (tout le monde se jauge à sa réputation ou à ses contacts), c'est grisant, efficace, professionnel. On a presque oublié qui raconte l'histoire, qui centre son récit sur Keaton, le plus dur de la bande (on nous raconte son hésitation, lorsque l'affaire est proposée, mais son naturel l'empêche de renoncer à un coup juteux), qui passe sur le meurtre de sang froid du transporteur de bijoux. La mise en scène est classieuse : elle alterne de très beaux plans de situation (le cadre des échanges avec Redfoot, le parking d'abord vu en large), avec des plans plus resserrés sur une action malgré tout très lisible (le découpage classique permet de positionner chacun des intervenants).
Le point fort du film réside également dans son groupe de comédiens, tous de premier ordre, qui permettent à chaque personnage d'exister, d'apporter quelque chose au groupe et au récit, à chaque scène (comme pour le casse, deux d'entre eux échangent une blague, puis un autre tire des deux mains en faisant mouche, puis, alors qu'on s'attarde sur Byrne, c'est Spacey qui fait avancer l'action, de façon inattendue (il se présentait comme une petite frappe, pas comme un assassin)). Cette attention portée à chaque rôle donne une dynamique très entrainante : on n'a pas le temps de réfléchir, la fluidité de l'action domine.

On la remarque à peine, mais la musique du film, lente et entêtante, apporte comme une touche fantastique au film (qui surgira de façon paroxystique lorsqu'on évoquera le terrifiant Kayzer Soze), elle charme le spectateur tout comme le discours de Kint (qui charme avant tout le policier joué par Chazz Palminteri, mais aussi le spectateur, comme on s'en rend compte trop tard...).
Enfin, j'évoquais de beaux plans, mais il faut admettre que la photographie se permet de faire péter des couleurs, détonnant avec la pratique traditionnelle des polars visuellement très sombres. Le personnage de Gabriel Byrne, en particulier, est souvent mis en relief par des tenues plus voyantes que ses camarades : c'est "son histoire" qu'on nous raconte.

Pour moi, Usual Suspects est un polar dont les qualités persistent au fil des visions, et le fait qu'on connaisse les retournements à venir n'entache en rien mon plaisir de spectateur : on a rarement vu une aussi belle alchimie au sein d'une bande de comédiens, et la fluidité de la mise en scène, alliée au merveilleux jeu de Kevin Spacey, font de ce film un grand classique des années 90.
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par ed »

cinephage a écrit :
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là, avec le recul, on constate deux choses. La première, c'est que Kint racontant le récit, jamais il ne se serait accusé de meurtre sans raison, c'est suicidaire, de raconter à un policier qu'on a assassiné quelqu'un. La seconde, c'est que, lorsque la caméra s'attarde sur l'homme abattu, on ne voit que du sang, pas véritablement d'impact de balle. Certes, dans le film on passe sur un maquillage mal fait, mais, mais... Et si Kint n'avait pas réellement abattu son homme de main (enfin, l'homme de main de Kayzer Soze ??).
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Pour moi, rien de ce que raconte Kint n'est vrai. Il brode, pour le simple plaisir de manipuler la police, et tout le film met en avant la question du point de vue, à tel point qu'il ne s'agit même plus de savoir si ce qui est raconté a eu lieu de telle ou telle manière, mais bien seulement si ça a eu lieu ou pas. En optant pour cette dernière solution, le film est un régal, parce qu'on voit alors avec quelle jubilation Kint bringuebale la police au gré de ses élucubrations improvisées.
De ce qui s'est passé sur le bateau, on ne saura absolument rien, jamais (si ce n'est que le marin hongrois a vu Kayser Söze) - le plus beau tour de passe-passe de Kint est de rendre sa version tellement crédible qu'elle se concrétise visuellement, tout en étant du fantasme absolu.
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par suspiria »

ed a écrit :
cinephage a écrit :
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là, avec le recul, on constate deux choses. La première, c'est que Kint racontant le récit, jamais il ne se serait accusé de meurtre sans raison, c'est suicidaire, de raconter à un policier qu'on a assassiné quelqu'un. La seconde, c'est que, lorsque la caméra s'attarde sur l'homme abattu, on ne voit que du sang, pas véritablement d'impact de balle. Certes, dans le film on passe sur un maquillage mal fait, mais, mais... Et si Kint n'avait pas réellement abattu son homme de main (enfin, l'homme de main de Kayzer Soze ??).
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Pour moi, rien de ce que raconte Kint n'est vrai. Il brode, pour le simple plaisir de manipuler la police, et tout le film met en avant la question du point de vue, à tel point qu'il ne s'agit même plus de savoir si ce qui est raconté a eu lieu de telle ou telle manière, mais bien seulement si ça a eu lieu ou pas. En optant pour cette dernière solution, le film est un régal, parce qu'on voit alors avec quelle jubilation Kint bringuebale la police au gré de ses élucubrations improvisées.
De ce qui s'est passé sur le bateau, on ne saura absolument rien, jamais (si ce n'est que le marin hongrois a vu Kayser Söze) - le plus beau tour de passe-passe de Kint est de rendre sa version tellement crédible qu'elle se concrétise visuellement, tout en étant du fantasme absolu.
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Je suis entièrement d'accord avec ed, ce que raconte Kint ne tient de toute façon pas debout, sa force, c'est de fasciner ses auditeurs (flics et spectateurs).
La rencontre près de la pagode, c'est n'importe quoi quand même!
L'ascenseur avec les inscriptions japonaises / Kobayashi, un rapprochement suspect quand même...
Je veux bien que ce soit un film, mais le gars qui shoote deux truands en pleine tête avec deux flingues tenus à l'horizontale... j'ai fait du tir, c'est de la science fiction à ce niveau... :lol:

Je cite encore ed qui résume l'intérêt final du film, et le fait qu'il peut se revoir sans rien perdre de sa superbe :
"De ce qui s'est passé sur le bateau, on ne saura absolument rien, jamais (si ce n'est que le marin hongrois a vu Kayser Söze) - le plus beau tour de passe-passe de Kint est de rendre sa version tellement crédible qu'elle se concrétise visuellement, tout en étant du fantasme absolu."

Le seul long métrage comparable à ce niveau ce serait The Prestige.
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par cinephage »

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Je partage entièrement votre point de vue, qui vaut pour tout le film.

Reste que ce plan qui s'attarde sur le "tué dont on ne peut que remarquer l'absence d'impact" et le fait que ce soit Kint qui tire, ce sont deux chose qui m'ont frappé lors de cette révision. Parce qu'il s'agit de "mises en gardes" qu'en tant que spectateur, on devrait identifier.
La première parce qu'il s'agit grosso modo d'un indice nous permettant de douter de ce qu'on voit (ce qu'on ne fait pas au premier visionnage, on ignore cet indice, ou on l'oublie, comme je l'avais fait).
La deuxième parce que, s'il est certain que Kint invente de toute pièce son récit, qu'il s'attribue le rôle d'un tueur devrait nous surprendre (quel suspect en salle d'interrogation irait s'accuser d'un meurtre en racontant sa version des faits ???). Or même ça, ça ne choque pas outre mesure lors du premier visionnage.

Ensuite, c'est vrai, maintenant que Suspiria le dit, que le coup des deux coups de feu, c'est délirant, mais comme on est au cinéma, on a tendance à accepter la convention... On ne met pas directement ça sur le compte du récit de Kint.
I love movies from the creation of cinema—from single-shot silent films, to serialized films in the teens, Fritz Lang, and a million others through the twenties—basically, I have a love for cinema through all the decades, from all over the world, from the highbrow to the lowbrow. - David Robert Mitchell
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par Watkinssien »

The Usual Suspects c'est la métaphore du métier de scénariste !
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par suspiria »

cinephage a écrit :
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Je partage entièrement votre point de vue, qui vaut pour tout le film.

Reste que ce plan qui s'attarde sur le "tué dont on ne peut que remarquer l'absence d'impact" et le fait que ce soit Kint qui tire, ce sont deux chose qui m'ont frappé lors de cette révision. Parce qu'il s'agit de "mises en gardes" qu'en tant que spectateur, on devrait identifier.
La première parce qu'il s'agit grosso modo d'un indice nous permettant de douter de ce qu'on voit (ce qu'on ne fait pas au premier visionnage, on ignore cet indice, ou on l'oublie, comme je l'avais fait).
La deuxième parce que, s'il est certain que Kint invente de toute pièce son récit, qu'il s'attribue le rôle d'un tueur devrait nous surprendre (quel suspect en salle d'interrogation irait s'accuser d'un meurtre en racontant sa version des faits ???). Or même ça, ça ne choque pas outre mesure lors du premier visionnage.
Spoiler (cliquez pour afficher)
Je n'avais jamais vu cette scène sous cet angle, mais c'est loin d'être inepte comme analyse, ça prouve la force du discours de Kint sur le spectateur et le flics. Jamais on ne remet en doute ce discours car il se présente comme une victime au départ, un pauvre type qui n'a aucune raison de mentir. Pour sauver sa peau, il se doit même de dire la vérité. Le pacte scellé au départ est assez extraordinaire.
P****n, faut que je le revois ce film :x
cinephage a écrit :
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Ensuite, c'est vrai, maintenant que Suspiria le dit, que le coup des deux coups de feu, c'est délirant, mais comme on est au cinéma, on a tendance à accepter la convention... On ne met pas directement ça sur le compte du récit de Kint.
Spoiler (cliquez pour afficher)
C'est clair, il nous fait avaler tout et n'importe quoi dans le film quand même... :uhuh: Tu devrais voir The Prestige, ça te plairait :wink:
Watkinssien a écrit :The Usual Suspects c'est la métaphore du métier de scénariste !
Un pitch d'une heure quarante cinq :mrgreen:
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par cinephage »

suspiria a écrit :Tu devrais voir The Prestige, ça te plairait :wink:
Il dort dans ma dvdthèque, je vais le reveiller.
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Re: Quelques séquences - flaneries cinéphagiques

Message par Fatalitas »

cinephage a écrit :
suspiria a écrit :Tu devrais voir The Prestige, ça te plairait :wink:
Il dort dans ma dvdthèque, je vais le reveiller.
je me demande le nombre de dvd qui dorment dans ta dvdtheque, ça doit etre impressionnant :mrgreen:
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