Mises à jour: 8 janvier 2012 /
27 février 2013
Bowie, contre toute attente, a non seulement survécu à ses conditions de vie alarmantes mêlant drogues et anorexie, mais a en plus donné quelques-uns des meilleurs concerts de toute sa carrière. Cocaïné jusqu’aux tréfonds des sinus, il ne se souvient pas, même aujourd’hui, d’avoir chanté, composé, enregistré et arrangé Station To Station, un de ses meilleurs albums. Par ailleurs, il n’est heureusement ni un fasciste, ni le raciste que la presse veut faire croire. S’installer en Allemagne ne va évidemment pas dans le sens de ses déclarations très maladroites sur Hitler, mais plutôt parce qu’il veut travailler avec Brian Eno dans un des meilleurs studios d’enregistrement du monde: le studio Hansa, et aussi parce qu’il est déterminé à se débarrasser de sa dépendance à la coke. Seulement ni lui, ni Iggy Pop qui le suit dans cette démarche, ne savent qu’en ce temps-là Berlin est la capitale européenne de la drogue... Cette période dans cette ville est décrite dans un livre-choc, basé sur une histoire vraie, écrit en 1978 par deux journalistes allemands: Moi, Christiane F., 13 ans, droguée et prostituée (Wir Kinder vom Bahnhof Zoo), qui donnera le film du même nom sorti en 1981 et dans lequel Bowie a accepté de faire une apparition (la jeune Christiane du titre est une fan inconditionnelle du Thin White Duke, assistant à un de ses concerts, avant finalement de revendre ses disques de Bowie pour acheter de la drogue). La cure de désintoxication est un échec. Bowie continue la drogue mais en quantité moindre, et s’est aussi mis à boire. Toutefois, il retrouve ses esprits et une condition de vie plus décente, en tout cas il redevient humain.
“There is old wave, there is new wave, and there is... David Bowie.”
Ce nouveau virage radical qu’aborde Bowie, baptisé Low, enregistré fin 1976 et sorti le 14 janvier 1977, approfondit l’aspect minimaliste de Station To Station. S’appuyant sur la sensibilité moderniste de Brian Eno, cet album est un pari risqué. Il faut davantage y voir des peintures sonores que des chansons. Démarrant par un titre instrumental grinçant, “Speed Of Life”, la première face est constituée de courts morceaux où la diction syncopée du chanteur frise l’onomatopée. Il y a une atmosphère désinvolte mais aussi triste qui chevauche des mélodies captivantes. Les textes sont plus ou moins autobiographiques, pouvant être perçus comme étant fatalistes (“Always Crashing In The Same Car”) ou ironiques et désabusés (“Be My Wife”). “A New Career In A New Town” (Une nouvelle carrière dans une nouvelle ville, titre qui résume parfaitement la démarche de Bowie), morceau instrumental concluant la face A, est emblématique de la deuxième partie essentiellement expérimentale et sans paroles. Le chant sur “Warszawa” est une langue totalement imaginaire, les vocaux ont une phonétique incantatoire, oscillant entre le chant grégorien et la mélopée occidentale. C’est sur cette deuxième face quasi abstraite que toute l’intensité et la dramaturgie de David Bowie va se faire sentir. La musique a un son sale, un côté brut qui, bien que travaillé, offre toutes les textures d’une Europe dévastée derrière le rideau de fer (le studio Hansa où il enregistre est situé à côté du mur de Berlin). Bowie adopte surtout des principes à des années-lumières du professionnalisme rigoureux dont il avait fait preuve jusque là, même à l’époque du cut-up de Diamond Dogs. Au milieu des années 70, Brian Eno a inventé avec l’artiste Peter Schmidt un jeu d’une centaine de cartes, baptisées les Cartes de la stratégie oblique, invitant les artistes qui en tire une au hasard à adopter le principe qu’elle propose (“Accentue les défauts”, “Utilise moins de notes”, “Faut-il changer les mots?”, “Donne libre cours à ton impulsion la plus mauvaise”, “Demande aux gens de travailler à l’encontre de leur meilleur jugement”, “Utilise une vieille idée”, etc.). Cette conception de travail donnant une grande importance au hasard a énormément séduit Bowie.
Évidemment, tout cela décontenance une partie des fans. L’installation de Bowie à Berlin montre d’un côté un certain rejet des États-Unis, et de l’autre son attirance pour la réputation culturelle de la ville germanique coupée en deux, plus particulièrement l’esthétique expressionniste qui a marqué les années 20, 30. Le Thin White Duke avait une très large collection de films expressionnistes allemands à Los Angeles, comptant Metropolis de Fritz Lang (qu’il a découvert grâce à Amanda Lear), et Le Cabinet du docteur Caligari de Murnau comme ses films préférés. C’est d’ailleurs à cette époque qu’il joue dans un film réalisé par David Hemmings, l’acteur de Blow-Up de Michelangelo Antonioni, intitulé Just A Gigolo, et qui se situe dans le Berlin post-première guerre mondiale. Le film, racontant l’histoire d’un soldat de retour dans sa ville qui ne trouve pas de travail et finit par accepter un job de gigolo, est surtout marqué par la toute dernière apparition cinématographique de Marlene Dietrich. Hemmings tente un peu maladroitement d’expliquer le sentiment de fascination/répulsion que la décadence du pays entraîne, ainsi que l’émergence du parti nazi. Le film n’aura aucun succès en dépit d’une distribution comprenant des stars, certes vieillissantes comme Dietrich ou également Kim Novak...
En 1977, Bowie produit, coécrit et joue en tant que musicien (chœurs, claviers, guitares, piano, saxophone et xylophone), avec Carlos Alomar à la guitare rythmique, sur les premiers albums solos du pape du punk rock, Iggy Pop: The Idiot et Lust For Life, deux très grands disques dans la carrière de l’iguane, qui rencontrent un immense succès en sortant à cinq mois de différence (mars et août). Bowie accompagne également Iggy Pop en tournée, en tant que simple membre du groupe (ils jouent une cinquantaine concerts à travers le monde).
"Heroes" est enregistré dans la foulée des albums pour Iggy Pop. Si la deuxième face du disque est aussi composée de collages instrumentaux aux synthétiseurs, formant les mêmes textures que son prédécesseur, l’album raffine le concept de Low dans la mesure où il s’en dégage une production beaucoup plus travaillée, grâce aussi à la guitare incisive de Robert Fripp qui donne beaucoup plus de nerf à l’ensemble. L’album est bâti sur ce contraste, entre l’apport optimiste et charnu de la guitare saturée de l’ancien leader de King Crimson, et l’esthétique froide accompagnée d’une raideur toute germanique: photo de la pochette, influence de Kraftwerk, titres comme “V2 Schneider” (inspiré du nom d’une roquette développée par les nazis) ou “Neuköln” (un district de Berlin). L’album démarre avec la superbe “Beauty And The Beast” qui semble reprendre les théories de Nietzsche énoncées dans La Naissance de la Tragédie, sur la beauté apollinienne rigide et un peu stérile, et celle, plus festive, débridée et jouissive, qu’il appelle la beauté dionysiaque. L’impression de positivisme est renforcée par le fait que Bowie se rend plus accessible, et met à plat certaines de ses faiblesses. “Blackout” est une allusion à ses propres “trous” émotionnels. Il devient plus proche d’un personnage romantique avouant sa vulnérabilité. À cet égard, “"Heroes"” est une formidable chanson où les guillemets introduisent une distance ironique avec le concept même de héros. Elle décrit les amoureux comme les vrais héros, réunis près du Mur de Berlin, symbole de séparation et d’exclusion. Les paroles sont simples (on raconte qu’elles ont été écrites en cinq minutes!) mais mythiques, avec le phrasé déchirant du chanteur (encore plus émouvant dans la première version qu’il a chanté en allemand, par contre moins intéressant dans sa version française). La rythmique force l’addiction et fait de ce morceau un thème merveilleux.
Elizabeth Taylor & David Bowie
En novembre, Bowie enregistre une nouvelle version de Pierre & le loup de Sergueï Prokofiev. Début 1978, il rompt avec sa femme Angie, épousée en 1970 (leur divorce sera officialisé en 1980). À court d’argent, son ex-femme vendra ses histoires à la presse. Elle écrira même deux livres autobiographiques, dont l’un se base essentiellement sur la drogue et les corps qui ont défilé durant leur vie de couple libre. Effectivement, depuis leur mariage, Bowie a eu pour petit(e)s ami(e)s Amanda Lear, Mick Jagger, Dana Gillespie, Marianne Faithful, Lou Reed, Iggy Pop ou encore feu Elizabeth Taylor, entre autres...
Contrairement à la sortie de Low, Bowie accepte de rencontrer les journalistes. En dépit encore de quelques troubles du comportement dus à ses précédentes années de folie, Bowie va beaucoup mieux, comme l’attestent les entretiens filmés de l’époque où il se montre nettement plus ouvert et souriant. En 1978, Bowie part de nouveau en tournée à travers le monde. Le compte-rendu se trouve sur le double-album Stage, avec un répertoire tiré de Ziggy Stardust (face 1), Station To Station (face 2), Low (face 3) et "Heroes" (face 4). La réédition de 2005 ne respecte plus cet ordre et compte deux morceaux supplémentaires (“Be My Wife” et “Stay”). Bowie réussit la gageure de faire accepter ses nouveaux titres, pourtant froids et lugubres, par le public venu à ses concerts. Mais le remplacement des guitares par des synthétiseurs à certains endroits affaiblit considérablement la tonalité rock. Cependant ce live demeure très efficace, et de toute évidence, Bowie fera pire plus tard.
L’enregistrement du dernier album de la trilogie “berlinoise”, Lodger, a en réalité débuté au Mountain Studio de Montreux avant d’être achevé à New York. Bien que peu de gens l’ait remarqué, Bowie en grand fan de Roman Polanski s’inspire directement du paranoïaque Locataire (1976), la posture du chanteur sur la pochette rappelant le suicide du protagoniste du film (et en français “Lodger” signifie... “Locataire”). Sorti en mai 1979, cet album composé de chansons et d’aucun instrumental prouve que Bowie se réoriente progressivement vers une musique plus traditionnelle. La première face évoque ses voyages, avec bien sûr la délicate “Fantastic Voyage” qui fait allusion à la Guerre Froide. “Yassassin (Turkish for "Long Life")” signifiant, comme c’est précisé entre parenthèses, “Longue vie” en Turc, est musicalement un des morceaux les plus intéressants de la face A. Sorte de reggae incongru avec une atmosphère orientale et des vocaux ironisant sur un mercenaire solitaire, ce titre a une richesse mélodique qui aurait pu en faire un tube parfait (il n’est sorti en single qu’en Turquie et aux Pays-Bas, avec succès). Sur “African Night Flight”, Bowie chante ses paroles à une vitesse hallucinante, proche du rap. “Move On” développe le thème qu’il est nécessaire de s’adapter au monde, ce qui annonce malheureusement la couleur que prendra bientôt sa carrière. Même s’il s’éloigne de ses prédécesseurs, Lodger est encore un album d’expérimentations avec des collages. Pour “Boys Keep Swinging”, chanson folâtre (parodiant le “YMCA” des Village People) avec une prodigieuse rythmique inversée, Bowie n’aime pas l’aspect propre, trop “professionnel” de la première version. Souhaitant obtenir plutôt le son d’un groupe punk enregistrant dans une cave, il décide de recommencer en intervertissant le rôle des musiciens (Alomar se met à la batterie, le batteur à la basse, etc.) d’où l’aspect un peu sale et désordonné de la version finale. “D.J” et sa cadence robotique est une chanson ironique (“I'm home, lost my job, and incurably ill”/Je suis rentré, j’ai perdu mon boulot et j’ai une maladie incurable), se moquant de ce disc jockey qui ne vit que par relation à son job: “I am a D.J, I am what I play” (Je suis un D.J, je suis ce que je joue). Au-delà de la satire de la mode, cela rappelle le thème de l’extension narcissique de Ziggy Stardust. Passons sur “Red Money”, rip-off inutile de “Sister Midnight” (qu’il a coécrit avec Iggy Pop pour The Idiot) , et intéressons-nous plutôt à “Repetition”, thématiquement le morceau plus intéressant de l’album car c’est un des très rares commentaires sociaux de Bowie. Délibérément dépourvue d’émotion, explorant le thème des violences domestiques à travers le point de vue d’un mari salaud, elle raconte l’histoire d’une femme battue et qui le cache, au bord du découvert bancaire et vivant une existence pitoyable. “And the food is on the table. But the food is cold. Don't hit her! "Can't you even cook? What's the good of me working when you can't damn cook?"” (Le repas est sur la table, Mais le repas est froid. Ne la frappe pas! "Sais tu au moins faire la bouffe? À quoi bon que je bosse, si tu ne peux pas faire la putain de bouffe"). En quelques phrases, Bowie nous renvoie au drame quotidien des couples ratés.
Le génial clip promotionnel de “Boys Keep Swinging” (où Bowie apparaît déguisé en trois femmes différentes avant d’enlever la perruque et se barbouiller le visage de rouge à lèvres), renverse la logique des paroles hétérosexuelles. Il est diffusé à la célèbre émission britannique Top of the Pops, et scandalise une bonne partie des téléspectateurs qui finissent par bloquer le standard téléphonique d’appels outrés. Aux États-Unis, en compagnie de Klaus Nomi qu’il a découvert et veut faire connaître au grand public, il enregistre pour le Saturday Night Live trois clips télévisuels, dont un seul issu de son dernier album, avec une présentation de l’acteur Martin Sheen. Pour “The Man Who Sold The World”, Bowie apparaît vêtu du costume surdimensionné qu’utilisera plus tard Klaus Nomi sur scène, puis en tailleur-jupe pour “TVC15” et enfin, un trucage le montre la tête au bout d’un corps de marionnette pour “Boys Keep Swinging”.
Scary monsters, Super creeps, Keep me running, Running scared (“Scary Monsters (And Super Creeps)”)
Jobriath, Gary Numan
Le retrait de Bowie de la pop a donné le champ libre à divers concurrents très différents. En transformant le rock au début des années 70, Bowie a représenté un immense modèle pour de nombreux artistes, et l’émergence des clones n’a pas attendu l’année 1979 pour se manifester... Dans ce qu’il y a eu de pire, relevons l’extra-terrestre que David Geffen, seigneur de l’industrie du disque, a créé dès 1973 en cherchant à faire un équivalent américain de Ziggy Stardust, sans hésiter à y mettre le prix fort pour la campagne publicitaire et les concerts où le chanteur porte des tenues grotesques. Sa création, nommée Jobriath, a connu un bide aussi énorme qu’irrésistible. Mais en 1979, apparaît un certain Gary Numan qui plagie le style de Bowie, sa façon de chanter ou d’écrire, son regard fixe, ses expressions faciales et autres mimiques, et reprend même sur scène le décor de ses derniers concerts (les néons de la tournée Stage). En très peu de temps, celui que les fans de Bowie considèrent comme un vulgaire imitateur devient surtout l’artiste solo ayant vendu le plus de disques en Angleterre, et donc, ironiquement, plus que Bowie lui-même! Ce dernier n’est pas du tout flatté et se sent même menacé par lui, ce qui le pousse à faire un nouvel album plus commercial et très annonciateur de son style à venir.
“Souvent copié, jamais égalé” devient le slogan de la campagne de publicité. Exit le hasard, les juxtapositions et le tarot musical d’Eno. Scary Monsters marque le retour de Bowie à un rock très hard et “traditionnel” mais pas encore exempt d’expérimentations. C’est surtout un album extraordinairement consistant! Sorte d’amalgame des différents styles exploités séparément par Bowie sur ses précédents disques, mais cette fois bien réfléchie, la musique est dense, impétueuse et proche de la saturation. L’orchestration rythmique est drue et puissante, et entraîne le disque comme une machine efficace et bien huilée. Le premier single utilisé pour la promotion montre que Bowie cible son public. En effet, il fait réapparaître Major Tom dans la suite directe de “Space Oddity” intitulée “Ashes To Ashes”. La plupart des paroles de l’album sont des aveux d’échecs plein de désillusions, et dans son nouveau tube magique le chanteur certifie cette fois que Major Tom n’est qu’un drogué, les vers sonnant comme une confession: “Do you remember a guy that's been, In such an early song, I’ve heard a rumour from Ground Control, Oh no don’t say it's true” [...] “We know Major Tom’s a junkie” [...] “I never done good things, I never done bad things, I never did anything out of the blue” (Vous souvenez-vous du type, Qui était dans une chanson si ancienne, J’ai entendu une rumeur du contrôle au sol, Oh non ne me dîtes pas que c’est vrai [...] Nous savons tous que Major Tom est un drogué [...] Je n’ai rien fait de bien, Je n’ai rien fait de mal, Je n’ai rien fait par hasard).
My mama said to get things done, you’d better not mess with Major Tom (“Ashes To Ashes”)
Bowie se focalise sur des personnages tordus (“Scary Monsters”, “Because You’re Young”) ou sur la société (“Fashion” comme le faisait “D.J”). Dans “Scream Like A Baby”, il dit: “And now I close my eyes, Now I'm learning to be a part of society” (Désormais je ferme les yeux, Et j'apprends à m’intégrer à la société) en bégayant sur le dernier mot qu’il n’arrive pas à prononcer en entier. Bowie, renforcé par une confiance lyrique, emmène l’auditeur dans son propre monde où il combat ses démons intérieurs. Réécrite de “Tired Of My Life” (une chanson très jolie, mais hélas inédite, qu’il a composée en 1969), “It’s No Game” (Ce n’est pas un jeu) ouvre et clôt l’album de façon assez révélatrice, d’abord jouée de façon néo-punk avec des paroles hurlées et mélangées à une voix japonaise féminine pour briser un certain type de sexisme, tandis que sa deuxième version est sobre, froide et désespérée. “Teenage Wildlife” est une longue épopée romantique ponctuée par des vocalises enveloppantes, où Bowie évoque pour la première fois les différences entre le monde actuel et la pop. Dans les paroles: “Same old thing in brand new drag, Comes sweeping into view, As ugly as a teenage millionaire, Pretending it's a whizz kid world” (Même vieux truc en vêtements neufs, Venant en grande pompe, Aussi moche qu’un adolescent millionaire, Qui prétend que l’on vit dans un monde de jeunes prodiges), on peut dire que le chanteur vise certainement Gary Numan. “Scary Monsters (And Super Creeps)”, diaboliquement efficace, devient sans surprise un grand tube. Enfin, le troisième morceau de cet album à devenir un tube, “Fashion”, condamne la banalité des publicités et se montre impitoyable envers les esclaves de la mode. Notons aussi que c’est Pete Townshend des Who qui nous délivre une intro percutante dans “Because You’re Young”.
Bowie devait douze albums à son ancienne maison de disques. Scary Monsters était le douzième, il est donc libéré de ses clauses mais est toujours contraint de partager ses gains avec son ancien agent, Tony De Fries, jusqu’en 1982. Bien entendu, en dehors de quelques collaborations, Bowie ne sortira pas d’album avant 1983. En attendant, le chanteur redevient acteur. Il répète sur les planches le rôle de John Merrick, personnage principal de la pièce tragique Elephant Man, écrite en 1977 par Bernard Pomerance, puis la joue d’abord à Denver, ensuite à Chicago et enfin, à Broadway. Contrairement au film de David Lynch sorti dans l’année et qui n’en est pas une adaptation (il est basé sur le livre-témoignage de Sir Frederick Treves), la pièce a la particularité de présenter le personnage de Merrick sans aucun maquillage, l’acteur devant mimer les malformations. David Bowie fait des recherches sur la diction des handicapés, prononce son texte d’une voix affectée en détachant chaque syllabe, et se tord et se contorsionne pour suggérer la difformité. Apparemment, il s’est avéré excellent, et la critique comme le public est dithyrambique. Un certain Mark Chapman assiste à l’une des représentations et prend même David Bowie en photo à la sortie. Quelques nuits plus tard, pendant que Bowie est sur scène, le même Chapman tire à bout portant sur John Lennon à une centaine de mètres à peine du théâtre. La rumeur veut que Bowie aurait été le suivant sur la liste si Lennon n’avait pas été disponible ce soir-là. Le chanteur est très affecté par la mort aussi brutale d’un de ses meilleurs amis, et prend peur. Il devient moins accessible puis met un terme à la représentation d’Elephant Man un mois plus tard, en dépit du succès.
Fashion, Turn to the left, Fashion, Turn to the right (“Fashion”)
L’ersatz de Bowie est toujours un phénomène au goût du jour. Depuis les années 70, Bowie et ses fans ont eu une influence considérable sur la mode des jeunes. Les éléments iconographiques de l’ère Ziggy, le duffle-coat de L’Homme qui venait d’ailleurs, le costume du Thin White Duke avec les cheveux rouges coiffés en arrière sous le chapeau, ou ses vêtements décontractés de la fin des années 70, ont constitué un modèle qui sera prolétarisé et récupéré par les créateurs de mode, encore aujourd’hui. À ce sujet, le magazine de mode online Zimbio place Bowie à la 5ème place des 100 personnalités les plus influentes sur la mode (derrière Levi Strauss, Givenchy, Coco Chanel et Louis Vutton, et devant Yves St Laurent, Elvis Presley, Karl Lagerfeld ou Mary Quant). Musicalement, les années 80 voient débarquer de nouveaux talents qui ont su se démarquer à l’inverse d’un Gary Numan, avec notamment des fans féminines comme Annie Lennox d’Eurythmics, véritable folle de David Bowie, qui apparaît dans ses clips les cheveux roux coupés courts et en empruntant le détachement du Thin White Duke, Kate Bush qui a étudié le mime avec Lindsay Kemp et dont sa gestuelle du clip de “Wuthering Heights” (1978) rappelle la prestation scénique de Ziggy, ou encore Grace Jones qui est alors considérée comme l’équivalent féminin de Bowie.
Annie Lennox, Grace Jones (au-dessus), les vêtements Keanan Duffty
Durant l’année 1981, il joue dans une pièce mineure pour la BBC, Baal, adaptée de Bertold Brecht, pour laquelle il a enregistré des chansons (on retiendra surtout la très belle “The Drowned Girl” qui relate le suicide d’une compagne de Baal). Puis Bowie chante en duo avec Freddie Mercury pour Queen le tube “Under Pressure”. Enfin il enregistre la chanson “Cat People (Putting Out Fire)” avec Giorgio Moroder, thème principal du remake de La Féline de Jacques Tourneur par Paul Schrader, avec Nastassja Kinski. Quentin Tarantino réutilisera cette chanson quelques années plus tard pour son film de guerre Inglorious Basterds (2010).
En 1982, Bowie tourne deux films coup sur coup: Les Prédateurs (The Hunger) et Furyo (Merry Christmas, Mr Lawrence). Le premier, film-phare du mouvement gothique et du cinéma gay, marque les débuts de réalisateur de Tony Scott, le frère de Ridley dont on sent énormément l’influence dans ce qui est sûrement le meilleur film de Tony (le reste de sa carrière mérite moins le détour, à l’exception peut-être de True Romance écrit par Tarantino, et encore). David Bowie forme avec Catherine Deneuve un couple de vampires branchés, fréquentant les night-clubs à la recherche de proies à égorger. Mais son personnage commence subitement à ressentir les effets d’un vieillissement accéléré. Lumières bleutées, rideaux qui volent au vent filmés au ralenti, travellings énergiques, gros plans de cigarettes consumées... l’esthétique est certes inscrite dans ce qu’il y a de plus kitsch des années 80, cependant force est de reconnaître qu’il y a beaucoup de talent derrière. Dès que notre chanteur disparaît à la moitié du film, ce n’est pas tellement surprenant mais l’histoire devient un peu moins prenante, Furyo (1983) toutefois, avouons qu’il est difficile de ne pas apprécier au moins la scène saphique entre le personnage de Catherine Deneuve et celui interprété par Susan Sarandon. La bande originale comprend d’excellents choix musicaux très variés, entre le “Funtime” d’Iggy Pop et “Le Gibet” de Maurice Ravel. Bowie est évidemment très bon, et ce film donne un sang neuf au genre vampirique qui commence, bien avant Twilight, à sombrer...
Le second, réalisé par Nagisa Oshima (L’Empire des sens, L'Empire de la passion), est un film de guerre très politique, basé sur le choc des cultures entre l’Extrême-Orient et l’Occident. Il raconte l’affrontement et en même temps la fascination sentimentale entre deux soldats. D’un côté, Yonoi, un officier japonais interprété par Ryūichi Sakamoto, également auteur de la célèbre bande originale, qui est révélé au public internationnal grâce au film en même temps que Takeshi Kitano (dans un second rôle). De l’autre, Jack Celliers, un prisonnier anglais incarné par notre cher Bowie, lequel trouve même l’occasion de montrer le temps d’une séquence son talent de mime (enfermé dans une cellule, il fait semblant de se laver et de se raser devant ses gardiens étonnés). Les deux films, qui sortiront en 1983, seront tous deux présentés en même temps au Festival de Cannes. Bowie laissera de côté le premier, préférant défendre le second à la conférence de presse.
En automne 1982, Bowie rencontre le guitariste et producteur Nile Rodgers, du groupe disco-funk Chic, dans un bar de New York. Bowie a changé de maison de disques, et il décide logiquement de commencer l’enregistrement d’un nouvel album à la fin de l’année, en Suisse, avec notamment Rodgers et le guitariste texan Stevie Ray Vaughan qu’il a découvert au festival de jazz de Montreux.
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Mises à jour: 8 janvier 2012 /
27 février 2013
Si David Bowie s’est jusque là montré extrêmement intuitif, et doté d’une aptitude particulière à percevoir avant les autres les tendances musicales à venir, Let’s Dance sera une tentative commerciale (réussie d’ailleurs) de capturer le son du moment plutôt que celui de demain. Avec son précédent album, Scary Monsters, il avait frappé fort: “Ashes To Ashes” est non seulement le plus grand tube de sa carrière à cette époque, mais il est aussi devenu un vidéo-clip novateur (son meilleur, encore aujourd’hui). Bowie l’a coréalisé avec David Mallet, un réalisateur avec lequel il retravaillera. Le clip de “Ashes To Ashes” est un sommet d’un genre encore balbutiant, emblématique des vidéos promotionnelles qui pulluleront dans les années 80. Difficile de faire mieux et pourtant Bowie va y parvenir. Lorsqu’il réapparaît en 1983, il a de nouveau changé de look. Cette fois, il a laissé tombé l’avatar du rocker défoncé pour apparaître en homme d’affaires vêtu d’un costume pastel, souriant, bronzé, les cheveux teints en jaune (et permanentés façon choucroute), totalement clean et dorénavant hétéro. Plus cynique et manipulateur que jamais, il va jusqu’à rejeter l’étiquette qui lui colle à la peau jusque là, déclarant que ses périodes d’excès, passées dans les pratiques bisexuelles et le nez dans la chnouf, étaient infondées. Bien entendu ses nouvelles déclarations sont fausses, mais désormais il incarne l’activiste de gauche, aristocratique, bien manucuré, bien dans sa peau, bien vivant, et il compte bien jouer ce rôle jusqu’au bout. Avec cette nouvelle image, pourtant froide et dure, sa popularité atteint de nouveaux sommets! Escroqué au milieu des années 70 dont il a failli sortir ruiné par MainMan et Tony DeFries, il vient déjà d’avoir sa revanche en redevenant très riche en très peu de temps, sans atteindre toutefois le record de fortune des Beatles ou des Rolling Stones, deux monuments du rock qu ’il va cependant bientôt dépasser... Les années 80 démarrent en fanfare, sous le signe du triomphe, bien qu’aujourd’hui on mesure combien elles sont décevantes d’un point de vue créatif...
Dansons maintenant!
Les chansons de l’album le plus populaire de Bowie (encore aujourd’hui), Let’s Dance, ne sont pas aussi atroces que les critiques peuvent s’amuser à raconter de nos jours, par contre il est évident qu’elles affichent une certaine facilité. Certes, on sait qu’il y a de sacrés professionnels derrière, comme Stevie Ray Vaughan dont le talent a impressionné Bowie au festival de jazz de Montreux et qui est encore un inconnu à l’époque, mais globalement, ça reste très loin des mélodies et des rythmiques inspirées qu’on entendait dans les anciens albums de Bowie. En général, on ne retient que les trois premiers titres de cet album qui n’en compte que huit, trois morceaux qui sont vite devenus d’immenses tubes: d’abord “Modern Love”, très clairement le meilleur titre de Let’s Dance, un des meilleurs morceaux de Bowie et même de toutes les années 80 (Leos Carax l’utilisera en 1986 dans son film Mauvais sang, avec Juliette Binoche), “China Girl”, reprise du morceau d’Iggy Pop Serious Moonlight Tour 1983 que Bowie avait coécrit et qu’on peut écouter dans une meilleure version sur l’album The Idiot, et bien sûr “Let’s Dance”, avec son ouverture-hommage aux chansons de rock’n’roll des années cinquante qu’affectionne Bowie, et le solo de guitare de Vaughan (écourté dans la version single pour MTV). Pourtant, d’autres morceaux ne sont pas si anecdotiques. En l’occurrence “Ricochet” et “Criminal World” ont beaucoup de qualités et s’écoutent encore agréablement. Let’s Dance mélange habilement et de façon contemporaine le disco de Nile Rodgers avec des influences venues du rock’n’roll, du blues, du jazz ou de la soul (un peu comme le faisait Young Americans d’ailleurs). Les paroles, débarrassées de toute référence culturelle ou futuriste, n’ont pas vraiment d’intérêt. On retiendra aussi les clips australiens présentant une vision tiers-mondiste avec des enfants exploités au travail (“Let’s Dance”), et une référence évidente au cliché-choc du général Loan abattant froidement un prisonnier vietcong (“China Girl”). Sinon, ce disque est purement commercial et a assez mal vieilli aujourd’hui. La présence d’un “Cat People (Putting Out Fire)” plus funky que la version utilisée dans le film n’arrange guère les choses.
En couverture de Time, et en coulisses avec Michael Jackson et Bette Midler
You’re face to face, With the man who Sold the World (“The Man Who Sold The World”)
David Bowie Vendu à des millions d’exemplaires à travers le Monde, Let’s Dance explose les chiffres de vente. Parallèlement, Space Oddity, The Man Who Sold The World, Hunky Dory, Ziggy Stardust, Aladdin Sane, Pin-Ups, Young Americans, Diamond Dogs, Low ou "Heroes" sont tous ressortis à prix doux et caracolent en tête des classements de vente. David Bowie se retrouve avec plus de dix albums en même temps dans le hit parade, chiffre que seul un hommage à Elvis Presley a surpassé. Le chanteur a passé un accord lucratif avec son nouveau label, pour lequel il aurait touché environ 20 millions de dollars, et son salaire est alors le plus élevé jamais touché par un chanteur internationnal. Une immense tournée mondiale baptisée le Serious Moonlight Tour est annoncée. La vente-éclair de tickets est encore un nouveau record. Promu mythe vivant, David Bowie a même le privilège de faire la couverture du très sérieux Time Magazine. La presse spécialisée quant à elle n’arrive plus à suivre, tout comme les fans de la première heure. Ils n’ont jamais rien vu de tel. Certains sont très fiers d’avoir été fan déjà avant, quand d’autres au contraire sont tellement déçus par ce nouveau Bowie commercial qu’ils décident de le boycotter. Néanmoins, redécouvert par une nouvelle génération, Bowie compte un groupe de fans beaucoup plus large et il remplit les stades comme à l’hippodrome d’Auteuil où, deux soirs de suite, deux fois cent mille Français viendront lui faire un triomphe. Grand fan de la première heure aussi, Serge Gainsbourg ne tarde pas à lui rendre hommage par la voix d’Isabelle Adjani (“Beau oui, comme Bowie”, dans le seul album de l’actrice), avant de faire appel à quelques-uns de ses musiciens et choristes pour faire Love On The Beat.
Bowie arrive sur scène en chanteur de cabaret, dégageant un flegme clinquant en costume flottant, et chante tous ses anciens tubes modernisés par des synthés et des cuivres. Le spectacle est un show de Las Vegas ambulant qui mobilise de nombreux techniciens de ville en ville, de pays en pays. C’est à la fois le cabaret, l’exotisme, le surréalisme, le modernisme ou la fête foraine sur scène. Bowie a laissé de côté les déguisements et les névroses mais réutilise parfois d’anciens numéros, comme par exemple celui de “Cracked Actor” avec les projecteurs de cinéma, la cape et le crâne de squelette, dans un style “Hamlet décontracté”, tiré de la tournée Diamond Dogs de 1974. En coulisses, Bowie reçoit de nouveaux amis comme Cher ou Michael Jackson et tire un trait sur d’anciennes connaissances. Le dernier concert de la tournée a lieu le 8 décembre à Hong Kong, avec un Bowie manifestement ému (chose rare) car c'est surtout le troisième anniversaire de la mort de John Lennon. Il conclut le show par la chanson “Imagine”.
À l’origine, un album live tiré du Serious Moonlight Tour aurait dû sortir, mais pour une raison ou une autre, il n’a jamais dépassé le stade du mixage. Contraint par son nouveau label de sortir un album au plus vite, Bowie retourne sans aucune inspiration en salle d’enregistrement. Il s’y ennuie ferme et le résultat, intitulé Tonight (1984), est un album où le manque de motivation se fait très clairement entendre. La pochette, une sorte d’hommage au travail de Gilbert et Georges, doit sûrement décourager plus d’un acheteur, à juste titre. Il n’y a que deux morceaux totalement signés par Bowie seul: “Loving The Alien”, le meilleur titre, encore écoutable aujourd’hui contrairement au second, “Blue Jean”, qui est cependant le tube de l’époque. Carlos Alomar, le guitariste de retour dans les troupes de Bowie, déclarera en interview que c’est le clip qui a vendu cette “putain de chanson”. En effet, au lieu d’un clip ordinaire, Bowie a opté pour un court-métrage réalisé par Julien Temple (futur réalisateur d’Absolute Beginners). C’est une comédie légère de 22 minutes où le chanteur joue deux rôles: celui de Vic, un fan ahuri, et d’une idole musicale nommée Screaming Lord Byron, parodiant ses avatars des années 70. Il est diffusé dans les salles de cinéma en ouverture du film La Compagnie des loups (The Company of Wolves, 1984) de Neil Jordan, à la télévision française sur la toute nouvelle chaîne Canal+, et une version écourtée sera utilisée sur MTV.
Avec Tina Turner
Le reste de l’album est composé notamment de deux morceaux coécrits avec Iggy Pop, dont une qu’ils chantent en duo, “Dancing With The Big Boys” (en réalité le début de la chanson passe encore, c’est après un petit moment que ça devient dur de résister à l’envie de couper le son), et “Tumble And Twirl” qui n’est pas plus extraordinaire. Et puis, il y a les reprises: “God Only Knows” des Beach Boys (le sympathique morceau original a pourtant de quoi inspirer Bowie, mais finalement sa reprise est très paresseuse), “I Keep Forgettin'” de l’obscur Chuck Jackson, et trois chansons du répertoire de l’iguane qu’il a coécrites (“Tonight” et “Neighbourhood Threat” de l’album Lust For Life) ou qu’Iggy Pop a écrit seul (“Don’t Look Down” de l’album suivant, New Values). La reprise de “Tonight” en duo avec sa nouvelle conquête, Tina Turner qui vient alors de retrouver le succès après une traversée du désert, est ce que Bowie a sûrement fait de plus désastreux au cours de sa carrière. À peine sorti, l’album Tonight est désavoué par son auteur. Avec ce seul album, Bowie perd une partie de son public acquis en 1983 et ses fans de la première heure qui commencent à le rejeter sérieusement. Pour la première fois depuis les années 60, Bowie s’est avéré médiocre et faisant de mauvais calculs. Visionnaire au flair incroyable dans les années 70, il est passé en deux ans d’artiste du présent en 1983 à homme du passé en 1984.
Avec Michelle Pfeiffer dans Série noire pour une nuit blanche
Le chanteur se dirige à nouveau vers le cinéma, interprétant le rôle du tueur Colin Morris dans une très bonne comédie noire (du même style qu’After Hours de Martin Scorsese sorti en même temps), Série noire pour une nuit blanche (Into The Night), avec l’excellent Jeff Goldblum et la sublime Michelle Pfeiffer, mis en scène par John Landis. Son rôle est un peu plus consistant que les nombreux caméos de stars (dont plusieurs réalisateurs) que compte le film, de David Cronenberg à Dan Ayckroyd, de Don Siegel à Roger Vadim en passant par Jim Henson ou Jonathan Demme. L’année 1984 se termine sur une commande, toujours pour le cinéma: il enregistre la chanson du film de John Schlesinger Le Jeu du faucon (The Falcon and the Snowman), avec le guitariste de jazz new-age Pat Metheny et son groupe. Heureusement pour Bowie, cette chanson baptisée “This Is Not America” est plutôt très bonne et redore un peu son blason après la catastrophe de Tonight. À cette époque, il refuse de jouer les bad guys dans l’épisode Dangereusement vôtre (A View To A Kill) de la saga 007 avec Roger Moore, pour la bonne raison qu’il trouve le scénario très mauvais (la photo d’illustration à gauche a été prise dans les années 2000, Bowie prend la pose bondienne juste pour la plaisanterie). De toute façon, Christopher Walken, qui s’est teint et coiffé les cheveux “à la Bowie” pour l’occasion, le remplace magistralement aux côtés de Grace Jones.
Avec son demi-frère Terry.
L’année 1985 démarre tragiquement: son demi-frère, Terry Burns, se suicide en s’allongeant sur une voie de chemin de fer. La presse reproche l’absence de Bowie à ses obsèques. En effet, le chanteur a préféré ne pas y aller, et envoyer simplement des fleurs et une lettre d’à peine quelques lignes (“Tu as vu plus de choses que l’on ne saurait l’imaginer, mais tous ces moments seront perdus, comme des larmes emportées par la pluie. Dieu te bénisse – David”) qui sonnent étrangement comme les dernières paroles de Rutger Hauer à la fin de Blade Runner. Malgré les graves problèmes psychologiques de son demi-frère et les appels de sa mère via la presse pour qu’il vienne le voir, Bowie est resté éloigné de sa famille depuis 1982, année où il a décidé de “filtrer” ses connaissances, niant son passé et le réécrivant sans arrêt, refusant même d’inviter ses anciens amis, les personnes qu’il a connu durant son enfance, ceux qui ont joué dans ses premiers groupes, son ex-femme Angie, etc. Il n’en a jamais parlé en interviews.
Summer's here and the time is right, For dancing in the streets (“Dancing In The Streets”)
Bowie invite Mick Jagger à enregistrer en duo avec lui une reprise du tube “Dancing In The Streets” des Martha And The Vendellas, qui s'avérera extrêmement médiocre (seuls les Van Halen auront finalement su en faire une excellente version rock) et tournent un clip kitschissime, histoire de montrer que le mouvement punk n’a pas eu raison des anciennes idoles du rock. En juillet, le Live Aid, double concert à but caritatif organisé par Bob Geldoff, remplit le stade Wembley à Londres (et en même temps le J.F. Kennedy stadium de Philadelphie). La programmation est immense: entre les jeunes mais déjà extraordinaires Irlandais de U2, les Led Zeppelin qui se sont reformés pour l’occasion avec Phil Collins en remplaçant de John Bonham, les Queen qui exécutent la prestation la plus appréciée du public, et notre chanteur qui propose également un spectacle formidable, notamment en chantant “"Heroes"” qu’il dédie “à son fils, aux enfants du public et à tous les enfants dans le Monde”.
George Lucas, David Bowie, Jim Henson
The best of the last, the cleanest star they ever had (“Cracked Actor”)
En 1985 toujours, Bowie tourne dans deux films pour lesquels il compose également des morceaux de la bande originale. C’est d’abord une mauvaise comédie musicale britannique à gros budget, de Julien Temple, avec l’exquise Patsy Kensit, chanteuse des Eight Wonder. Absolute Beginnners décrit le monde de la jeunesse londonienne des années cinquante et les premières émeutes raciales. David Bowie incarne un publicitaire avide et cynique, et on peut le voir exécuter des claquettes. À éviter, donc. Il a composé trois chansons: une reprise du tube italien “Volare”, “That’s Motivation” et bien sûr la célèbre chanson-titre, seul vestige de toute cette entreprise, “Absolute Beginners”. Plus intéressant est Labyrinthe (Labyrinth), une comédie de science-fiction produite par Georges Lucas, écrite par Terry Jones des Monty Python et réalisée par Jim Henson, créateur du Muppet Show, mettant en scène David Bowie dans le rôle de Jareth, le roi des gobelins, aux côtés de l’adolescente déjà très talentueuse du chef-d’œuvre de Sergio Leone Il était une fois en Amérique (Once Upon A Time In America, 1984) et de Phenomena (Dario Argento, 1985), Jennifer Connelly. Le charme kitsch de cette parodie d’œuvres fantastiques (Alice au pays des merveilles, Le Magicien d’Oz, entre autres), destinée aux enfants, fait toujours rêver petits et grands aujourd’hui, et garde un statut de petit film culte des années 80, même si dans le genre science-fiction avec marionnettes, Dark Cristal (1982, toujours de Jim Henson et coréalisé par Frank Oz) est meilleur. Labyrinthe comporte en outre un deuxième degré de lecture, plus adulte, sur l’éveil de la sexualité chez la jeune héroïne, avec tour à tour l’attirance et la répulsion éprouvées vis-à-vis de Jareth, ce roi efféminé. La bande originale que David Bowie a composé avec Trevor Jones est un peu trop synthétique, mais on retiendra à la rigueur “Magic Dance”, ersatz de “Let’s Dance” pour les mioches.
En 1986, Iggy Pop sort son album le plus commercial (et depuis renié par son auteur), Blah Blah Blah, produit par Bowie qui a également coécrit cinq chansons dont la meilleure, “Shades”, même si elle sonne aussi pop que le reste du disque. Inécoutable aujourd’hui, “Real Wild Child (Wild One)” devient à l’époque un grand tube pop, le seul dans la carrière d’Iggy Pop. La même année, Bowie enregistre la très bonne chanson-titre du film d’animation When The Wind Blows de Jimmy T. Murakami. Le reste de la bande originale a été composée par Roger Waters des Pink Floyd.
Tonight n’a pas suffit, Bowie remet le couvert. Enregistré juste après les sessions de Blah Blah Blah et sorti en 1987, ce nouvel album est aussi insignifiant et bâclé de son prédécesseur, mais néanmoins plus dense et plus varié (le style musical dominant est une sorte de plastic reggae). L’abominable pochette, où Bowie saute au centre d’une piste de cirque regroupant des objets symbolisant chaque chanson, annonce la couleur de Never Let Me Down, et l’horreur commence dès le premier morceau, “Day-In Day-Out”, une pâle auto-parodie où la voix de Bowie n’a plus aucun style. On retiendra au moins le titre où il chante encore relativement bien: “Never Let Me Down”, titre ironique mais évidemment très évocateur, qui a finit par donner son nom au disque. On achève bien les chevaux Son clip réalisé par Jean-Baptiste Mondino, montrant une compétition de danse dans une salle de sport avec des couples exténués qui se forcent à danser sur la musique de Bowie, se réfère évidemment à On achève bien les chevaux (They Shoot Horses Don’t They?, 1969) de Sydney Pollack. Pour quiconque ayant un minimum de bon goût, il est impossible d’écouter le reste de l’album en entier, ou sans grimacer, d’autant qu’un morceau comme “Too Dizzy” est tellement indigne de son auteur, tant musicalement que dans les textes, que Bowie l’a supprimé de la réédition de l’album dans les années 90. Notons que dans “Shining Star (Makin’ My Love)”, Bowie a invité l’acteur Mickey Rourke, qui vient juste de tourner dans Angel Heart d’Alan Parker et qui est alors au top de sa popularité (durant sa période belle gueule du moins), pour lui donner la réplique dans une sorte de rap au milieu d’une chanson finalement pas si déplaisante, comparée au reste bien sûr.
Pour tenter de renverser les critiques unanimement défavorables, Bowie prépare la tournée la plus chère et la plus ambitieuse de toute sa carrière, plus encore que celle de Diamond Dogs. Il demande à Pepsi d’en être le sponsor et tourne pour eux un spot publicitaire avec Tina Turner, ce qui choque beaucoup de monde vu l’opinion négative de Bowie sur l’impérialisme américain. Le Glass Spider Tour est un show démesuré, le plus grand jamais fait, tellement énorme que la majorité des spectateurs ne comprennent absolument rien à ce qui se passe sur scène. David Bowie, obligé de porter des costumes flashy histoire de se faire reconnaître, y apparaît minuscule, au milieu d’un immense bazar affreusement toc (une araignée géante surplombe la scène), effectuant des chorégraphies improbables, descendant sur scène en rappel ou attaché à un siège, et avec une tonne d’accessoires inutiles. Rien n’est laissé au hasard, tout est préparé, comme ces scénettes incompréhensibles entre lui et sa troupe de cinq danseurs-acteurs, avec Bowie qui parle et chante en playback, ce qui est une première dans son cas (il faut reconnaître qu’il est impossible de bien chanter tout en dansant) et forcément, tout sonne faux. Les écrans supposés retransmettre le show ne fonctionnent pas toujours, il y a également des problèmes de son et le beau temps n’est pas souvent de la partie (le comble pour un spectacle qui ne peut se jouer qu’en plein air). Bowie a vu trop grand. En plus, la veille du concert à Dallas, une Américaine l’accuse de l’avoir violée, et qu’il se serait ensuite vanté de lui avoir refilé le Sida. L’affaire est grave et Pepsi décide de se retirer de la tournée. Bowie a bien eu des relations sexuelles avec cette femme, mais consenties. Il se soumet à un test de dépistage puis, six semaines plus tard, un grand jury rejette toutes les accusations de viol après deux heures d’audience. Mais l’immense campagne anti-Bowie qui en a découlé, menée par la presse et les tabloïds anglais, a eu des effets catastrophiques sur lui. Non seulement cette histoire l’affecte, lui personnellement et sa crédibilité, mais en plus la presse spécialisée critique violemment le nouveau disque comme cette tournée, tous deux jugés ennuyeux, pauvres en idées et déjà terriblement démodés.
Prayers they hide the saddest view (“Loving The Alien”)
À la fin de l’année 87, Bowie remplace Sting initialement prévu pour jouer le rôle de Ponce Pilate dans un film de Martin Scorsese, La Dernière tentation du Christ (The Last Temptation Of Christ). Basé sur un roman éponyme de Nikos Kazantzakis, le film créera une grosse polémique en Amérique comme en France, où une salle de cinéma de Paris sera incendiée par un groupe de fanatiques catholiques, blessant plusieurs personnes. Notre chanteur donne la réplique à William Dafoe (qui interprète Jésus), et comme pour Série noire pour une nuit blanche, son rôle est court mais très convaincant. Le film comporte beaucoup de qualités, notamment la distribution, la mise en scène et la superbe bande originale de Peter Gabriel. Musicalement, David Bowie n’a pas attendu longtemps avant d’émettre lui-même des jugements sévères concernant sa production des années 80. Une fois sorti de la tournée Glass Spider, il s’est senti dépassé par son vrai/faux statut de rock star qui remplit les stades. Son attachée de presse lui a transmis une cassette démo de son mari guitariste, Reeves Grabels. Impressionné, Bowie le rencontre. Grabels est un fan de Bowie, mais pas de Let’s Dance ni des albums qui ont suivi. Il redonne espoir à un chanteur quarantenaire et alors conscient d’être dans une impasse artistique. Le guitariste le convainc de se diriger vers un son rock plus puissant. Bowie l’embauche, puis fait appel aux frères Sales (Tony à la basse et Hunt à la batterie) qui faisaient partie de la bande de Lust For Life, et décide de créer un groupe, un quatuor dans lequel il se dissimulera en tant que “simple” membre (au chant et à la guitare): Tin Machine.
Tin machine, Tin machine, Take me anywhere (“Tin Machine”)
Ils commencent par enregistrer des démos d’essais qui s’avèreront concluantes. Un de leurs premiers morceaux, “Now”, introuvable sauf en bootleg et sur YouTube, dans les deux cas en mauvaise qualité, est un excellent démarquage trash de “Look Back In Anger” (de Lodger) qui se transforme peu à peu en une ébauche du morceau “Outside” (Outside, 1995). La filiation entre les deux chansons est très claire dans cette version. Très influencés des Pixies, les Tin Machine sortent trois disques (Tin Machine I en 1989, Tin Machine II en 1991 et un concert, Tin Machine Live: Oy Vey, Baby en 1992), qui rencontrent peu de succès commercial mais qui permettent à Bowie de retrouver sa crédibilité rock. De nos jours, certains critiques y voient même une anticipation sur le grunge et Nirvana. Le manque de succès du premier album pose quelques soucis avec la maison de disques, qui a plus de mal à accepter que Bowie préfère retourner en studio pour enregistrer un deuxième album avec ce groupe, plutôt que d’essayer de faire un nouveau Let’s Dance. À une époque où le hard rock des Guns n’ Roses domine les charts américains, Bowie, dans un énorme pas en arrière, semble renier sa personnalité et tout ce qu’il a fait, pour faire de son groupe une sorte de gang viril avec une ambiance chaotique, un son saturé et des textes machos comme celui de la chanson “Pretty Thing”: “Pretty little girl let your sweet thing sway (...), Tie you down pretend you're Madonna” (“Jolie petite fille laisse ta douce chose osciller... T’attacher, faire comme si tu étais Madonna”). Pour les journalistes comme les fans, Tin Machine est la troisième balle que Bowie se tire dans le pied après Tonight et Never Let Me Down (et bien sûr la tournée Glass Spider qui l’accompagne). S’il est vrai que les disques de ce groupe ne marqueront pas l’histoire du rock, ils possèdent toutefois quelques bons titres comme “Crack City”, “Video Crime” ou “Baby Can Dance” (Tin Machine I), “Shopping For Girls”, “Amlapura” ou “You Belong In Rock & Roll” (Tin Machine II). Par contre, le troisième disque (Oy Vey, Baby, jeu de mots avec Achtung Baby de U2) est un album live très bruyant et difficile d’accès. D’ailleurs à sa sortie en 1992, il n’entre dans aucun hit-parade, ni américain, ni anglais. Un journal britannique publie même une nécrologie de David Bowie en guise de critique.
Ainsi s’achève le court chapitre Tin Machine, de façon assez humiliante. Entre les deux albums studios, en 1990, Bowie est redevenu Bowie le temps d’une grande tournée mondiale intitulée Sound + Vision, durant laquelle il a rejoué tous ses standards du passé. Il est également l’invité-surprise d’un concert de Morrissey en 1991, pour chanter en duo avec lui “Cosmic Dancer” de T-Rex. Puis il est retourné sur les plateaux, mais d’abord ceux de la télévision où il a retrouvé John Landis pour le premier épisode de la deuxième saison de la série Dream On. Il y incarne un réalisateur cynique et antipathique, au fume-cigarette constamment vissé dans la bouche, et s’avère brillant et plein d’humour. Sa dernière scène est très drôle. Au cinéma, David Lynch fait apparaître brièvement sa silhouette fantomatique dans Twin Peaks: Fire Walks With Me, adapté de sa série télévisée.