Joseph Conrad

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Strum
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Message par Strum »

Merci Phylute! Va pour Nostromo donc (je viens de faire une rapide recherche et cela a l'air passionnant).
Strum
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Message par Strum »

J'ai fini hier Nostromo de Conrad.

C'est absolument époustouflant.

Un mot sur la structure narrative et la construction du roman d'abord. Conrad se permet à peu près tout, comme si l'inspiration lui était venu au gré de la plume et de l'humeur. Jamais sans doute un tel roman d'aventures, si déséquilibré, si touffu, si libre, dans sa narration, ne passerait aujourd'hui les fourches caudines d'un éditeur sans changement. Le livre prend parfois la forme d'une succession de portraits psychologiques car ce sont les tempéraments des personnages, tous fouillés, qui font avancer la narration.

Lord Jim et Au Coeur des Ténèbres sont des romans d'aventures métaphysiques. Nostromo conserve en partie cette caractéristique mais se paie en plus le luxe de décrire la progressive domination de l'esprit du du capitalisme au XIXe siècle sur les joutes des hommes et de raconter les conséquences de cette domination sur la psyché humaine. Presque tous les personnages du roman recouvrent du vernis de l'idée et du rêve les intérêts matériels qu'ils défendent, qu'ils perçoivent comme autant d'idéaux. On reconnait là l'esprit du capitalisme, tel que l'a analysé Max Weber dans un livre célèbre (et génial) de 1905. Il est stupéfiant de penser que Nostromo a été publié en 1904, soit un an avant que Max Weber ne marque les sciences sociales de son ouvrage. D'autant que Conrad va plus loin que Weber en montrant in fine que ce qui ce qui est un idéal de justice aux yeux du patron capitaliste peut être perçu comme une force d'oppression par les travailleurs et le peuple. Conrad anticipe ici les révolutions ouvrières du 20e siècle. Le cycle ne finira jamais comme le déplore Ms. Gould. Le pessimisme conradien se teinte ici d'une prescience qui rappelle le Dostoïevski des Démons.

Le style du roman est à la fois vigoureux et poétique - il permet à la fois aux contemplatifs de rêver et aux esprits plus analytiques de réfléchir aux thèmes et aux enseignements conradiens. Sulaco, à mi-chemin des ténèbres de son golfe et de la blancheur immaculée de l'Higuerota qui la surplombe, est à la fois le lieu d'un rêve, celui du capitaliste Charles Gould, et le théâtre des exploits de Nostromo.

Il n'est pas facile de rentrer dans Nostromo du fait de sa structure si lâche, avec ces multiples personnages qui entrent et sortent du théatre de l'Histoire si soudainement, mais au bout du compte que d'émerveillements ! Cela faisait longtemps que je n'avais pas lu un aussi grand livre. Le "magnifique Capataz des Cargadores" a gagné : sa réputation lui survivra.
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Message par phylute »

Heureux homme :D
Les films sont à notre civilisation ce que les rêves sont à nos vies individuelles : ils en expriment le mystère et aident à définir la nature de ce que nous sommes et de ce que nous devenons. (Frank Pierson)
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Jeremy Fox
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Message par Jeremy Fox »

phylute a écrit :Heureux homme :D
Yes, maintenant, tu devrais essayer Fortune, plus accessible et tout aussi beau
Strum
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Message par Strum »

Merci ! Je note pour Fortune, mais ça ne sera pas pour tout de suite vu la pile de livres qui m'attend (a priori, c'est Le Premier Homme de Camus, qui suit).
dmonteil
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Message par dmonteil »

Je viens de finir Heart of Darkness. Etant un fan absolu de Apocalypse Now (un des plus grand film de l'histoire du cinéma), je voulais vraiment le lire.
Bien sûr, je ne pouvais qu'être déconcerté par la tournure du livre, le sort des personnages (Marlow et Kurtz), mais il en sort au final une aventure surtout interieur, une remise en question permanente du narateur, une recherche de l'âme humaine et même du berceau de l'humanité (la nature, principalement l'eau, le retour à l'état "primaire"), et donc, en gros, tout ce qui fait la force du film de Coppola.
Le livre critique aussi de façon impressionante et véhémante le colonialisme et la folie de l'homme moderne (se prendre pour Dieu).

Atention je vais raconter ma vie:
Je suis étudiant en Master 1ère année d'anglais, et on doit faire un mémoire pour la fin de 2ème année. Ca me trote dans la tête depuis longtemps, mais là je pense que je vais sauter le pas: je vais faire ce mémoire sur l'opposition/comparaison entre Heart of darkness et Apocalypse Now. C'est tendu, surement super difficile, mais j'ai un peu 2 ans pour le faire, et entre les thématiques, les personnage, les analyse de passages, les ressemblances et diférences, etc...je pense vraiment qu'il ya dde quoi faire!)
Voilàj'ai fini de raconter ma vie.

En tout cas, le livre est incroyablement fascinant, et je dois m'attaquer de ce pas au reste des Conrad.
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MJ
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Message par MJ »

Yep!

Va pour Nostromo que j'entame aujourd'hui.
"Personne ici ne prend MJ ou GTO par exemple pour des spectateurs de blockbusters moyennement cultivés." Strum
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Message par Abronsius »

dmonteil a écrit :Je viens de finir Heart of Darkness. Etant un fan absolu de Apocalypse Now (un des plus grand film de l'histoire du cinéma), je voulais vraiment le lire.
Bien sûr, je ne pouvais qu'être déconcerté par la tournure du livre, le sort des personnages (Marlow et Kurtz), mais il en sort au final une aventure surtout interieur, une remise en question permanente du narateur, une recherche de l'âme humaine et même du berceau de l'humanité (la nature, principalement l'eau, le retour à l'état "primaire"), et donc, en gros, tout ce qui fait la force du film de Coppola.
Le livre critique aussi de façon impressionante et véhémante le colonialisme et la folie de l'homme moderne (se prendre pour Dieu).

Atention je vais raconter ma vie:
Je suis étudiant en Master 1ère année d'anglais, et on doit faire un mémoire pour la fin de 2ème année. Ca me trote dans la tête depuis longtemps, mais là je pense que je vais sauter le pas: je vais faire ce mémoire sur l'opposition/comparaison entre Heart of darkness et Apocalypse Now. C'est tendu, surement super difficile, mais j'ai un peu 2 ans pour le faire, et entre les thématiques, les personnage, les analyse de passages, les ressemblances et diférences, etc...je pense vraiment qu'il ya dde quoi faire!)
Voilàj'ai fini de raconter ma vie.

En tout cas, le livre est incroyablement fascinant, et je dois m'attaquer de ce pas au reste des Conrad.
Voilà un travail qui va être passionnant...
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Message par Randolph Carter »

Il y a un roman de Conrad que vous n'avez pas cité, qui est généralement peu apprécié des happy few et qui mérite le détour :"Le Frère-de-la-côte" dont Terence Young a tiré un film honorable avec Anthony Quinn:"The Rover"(Peyrol le boucanier).
Spoiler (cliquez pour afficher)
Roman qui possède l'énorme avantage d'être beaucoup plus court que "Fortune" ou "Nostromo". :mrgreen:
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Strum
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Message par Strum »

Fortune de Conrad

Etonnant roman que voilà, où Conrad, via son alter ego Marlow, se livre plus que jamais.

J'ai quelques réserves sur la construction qui m'a paru inutilement alambiquée, là où elle coule de source dans Lord Jim et Nostromo. J'en ai ressenti une certaine lourdeur lors des deux cents premières pages, qu'il faut pouvoir digérer. Pour le reste, quel beau livre !

Plus encore que de coutume, c'est le livre d'un psychologue nous faisant part de ses observations. D'où sans doute, cette densité toute conradienne au début du livre. Ce sont des cas psychologiques qui intéressent Conrad. La différence toutefois entre Conrad et d'autres écrivains de la même époque, eux aussi contemporains de l'invention de la psychanalyse, c'est l'extraordinaire probité dont fait preuve Conrad lorsqu'il décrit, par l'intermédiaire de Marlow, les affres d'un personnage. Marlow nous le dit lui-même, il n'est pas omniscient. Parfois, il "ne sait pas" ce qui motive tel acte, il ne peut percer tout à fait le mystère des êtres qui l'entourent. Mais tel un enquêteur, il arrive parfois, à coup d'observations souvent lumineuses, de suppositions audacieuses, à reconstituer tel cheminement psychologique, tel comportement incompréhensible aux yeux des plus obtus, bref, à nous associer à sa quête de vérité. Car Marlow, doué d'empathie, veut trouver le mot juste lorsqu'il décrit ses semblables. Et lorsqu'il hésite, nous hésitons avec lui à condamner.

Les thèmes conradiens habituels, ceux propres à la difficulté qu'éprouvent les hommes à réconcilier la réalité et leur idéalisme forcené sont présents. Mais, et c'est pour moi nouveau (si l'on excepte Mme Gould dans Nostromo), Conrad confère surtout une large place à la manière dont la femme perçoit le monde. Il s'agit du monde du début du siècle où la femme était dépendante de l'homme, était parfois une victime passive, prisonnière de cruelles conventions, du hasard ou de la Chance (d'où le titre français Fortune). A cet égard, l'histoire de Flora de Barral est exemplaire. Certaines observations de Conrad ne correspondent donc plus à la réalité. D'autres conservent leur acuité, notamment sur la lucidité des femmes, la folie (le fou qui ne pense pas, mais qui a quelque chose en lui qui pense) l'esprit chevaleresque de certains hommes, etc...

Il me reste maintenant une question à élucider : après Nostromo, Lord Jim, Fortune, Au Coeur des ténèbres, que lire ? Y-a-t-il d'autres livres de Conrad de ce calibre ?
missme
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Message par missme »

MJ a écrit :Yep!

Va pour Nostromo que j'entame aujourd'hui.
:D
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Message par MJ »

Terminé depuis un moment. Et j'ai été entièrement conquis.

Entièrement d'accord avec mon pote Strum, que j'ai relu à l'instant. :D
"Personne ici ne prend MJ ou GTO par exemple pour des spectateurs de blockbusters moyennement cultivés." Strum
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MJ a écrit :Terminé depuis un moment. Et j'ai été entièrement conquis.
Entièrement d'accord avec mon pote Strum, que j'ai relu à l'instant. :D
:D Si tu ne l'as pas déjà lu, je te conseille maintenant Lord Jim.
missme
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Message par missme »

MJ a écrit :Terminé depuis un moment. Et j'ai été entièrement conquis.

Entièrement d'accord avec mon pote Strum, que j'ai relu à l'instant. :D
:oops:
oups oui par regardé la date de ton post
Joe Wilson
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Message par Joe Wilson »

Je viens de lire Nostromo pour la troisième fois et, impression magnifique, j'ai enfin eu l'impression de ressentir toutes les richesses du livre, que je n'avais fait qu'entrapercevoir jusqu'alors.
La première partie, très abrupte narrativement, "L'argent de la mine", qui m'apparaissait jusqu'alors touffue et difficile d'accès, m'a finalement semblé d'une limpidité exemplaire. Après avoir épousé le rythme de l'écriture de Conrad, le bonheur est quasi constant de bout en bout.
Nostromo est à la fois un roman d'aventures d'une exceptionnelle intensité, et une formidable exploration de l'âme humaine. La finesse psychologique conradienne est ici à son sommet, et le moindre personnage, même si son rôle ne dépasse pas quelques paragraphes, prend une importance symbolique rare.
Conrad scelle dans Nostromo le sort d'un certain idéalisme pragmatique, d'une avancée de civilisation qui ne peut déboucher que sur la ruine. L'attrait de la mine de San Tomé, et "des intérêts matériels" qu'elle peut offrir, hante absolument toutes les actions du livre. Mais l'utopie qui veut substituer aux passions humaines un ordre supérieur fondé sur la prospérité économique ne peut que se détruire d'elle-même.
Pourtant, les personnages de Nostromo connaissent, pour certains d'entre eux, un destin glorieux, comme si seuls les gestes désespérés gardaient une importance, et qu'un morceau de bravoure, aussi mince soit-il, prenait l'intensité tragique d'une épopée. Je pense notamment à Martin Decoud, dont la défiance par rapport à la vie et au destin d'un pays qui l'attristait, finira par s'effacer face à un sacrifice exalté, révélation de passions qui jusqu'alors s'étaient tues.
Decoud et Nostromo forment un duo mémorable...peu de choses semblent pourtant rapprocher l'intellectuel parisien du charismatique marin gênois. Tous deux apparaissent cependant désintéressés quant au futur ordre politico-économique de Sulaco. Les responsabilités d'un avenir sont loins, et rien ne pourrait combler une même solitude insurmontable, une lucidité décisive qui comme conscience de leur propre finitude, les amène malgré tout à apprivoiser la folie et à tenter l'incomparable pour le prix d'une gloire imaginaire, mais ultime preuve d'une fierté passionnée. On entre dans le domaine du rêve et, par sa présence magnétique et fascinante, le capitaine Gian'Battista Fidanza devient le Capataz des cargadores Nostromo, dont la mémoire conserve une splendeur intouchable dans son éternité.
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