Il y a encore quelques années, j’aurais bien été incapable de dire quoi que ce soit sur le sujet. Bien que mélomane, je ne connaissais pratiquement rien de l’accompagnement musical des films muets alors que je collectionnais les disques des ‘scores’ de Miklos Rozsa ou Erich Wolfgang Korngold. Mais, maintenant, je me rends compte à quel point la musique est importante pour un film muet. J’ai vu des films sans accompagnement (cela ne pose pas de problèmes), avec des accompagnements modernes, traditionnels, des partitions originales ou de nouvelles compositions. J’en ai tiré la conclusion que les très bonnes musiques sont rares. Mais, quand on en trouve une, alors soudain le plaisir que l’on éprouve en voyant un film s’en trouve décuplé.
Dans les premières années, un film muet n’avait de partition originale sauf pour des films prestigieux comme La Naissance d’une Nation (musique de Joseph Breil) ou pour Le Lys Brisé (Louis-Ferdinand Gottschalk), tous deux de Griffith. Mais, ces deux partitions, en particulier celle de Breil n’est en fait qu’une compilation de musique classique (La chevauchée des Walkyries de Die Walküre de R. Wagner) et traditionnelle (chansons populaires). La partition n’a pas vraiment de cohésion interne. De même, celle de The Hunchback of Notre-Dame (1923) de Donald Hunsberger, qui a été diffusée sur Arte l’année dernière. On a la désagréable impression d’écouter une compilation décousue, bien qu’elle ait été enregistrée par un musicien aussi prestigieux que Robert Israel.
Les autres films étaient accompagnés par des pianistes, des organistes ou des petits ensemble de chambre dans les cinémas en suivant ‘un conducteur’ [cue sheet] qui donnait la liste des chansons ou autres mélodies populaires à jouer sur le film.
Alors que faire ? Il y a deux écoles. Celle de Gillian Anderson (rien à voir avec la Scully des X-Files ! ) qui travaille au MoMA et restaure les partitions originales avec leurs défauts. Je me souviens d’avoir assisté à une projection de Way Down East (A travers l’orage) en 1990 avec une telle partition. Elle utilisait beaucoup la musique traditionnelle américaine et c’était la partie la plus réussie du film. Mais pour le sauvetage final, nous avons entendu l’inévitable final de l’ouverture de Guillaume Tell de Rossini. C’est maintenant un poncif alors qu’à l’époque cela devait avoir un effet formidable sur le public de 1921.
L’autre école, celle de Carl Davis, est de s’inspirer de la partition originale en la modifiant profondemment pour lui donner un style qui l’unifie. Il a travaillé ainsi sur Le Lys Brisé. Il a remodelé complètement les thèmes de Gottschalk qui sont souvent sirupeux. Le résultat est étonnant. J’ai vu pour la première fois Le Lys Brisé vers 1985 lors du Ciné-Club de C.-J. Philipe sur Antenne 2. A l’époque, je n’avais pas fait attention à la musique, mais le film m’avait totalement bouleversé. Je l’ai revu bien des années après dans différentes versions dont une avec la musique originale de Gottschalk. Bizarre… je ne retrouvais pas le film qui m’avait tant ému. Puis, par chance, j’ai réussi à trouver la version avec la musique de Davis. Et là, j’ai compris. C’était cette version-là que j’avais vue. (elle n’est malheureusement disponible qu’en laser disc) La même expérience n’est arrivé également pour The Thief of Bagdad (Le voleur de Bagdad) également découvert lors d’un Ciné-Club. La partition de Davis inspirée de Rimsky-Korsakov (Shéhérazade et Sadko en particulier) donne au film des ailes. (J'ai rencontré néanmoins un archiviste distingué qui m'a dit avoir détesté la partition de Davis sur ce film! )
Plus tard, des musiciens classiques furent embauchés pour composer des partitions originales. Mais, nous sommes là vers la fin des années 20. Chez les russes, il y a bien sûr les musiques formidables de Chostakovitch, Prokofiev et Edmund Meisel. En France, je pense à des exemples fort intéressants. René Clair avec son Entr'acte détonnant et surréaliste demande une partition à Erik Satie (quelle idée de génie !). Abel Gance travaille avec Honegger sur La Roue et Napoléon. Et Raymond Bernard utilise les services d’Henri Rabaud pour ses deux grands films historiques épiques : Le Miracle des Loups et Le Joueur d’Echecs.
En Amérique, les films muets commencent à être sonorisés dans les dernières années du muet. Si vous avez acheté le DVD de Seventh Heaven (L’heure suprême) de Borzage, vous avez entendu le ‘Movietone score’ original. Il contient en général une chanson qui était vendue sous forme de ‘sheet music’. Je ne suis que rarement convaincue par ces musiques qui restent toujours des compilations et sont souvent très sirupeuses. Un bon exemple est Evangeline d’Edwin Carewe avec la belle Dolores del Rio. Ces bandes-sons comportent parfois également des bruitages qui ne sont pas vraiment nécessaires. Hollywood en général ne faisait pas appel à de grands musiciens comme en Europe. (Cela ne viendra que plus tard, au milieu des années 30.)
Donc, de nos jours, on cherche rarement à reprendre une musique originale sauf si elle est exceptionnellement bonne comme celle du Joueur d’Echecs ou d’Entr’acte ou du Cuirassé Potemkine. Les musiciens de film peuvent laisser libre cour à leur imagination et créer une nouvelle partition. Je voudrais juste évoquer quelques partitions que j’ai trouvé particulièrement remarquables dans les DVD publiés ces dernières années. (la suite bientôt!)
Quelques DVD et CD:
Le Cuirassé Potemkine (musique Edmund Meisel) sur DVD Z1 Kino International.
Le Joueur d’Echecs (musique Henri Rabaud) sur DVD Z1 Milestone Films/Image Entertainment.
Napoléon (fragments de la musique d’Arthur Honegger) sur CD Melodiya (A. Honegger/Orch. Symph. D’URSS/G. Rozhdestvensky/ MCD212).
El Dorado de Marcel L'Herbier (musique de François-Marie Gaillard) DVD Z2 Gaumont.
The Hunchback of Notre-Dame (musique Donald Hunsberger) sur DVD Z1 Image Entertainment (the Ultimate Edition).
The Birth of a Nation (musique Joseph Breil) sur DVD Z1 Kino International.
Sunrise (bande-son originale ‘Movietone’ de Hugo Riesenfeld) sur DVD Z1 Fox.
Diffusés sur Arte récemment :
Markens Grøde (L’éveil de la glèbe, 1921) de G. Sommerfeldt. Musique originale de Leif Halvorsen.
Der Rosenkavalier (Le Chevalier à la rose 1925) de R. Wiene. Musique originale de Richard Strauss.
Entr'acte (1924) de René Clair. Musique originale d'Erik Satie.
Rapsodia Satanica (1916) de Nino Oxilia. Musique originale de Pietro Mascagni.
Autres films avec leurs partitions originales:
La Nouvelle Babylone (L.Trauberg & G. Kozintsev, 1929) musique de Dimitri Chostakovitch
L'assassinat du Duc de Guise (1908) Camille Saint-Saëns
Ballet mécanique (F. Léger, 1924) George Antheil
Seule (L.Trauberg & G. Kozintsev, 1931) Dimitri Chostakovitch
Le Petit Chaperon Rouge (A. Cavalcanti, 1929) Maurice Jaubert
Montagnes d'or (Youtkevitch, 1931) Dimitri Chostakovitch
Carmen (J. Feyder, 1926) Ernesto Halffter Escriche