Cinéma et Musique - Le Jazz

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Phnom&Penh
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Cinéma et Musique - Le Jazz

Message par Phnom&Penh »

Jazz et Cinéma : Eva (1962) de Joseph Losey
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Relativement mal aimé, Eva est un film fait de secrets et de mystères. Les frères Hakim avait acquis les droits du roman de James Hadley Chase pour donner le rôle à Jeanne Moreau qui, avec le succès de Jules et Jim de François Truffaut, était devenue une grande star internationale. Ils avaient prévu de proposer le projet à Jean-Luc Godard, qui refusa, et c’est Jeanne Moreau qui leur a suggéré de faire réaliser le film par Joseph Losey.

Eva est la premier film à gros budget que Joseph Losey réalisera en Europe, et c’est aussi son premier film avec une grande star. Il réalisera d’abord un film de 2h45 que les producteurs réduiront à une version de 2h15, puis, après l’échec des premières représentations, à la version définitive de 1h45 que nous connaissons. En raison de ces mutilations, Joseph Losey, sans le renier vraiment, indiqua souvent que le film n’était pas ce qu’il avait voulu.
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On peut cependant se demander si la version définitive, bien équilibrée, n’est pas préférable à un film fleuve de près de trois heures qui, d’ailleurs, aurait été original dans l’œuvre de Losey, composée de films en général assez courts. Les coupures ont certes fait perdre la cohérence de certaines scènes, mais on peut aussi considérer que cela ajoute du mystère à un film sur le mystère de l’être humain, féminin en particulier.
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Un des liens particulièrement forts de ce film, un lien qui saute aux oreilles dès le générique de début, c’est la bande-son : une musique de jazz composée par Michel Legrand qui sera relayée, plus tard dans le film, par deux chansons de Billie Holiday qui reviendront à plusieurs reprises. Comme Michel Legrand, Joseph Losey aimait beaucoup le jazz et il avait une affection particulière pour Billie Holiday, qu’il a peut-être écouté à Harlem, à l’époque où il montait des pièces de théâtre à New-York. Plaquant des accords de jazz sur les façades historiques de Venise, Joseph Losey fait ressortir le caractère saillant de son héroïne, Eve.
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Dessins préparatoires, de Joseph Losey
Dès la fin du générique de début, Losey donne le ton de son film en rappelant, sur l’image d’une sculpture d’Adam et Eve, la nostalgie du Paradis perdu. Si, selon Losey, les rapports humains se réduisent en général à un rapport exploitant / exploité, il n’a guère plus de considération pour les rapports homme / femme dans la société. Indépendante et fière, Eve refuse l’amour car elle sait que de l’amour nait la dépendance.
On décrit souvent Eve (Jeanne Moreau) comme une garce. On oublie la violence et la veulerie qui caractérise son partenaire, Tyvian Jones (Stanley Baker), qui, dès leur première rencontre, la traite en prostituée et, tout en prétendant l’aimer, ne la traitera finalement jamais autrement que comme une prostituée. Eve le dressera en jouant de lui grâce aux aspérités de son caractère. Comme la mélodie sourde qui court derrière les accords brutaux de la musique de Michel Legrand, Eve sait garder ses sentiments en sourdine pour se préserver dans un monde de violence.
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Loin d’être mysogine, Joseph Losey respecte son personnage féminin et lui accorde simplement les mêmes droits que ceux que revendiquent les hommes : fierté, indépendance et combativité. C’est parce qu’il est faible que Tyvian Jones finira par ramper devant elle et c’est parce qu’elle est sentimentale que Francesca (Virna Lisi) ne supportera pas la faiblesse de son nouveau mari. De même que Losey donne l’impression de toujours frôler la ville de Venise sans jamais y entrer réellement, il préserve son héroïne, Eve, de la dépendance à l’autre…Pourtant la fêlure existe et c’est à nouveau la musique qui nous donne le secret d’Eve. Par deux chansons qui reviennent régulièrement, Losey identifie Eve à Billie Holiday, cette grande artiste qui mourra à 44 ans parce que le succès artistique n’avait pas pu compenser les douleurs de son existence. Eve sait ce qui l’attend si elle brise sa carapace et comme les œufs d’albâtre qu’elle collectionne, elle se sauve d’un destin à la Billie Holiday.
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Nombreux sont les films qui sont rehaussés par le jazz. Le cinéma aime le rythme, le découpage, la hachure et l’improvisation solo comme un long plan séquence où l’acteur d’un coup, trouve la liberté qui lui était refusée jusque là. Eve n’est peut-être pas le meilleur film de Losey. L’architecture vénitienne et romaine, comme la liberté de la musique, lui donnent cependant une grande noblesse, celle d’Eve, dont le générique de fin nous rappelle qu’elle sera toujours la coupable de la médiocrité des hommes qui l’entoure. Eve n’est pas une garce mais une femme libre, comme l'homme qui danse devant elle au rythme du saxophone dans une boîte de nuit romaine est un homme libre, seul et masqué.
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homerwell
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Re: Cinéma et Musique - Le Jazz

Message par homerwell »

Alors puisque c'est ça, j'attaque ce soir un cycle Louis Malle avec "Ascenseur pour l'échafaud", je verrai si mon esprit embué arrive à écrire un truc dessus et je signale une sortie dvd qui me fait de l'œil depuis un moment car je tiens ce Monsieur pour l'un des plus grand !

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Dernière modification par homerwell le 20 mai 09, 11:38, modifié 1 fois.
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Phnom&Penh
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Re: Cinéma et Musique - Le Jazz

Message par Phnom&Penh »

homerwell a écrit :Alors puisque c'est ça, j'attaque ce soir un cycle Louis Malle avec "Ascenseur pour l'échafaud",
Super :) . J'espérais qu'il y ait d'autres contributions parce que le sujet jazz et cinéma est large, avec beaucoup de très belles réussites. Moi, c'est Round Midnight de Tavernier que je vais essayer de revoir ce soir.
Je ne l'ai pas encore pris mais les critiques sont très élogieuses sur le DVD Chet Baker que tu cites.
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Re: Cinéma et Musique - Le Jazz

Message par Tancrède »

Si vous avez le hors-série "Musique" des Cahiers du cinéma paru je crois dans les années 90, il y a un bel article de Jean-Louis Comolli sur le jazz et le film noir.
Lord Henry
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Re: Cinéma et Musique - Le Jazz

Message par Lord Henry »

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Re: Cinéma et Musique - Le Jazz

Message par Wagner »

Phnom&Penh a écrit :Nombreux sont les films qui sont rehaussés par le jazz. Le cinéma aime le rythme, le découpage, la hachure et l’improvisation solo comme un long plan séquence où l’acteur d’un coup, trouve la liberté qui lui était refusée jusque là.
Absolument. Bitches brew dans Collateral, et bien sûr l'impro plus proche de Coltrane dans l'esprit free dans Lost highway.
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julien
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Re: Cinéma et Musique - Le Jazz

Message par julien »

A propos de Legrand ça me fait penser que j'ai vu hier le documentaire de Chris Marker Le Joli Mai (j'ai pas encore tout visionné) et à un moment le réalisateur filme un dancing et enlève la musique de source pour la remplacer par une composition jazz qui est vraiment excellente. Un morceau très dynamique qui colle parfaitement au rythme du montage. Je pense que ça doit être du Legrand vu qu'il est crédité en tant que compositeur sur le film. Si je peux, j'essaierais de mettre l'extrait en ligne.
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Phnom&Penh
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Re: Cinéma et Musique - Le Jazz

Message par Phnom&Penh »

Je n'ai vu Le Joli Mai qu'une seule fois en salle et je ne me souviens que vaguement de la musique en question, mais elle doit être de Michel Legrand puisqu'il est le seul crédité pour la musique. Il y aussi un très joli morceau de piano mélancolique avec le générique de fin.

Pour les liens entre Marker et Legrand:


C'est en 1955 qu'il fait une entrée discrète dans le monde du 7ème art avec la bande originale ' Les amants du Tage ' (réalisé par Henri Verneuil). En 1958, il compose la musique de ' L'Amérique insolite ' (de François Reichenbach avec Chris Marker au montage), puis enregistre “Legrand Jazz” à New York, album réalisé à une époque fertile où il a la chance de diriger les plus grands jazzmen américains comme Miles Davis mais aussi Bill Evans ou John Coltrane.

La musique de l'Amérique insolite est la première du coffret 4CD Michel Legrand.

et:
  • A quel moment situez-vous vos débuts dans la musique de film ?


    Dans les années 50, j’ai travaillé sporadiquement avec Pierre Chenal Ou Henri Verneuil… Mais le vrai début, c’est le documentaire de François Reichenbach, L’Amérique insolite, monté par Chris Marker, où la musique était capitale, puisqu’il n’y avait presque pas de voix off ni de dialogue. Grâce à L’Amérique insolite, les metteurs en scène de la Nouvelle Vague m’ont découvert. Rapidement, avec Godard, Demy, Truffaut, Varda, Delerue, on a formé une famille, un collectif de création. On se retrouvait au bureau des Cahiers du cinéma, autour de Doniol-Valcroze. Souvent, les metteurs en scène commençaient à tourner sans être certains de pouvoir terminer leur film ! On a passé quelques années à travailler dans l’enthousiasme et la liberté, sans aucun sens de la logistique ni du commerce. On avait vraiment le sentiment de repartir à zéro.
L'intégrale de l'interview est là:

Interview Michel Legrand, Les Inrocks, Février 2009

Il y parle pas mal de jazz et de Jacques Demy.
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homerwell
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Re: Cinéma et Musique - Le Jazz

Message par homerwell »

Ascenseur pour l'échafaud

Attention spoiler

On est dans un film noir, meurtres, grosses voitures, flingues, amants tous les codes sont présents. Et comme dans tout film noir, un chat de la même couleur, signe du destin, nous prévient tout de suite que rien ne se passera comme prévu. Ce mauvais présage apparaît alors même que Julien Tavernier est en train de faire son affaire du mari richissime. Ensuite il projette de s'échapper avec la future veuve complice, une triplette qui fait penser à Assurance sur la mort.

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Louis Malle connait ses gammes, il prend soin du détail. A qui appartiennent les armes ? Que nous révèlent-elles ? Où est le grappin ? Comment disparait-il ? Quelles photos contient l'appareil ? Le suspense est parfaitement bien ménagé, il avance par petites notes.

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Le grain de sable qui va faire capoter cette machinerie (d'ascenseur !) est incarné par un couple de jeunes gens dans le genre des amants de la nuit. Comme eux après leur rapine, ils fréquentent les motels. La musique qui les accompagne est syncopée et stridente.

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Cela met en évidence la grâce de Florence Carala, le personnage de Jeanne Moreau lorsqu'elle se met à errer dans le Paris nocturne. On a une sensation d'irréel, de temps suspendu, les voitures freinent pour l'éviter, les passants la dévisagent sans rien dire, les plans et le découpage de Louis Malle dégagent déjà une idée de légèreté que doucement, le quintette de Miles Davis va accompagner, comme une deuxième peau, au plus près de l'image et du jeu. A ce moment, on a décollé et on est en orbite !

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Les musiciens du quintette sont Barney Wilen au saxophone ténor, René Utreger au piano, Pierre Michelot à la contrebasse, Kenny Clarke à la batterie et Miles Davis à la trompette.

Dans les supplément quelques mots d'Utreger donnent des informations sur la manière dont se sont déroulées les prises de son. Sur la soirée d'enregistrement où le quintette de Miles Davis improvise la musique devant les images qui défilent devant leurs yeux. Je le connaissais pour ma part pour sa participation au trio HUM.

Autre petit supplément sympa de l'édition arte, les musiques de certains films de Louis Malle ont été interchangées, il est assez amusant de voir et d'entendre combien les images du réalisateur supportent facilement ces changements. Elles portent peut être leur musicalité en elles même de manière native.
julien
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Re: Cinéma et Musique - Le Jazz

Message par julien »

Phnom&Penh a écrit :Il y aussi un très joli morceau de piano mélancolique avec le générique de fin.
Oui sur fond noir. Une mélodie assez classique d'ailleurs. Il y a aussi un thème pour piano très intéressant, écrit en mode mineur vers le début du film où sont filmés les habitants dans leur quartier et qui rappelle un peu le style d'Olivier Messiaen.

J'ai mis l'extrait de la séquence du dancing. Sans être totalement sûr - J'y connais pas grand chose en Jazz - je pense qu'il s'agit d'un thème écrit ou improvisé par Legrand et son orchestre... Bien que ce soit assez différent de son style habituel. J'ai écouté l'album "Legrand Jazz" et les morceaux sont beaucoup moins dynamiques. Ici c'est surtout le jeu de la batterie qui rythme la musique et donne ce côté "frénétique" que j'aime particulièrement. D'ailleurs je me suis amusé à coller les séquences de Paris montés en accélérés que l'on voit à la fin du film, sur cette musique. Et je trouve que ça passe plutôt bien. Ça rejoint ce que tu disais sur l'idée du rythme et du découpage. C'est vrai que le jazz s'adapte parfaitement au mouvement.



A l'époque, la Bande Originale du film a été édité en 45 tour vynil mais je crois pas que ce thème y figure. Il n'y a que ces morceaux là :

1. Joli Mai (02:15) Chanté par Yves Montand
2. Images de Paris (01:53)
3. Visages (02:05)
4. Thème joli Mai (03:03)

Ça serait bien que la musique complète soit éditée sur CD.
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Re: Cinéma et Musique - Le Jazz

Message par hugo75011 »

Shadows de Cassavetes

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Découvert au forum des images, pendant le cycle musique et cinéma.
Avec une superbe bande original, improvisé par Charles Mingus. Il y a également beaucoup d'impro dans le film ! (et cela avant la Nouvelle Vague). Le dernier plan du film est mon avatar :)

Je vous le conseille vivement. Les personnages errent dans un New York sublimé par Mingus. Les questions de l'identité, du racisme, des relations fraternelles sont posés en nous faisant partager le point de vue de chacun des deux frères et de la soeur.
Mon premier Cassavetes, inoubliable !
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Re: Cinéma et Musique - Le Jazz

Message par bronski »

Il y a aussi Naked Lunch de Cronenberg et sa B.O. hypnotique du fidèle Howard Shore, avec en soliste le saxo d'Ornette Coleman épatant, mélange de free jazz et d'orchestre symphonique très réussi:



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docteur benway
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Re: Cinéma et Musique - Le Jazz

Message par docteur benway »

oui elle est super la musique du festin nu.
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Re: Cinéma et Musique - Le Jazz

Message par Supfiction »

docteur benway a écrit : 16 janv. 21, 18:53 oui elle est super la musique du festin nu.
Trop stressante à mon goût sorti du film.
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Re: Cinéma et Musique - Le Jazz

Message par docteur benway »

oui elle est angoissante, elle colle parfaitement au film c'est incroyable.

J'ai 2 ou 3 CD d'ornette coleman en free jazz et j'avoue ne pas les écouter souvent.
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