Cinéma et Littérature -12. La critique de cinéma

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Phnom&Penh
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Cinéma et Littérature -12. La critique de cinéma

Message par Phnom&Penh »

Certains critiques de cinéma ont réussi à créer une véritable œuvre littéraire au cours de leur carrière et peuvent ainsi être qualifiés d’écrivains de cinéma. Leurs écrits peuvent bien sûr avoir évolué, comme leurs goûts et leurs intérêts, mais le recueil de leurs articles et travaux divers montre généralement une cohérence et une personnalité.

Parmi eux, j’ai choisi d’en présenter trois dont le lien est d'être publiés dans la revue de cinéma Trafic et chez POL Editions.

Manny Farber (1917-2008)
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Manny Farber remplaça James Agee à la critique cinéma du quotidien américain The Nation. Il est peintre autant qu’écrivain. Très original, il invente la notion de films souterrains pour qualifier l’œuvre de cinéastes comme Hawks, Fuller ou Siegel, notion qui sera reprise par Martin Scorsese dans son panorama du cinéma américain quand il parle de "films de contrebande".
L’un de ses articles les plus importants est publié en 1962 : L’art termite et l’art éléphant blanc, dans lequel il oppose " la transcendance du cinéma "éléphant blanc" à l’immanence du "cinéma termite""(présentation du livre sur POL éditions), pour faire simple les auteurs inspirés aux artisans, en indiquant une claire préférence pour les seconds tout en reconnaissant la beauté de l’œuvre des premiers.
Manny Farber aura été l’un de ceux qui ont revalorisé les premiers le cinéma de série B aux USA, tout en faisant découvrir aux américains le cinéma français de Jean-Luc Godard, Reiner Fassbinder et Chantal Akerman.

Ses articles essentiels ont été publiés aux USA dans un recueil portant le titre de Negative Space dans les années 70, et ont beaucoup influencé la critique. Negative Space a été traduit en français et publié sous le titre d’Espace Négatif :
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Dans les années 80, Manny Farber abandonna l’écriture pour se consacrer pleinement à la peinture. Il est mort l’an dernier.
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Ci-dessous un lien vers une interview de Manny Farber et de son épouse, Patricia Patterson en 1977

Interview Manny Farber, Patricia Patterson, 1977


Jonathan Rosenbaum (né en 1943)
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Parmi ceux qui ont été influencés par la lecture de Negative Space, Jonathan Rosenbaum peut être considéré comme l’héritier de Farber. Il a principalement été rédacteur au Chicago Reader. Voici un lien vers son blog :

Blog Jonathan Rosenbaum

Jonathan Rosenbaum doit peut-être au fait d’avoir eu vingt-cinq ans en 1968 d’être un critique plein d’humour. Il lui arrive de commencer un article en précisant, par probité intellectuelle, combien de joints il a fumé avant le visionnage d’un film durant un festival. Il aime passer du coq à l’âne, établir des ponts entre plusieurs films à priori assez dissemblables. Il parle de lui à la première personne dans ses articles et utilise sa vie et son expérience comme base de travail.

En 1995, il publie un livre passionnant, Moving Places, dans lequel il raconte son enfance de fils d’exploitant de salles de cinéma dans l’Amérique rurale des années 50. Un des exploits de ce livre est de construire tout un argumentaire sur les salles de cinéma de cette époque autour de réflexions sur une comédie musicale avec Doris Day, On Moonlight Bay, tout en précisant que le film est un peu le symbole de son enfance et très loin d'être un grand film. Le chapitre On Moonlight Bay de Moving Spaces est un vrai chef d’œuvre et le livre a été publié en français sous le titre Mouvements :
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Des articles de Jonathan Rosenbaum sont régulièrement publiés dans la revue Trafic.

Serge Daney (1944-1992)
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Il arrive malheureusement qu’on caricature Serge Daney comme le rédacteur en chef maoïste des Cahiers du Cinéma durant leur pire période rédactionnelle et celui qui ose démolir un film, Kapo, qu’il ne s’est même pas donné le mal de voir.

Serge Daney a découvert le cinéma par la lecture des Cahiers. Dans le documentaire Serge Daney,Itinéraire d’un Ciné-Fils, dans lequel il est longuement interviewé par Régis Debray, il raconte la fascination qu’il éprouvait pour cette revue et comment il ne pouvait refuser l’offre que Jean Douchet lui faisait de devenir rédacteur en chef des Cahiers en 1973, bien que la revue soit alors un vrai foutoir maoïste. Serge Daney n’appartenait pas à cette mouvance et avait juste 29 ans à l’époque. Il a tranquillement et comme il le pouvait remis sur les rails petit à petit une revue qui partait à la dérive. Quand il a quitté la revue en 1981, elle était redevenue une revue de cinéma digne de ce nom. Tant qu’aux débats de cette époque, il préfère blaguer dessus et considérer cette période comme une parenthèse.

Si le Serge Daney des Cahiers est déjà un bon écrivain, c’est dans Libération qu’il trouvera pleinement sa voie et son style. Il y écrira de 1981 à 1992, comme critique de cinéma mais aussi commentateur de l’actualité de l’image de façon générale. Sans oublier le tennis auquel il voue une passion. Ses articles sur les matchs Borg / Mc Enroe trouvent leur place parmi les meilleurs comptes-rendus journalistiques sportifs. La qualité de l’analyse du jeu et des caractères des joueurs en font des articles encore très agréables à lire aujourd’hui.

Atteint du Sida, Serge Daney savait dès 1989 qu’il mourrait assez vite. Dans deux très beaux livres, L’Exercice a été profitable, Monsieur et Persévérance, il revient de façon très émouvante sur sa vie, sa carrière et le cinéma.
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Il fonde aussi la revue Trafic et meurt en 1992. On trouve dans Trafic et Persévérance son testament de cinéphile : Le travelling de Kapo. Il n’y parle pas de ce film en particulier, mais des blocages qu’il faisait sur certains films qu’il avait décidé une bonne fois pour toutes de ne jamais voir : Kapo parce qu’il avait été très marqué par l’article de Jacques Rivette sur le film, Le jour se lève, Octobre et Bambi, parce qu’il n’aimait pas les dessins animés. Serge Daney était un écorché vif qui, sans avoir eu une enfance malheureuse grâce à l’amour de sa mère, avait beaucoup souffert de l’absence d’un père. Il en gardait une grande nervosité de style et des blocages pas toujours évidents à comprendre. Vers la fin du Travelling de Kapo, il raconte comment un ami a finalement réussi à le convaincre de la beauté de Bambi, qu’il se promet de voir avant de mourir. Le Travelling de Kapo est moins un texte sur un blocage que sur un déblocage et c’est très beau. Pour le comprendre, il ne faut pas oublier le contexte assez tragique dans lequel il a été écrit.

Comme tous les critiques, il est souvent meilleur quand il aime que lorsqu’il n’aime pas. Sa finesse d’analyse et d’écriture lui permettait aussi souvent d’avoir de fulgurantes intuitions intellectuelles et artistiques dans des articles consacrés quelquefois à des films médiocres. L’un des articles que je préfère est une critique du Tartuffe (1984) de Gérard Depardieu. D’un film assez moyen, il tire une intuition géniale de lecture de Molière, en partant de l’histoire vécue par Molière à l’époque ou il écrit Le Tartuffe, et termine sur une définition de l’hypocrisie d’une violence renversante. Serge Daney avait une sensibilité qu’on sent très forte dans ses écrits, et sa haine de l’hypocrisie devait être d’une grande sincérité, tant il a bien su la définir.

Serge Daney aimait Hawks, Mizoguchi, Welles, Satiajit Ray, Lang, Godard et beaucoup d’autres. S’il faisait une fixation contre les dessins animés, il est aussi celui qui a peut-être parlé de Moonfleet de la façon la plus émouvante.
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Il aimait aussi beaucoup les voyages. L’un de ses plus beaux textes sur ce sujet, Un soir à Ronda, est aussi dans Persévérance. C’est une curieuse flânerie pédestre dans la ville de Ronda en Espagne. Cela ressemble presque à un rêve, mais en visitant la ville longtemps après avoir lu son texte, j’ai compris qu’il donnait en fait une excellente définition géographique de cette étrange ville ancienne située au fond d’une légère dénivellation, et où tous les chemins mènent au centre. Mais il en fait un texte poétique sur le voyage et l'errance, de plusieurs pages.
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Phnom&Penh
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Re: Cinéma et Littérature -12. La critique de cinéma

Message par Phnom&Penh »

J’ai volontairement choisi de présenter des écrivains dont la forme d’écriture est très personnelle et qui sont vraiment des écrivains plus que des critiques au sens habituel du terme. Il y a d’ailleurs une progression.

Manny Farber a une conception très originale du cinéma. Cependant, il écrit principalement sur des films en tant que tels. Il a été à l’origine de concepts qui ont ensuite été abondamment repris. Il a fait découvrir ou permis de revaloriser de nombreux réalisateurs. Son travail, différent dans les goûts et le style d’écriture, peut, je crois, être comparé à celui d'André Bazin.

Jonathan Rosenbaum mêle très adroitement son expérience de cinéphile à sa présentation des œuvres et donne une vision personnelle du cinéma en reliant les films les uns aux autres ou en reliant un film en particulier à une expérience concrète du monde du cinéma : la diffusion d’un film en salles aux USA dans les années 50 dans On Moonlight Bay, deux ou trois films vus successivement à l’occasion d’un festival à Amsterdam, ce qu’on peut voir un certain jour J dans les salles de New-York pour en faire une "semaine critique"... Il est à la fois très libre et très concret.

Serge Daney reste dans la tradition critique puisque l’essentiel de ses textes sont écrits sur un film en particulier. Mais il a une vision globale du cinéma, puis du monde des médias en général. Il en tire des théories quelquefois géniales, d’autres fois hasardeuses, d'autant qu'il fonctionne à l'intuition. Sa vision et sa personnalité sont au cœur de tout ce qu’il écrit. Il disait lui-même que, tout en étant admirateur inconditionnel des Cahiers, il s’était seulement senti vraiment à l’aise en arrivant à Libé, n’ayant plus à se poser la question de savoir s’il était opportun d’écrire "je" dans un texte. Ce faisant, il choisissait d’être écrivain plus que journaliste.

J’ai fait ce choix parce que j’apprécie beaucoup ce style d’écriture. Je trouvais aussi que cela convenait bien au sujet indiqué après le thème, à savoir "la critique de cinéma peut-elle être considérée comme un genre littéraire?"

Mais ce type de littérature donne aussi de l’eczéma à ceux qui considèrent que la critique doit expliciter l’œuvre cinématographique plutôt que servir le talent littéraire du critique. C’est tout à fait compréhensible. Ce n’est qu’une forme de critique parmi d’autres. N’hésitez donc pas à présenter d’autres types de critiques. Sans oublier non plus que ces écrivains du cinéma ont, eux aussi, fait découvrir de nombreux talents :wink: . Le point commun entre critiques et écrivains du cinéma, c'est l'amour de l'art. Serge Daney, par exemple, aimait les voyages et a fait de très nombreux articles sur le cinéma brésilien, de très longues interviews avec des cinéastes japonais. Avant que les vidéos ou les DVDs ne rendent ces cinémas facilement accessibles à tous, il a fait partie de tous ceux qui les ont fait connaître.
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Tancrède
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Re: Cinéma et Littérature -12. La critique de cinéma

Message par Tancrède »

salut phnom penh

j'aime bien Jonathan Rosenbaum parce qu'il a pas mal écrit sur Le soleil brille pour tout le monde, mon film préféré.

ici, un article sur le film, qu'on trouve en traduit en Français dans le Trafic consacrée à la "Politique de John Ford".
http://www.rouge.com.au/7/sun_shines_bright.html

et là, un parallèle pas si saugrenu que ça entre le chef d'oeuvre de Ford et le Gertrud de Dreyer. Cette propension des critiques classiques américains à comparer les cinéastes sur lesquels ils réfléchissent à leurs éternelles vaches sacrées (Renoir, Dreyer, Rossellini...) m'agace souvent mais là il arrive à être pertinent je trouve.



sinon, dans les critiques stylistes, j'adore Louis Skorecki, un vrai poète je trouve. Un critique que j'ai d'abord haï avant de devenir accroc à ses ses chroniques télés, dans Libé, seule raison pour laquelle j'ouvrais le canard en fait. Ici, sur La fille à la valise:
J'étais de plus en plus envoûté par la mièvrerie alanguie de la Fille à la valise. M'avait-on jeté un sort ? J'étais tantôt Jacques Perrin, ses cheveux légers d'un blond vénitien m'allaient si bien, l'instant d'après, je sentais pointer sous mon chemisier les petits seins de Claudia Cardinale. Lui, elle, qui étais-je ? Je ne savais pas encore que la sentimentalité de Zurlini y était pour beaucoup. Dire qu'il y va de l'intime chez lui n'est pas suffisant. Il y va de l'intime en tant que c'est juste une chanson, douce ou triste c'est selon. En trois films seulement, Eté violent (1959), la Fille à la valise (1961), Journal intime (1962), cet ancien juriste s'est transformé en papillon d'amour, en crooner pour midinettes. Quelques mois plus tard, Jacques Rozier prend le relais avec les plus belles séquences d'Adieu Philippine, à deux pas de la mer, sur des musiques sucrées et des paroles italiennes.

Quelle est la formule secrète de ce cinéma adolescent ? D'être adolescent précisément, et rien d'autre. Pas besoin d'épaisseur à qui sait aimer et souffrir à fleur de peau. La formule se survit à elle-même, elle est source de jeunesse éternelle, de beauté blonde, de petits seins, de rires cristallins, de larmes sans fin, de jouissances éperdues dans des torrents d'amour. Comment résister à la niaiserie sublime de la vie ? La formule secrète de ce cinéma à fleur de peau, c'est 35/23/20, les âges respectifs de Valerio Zurlini, Claudia Cardinale, et Jacques Perrin, au moment du film. Il a 20 ans, elle en a 23. Il est frêle, timide, blond. Elle est nettement plus brune, plus femme, plus rieuse. Le dernier des trois, le plus grand, c'est le régisseur. Il a 35 ans. Un adulte, un enfant. Il rêve à eux. Il rêve qu'il est eux. Il est elle, il est lui. Il se regarde dans la glace en train de se déguiser en fille, en train de redevenir ragazzo. Cinéma travesti, cinéma enchanté, à deux doigts de Demy, qui reprendra Perrin six ans plus tard dans les Demoiselles de Rochefort.


là sur La charge héroïque
J'ai un faible pour John Wayne. Quand il parle à sa femme, sur sa tombe, dans la Charge héroïque, j'ai beau dire à mes yeux d'arrêter de pleurer, ils coulent comme une rivière. Celle des Deux Cavaliers, là où sont postés pour l'éternité deux autres bavards célestes, James Stewart et Richard Widmark. Dire que je les aime, ces deux-là, serait leur faire injure. Ils coulent dans mes veines comme le cinéma n'y coule plus depuis trente ans. Qu'est-ce que je dis, trente ans, cinquante. Quand il coule aussi lentement, qu'est-ce qu'il coule vite. J'en ai la chair de poule. Je me vois sur la tombe de ma mère, en train de faire une prière. La prière des morts et le kaddisch. Il faudrait que j'aille prier sur la tombe de ma mère, je n'y vais pas assez. Je suis un fils indigne. Rien que de le dire, j'en ai les larmes aux yeux. Comme quand John Wayne parle à sa femme dans la Charge héroïque. C'est aussi beau que ses amours maritimes dans le Réveil de la sorcière rouge, le chef-d'oeuvre de Ludwig. C'était le film préféré de Wayne, vous saviez ?

John Wayne est le cow-boy ultime, le prince des cavaliers. Dans la Charge héroïque, il met en fuite des milliers de chevaux. Il s'y connaît en chevaux, John Wayne. Ford aussi, Walsh aussi. Ils savent allumer des feux aux couleurs de leurs films, ils savent les faire flamber. Les couleurs sont en feu, elles brûlent, elles hurlent. Le feu, c'est la vie. Ford et Walsh, c'est la vie. Ford encore plus. Aller au travail jusqu'au dernier jour, jusqu'au bout du bout de la vie, après les massacres, les feux de camp, les feux de joie, les feux de vie. Harry Carey Jr. est là. Fidèle au poste. Comme son père avant lui. Comme la vie avant lui. Quelques trompettes, quelques violons. Ça veut dire quoi, les violons ? La mort, la mort, l'amour. Après la mort, c'est encore la vie. Les chants, les valses, les violons. Les violons ont toujours raison, non ?



un blog portugais qui recense des articles de critiques cinéphiles, souvent en Français:
http://signododragao.blogspot.com/
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Re: Cinéma et Littérature -12. La critique de cinéma

Message par Strum »

Je reproduis ci-dessous un échange que j'ai eu ailleurs avec Kaonashi Yupa sur André Bazin. Kaonashi y remet en cause une tendance de la critique française, et cela pourrait faire l'objet d'un débat intéressant s'il y a des amateurs.
Kaonashi a écrit :Pour ma part, ce qui me fatigue vraiment, c'est la sempiternelle référence à André Bazin, un nounouille qui a écrit des trucs vagues sur le cinéma il y a plus de 50 ans, et que beaucoup trop de personnes considèrent encore comme un visionnaire sur cet art... Alors que visionnaire, il doit l'être autant qu'un astrologue. Et je vois vraiment son héritage comme un gros handicap pour une partie de la critiques française de ciné, et pour beaucoup de cinéastes à genoux devant le moindre film estampillé "Nouvelle Vague".

J'ai lu ses textes (j'étais en fac de ciné, bien obligé donc... ), je sais ce qu'il y a dedans, et non seulement je n'aime pas (et je trouve ça assez illisible), mais en plus je ne comprends pas pourquoi des tels écrits, aussi subjectifs, sont vus comme des textes saints, intouchables, par le "Triangle des Bermudes de la critique française". Selon moi, la critique et le cinéma français gagnerait beaucoup à se décrotter une bonne fois pour toute de cet héritage bidon, et à le remettre profondément en question, ils y gagneraient énormément.
Sérieux, quand j'en parle avec des gens passés par ce type de cursus de l'audiovisuel (théoriques et pratiques confondus), je retrouve presque toujours le même sentiment d'exaspération devant "l'intouchable Bazin" dont nous bassine plein d'universitaires.

*c'était la minute" je m'énerve", j'en avais besoin... :mrgreen:
Strum a écrit :Pour ma part, je n'ai fait aucune étude de cinéma, et je ne lis presque jamais de livres sur le cinéma. Mais j'ai lu quelques textes de Bazin : je les ai trouvés très beaux. Exigeants certes, mais très bien écrits, précis et rigoureux, avec de belles intuitions et des analyses très bien argumentées. Ce sont les textes d'un littéraire traitant le cinéma comme un art. C'est l'un des premiers à avoir traité le cinéma ainsi, à l'avoir mis sur le même plan que les autres arts par des comparaisons. Je pense que c'était une étape obligée à l'époque pour que l'on prenne le cinéma au sérieux. Il est donc logique que Bazin soit aujourd'hui considéré comme une figure tutélaire.

Si l'on n'est pas soi-même un littéraire de formation, aimant le beau style, je peux comprendre que Bazin puisse rebuter. Je peux comprendre qu'on lui préfère une approche plus technique du cinéma, plus pragmatique et factuelle, et plus centrée sur le cinéma lui-même. Et il est logique maintenant que l'on ne conteste plus que le cinéma soit un art, et que les bonus explicatifs des dvd se multiplient, que les références d'un critique portent surtout sur les autres films et la technique au cinéma et moins sur les autres arts. Sur internet, en tout cas, la plupart des critiques sont faites ainsi, et pas du tout sur le modèle Bazin. Après, s'agissant du style lettré de Bazin, c'est affaire de goût. Personnellement, j'aime bien qu'un critique fasse aussi un effort de style du moment qu'il reste clair et intéressant. Mais, je préfère un critique au style fonctionnel qui dit des choses intéressantes à un critique au beau style qui dit des choses creuses (ce qui n'était pas le cas de Bazin).

En revanche, je ne vois pas ce que l'on gagnerait à "gommer" l'apport historique de Bazin ou à le minimiser. Un critique à mon sens doit se servir à toutes les sources, manger à tous les rateliers : bref, connaitre l'industrie et les techniques du cinéma, être factuel et pragmatique, mais aussi être capable d'analyses comme Bazin. Là où je te rejoins, c'est que je n'aime pas beaucoup les critiques qui font des références aux sciences humaines (sémiologie, philosophie, sociologie, psychanalyse, etc...) pour se faire mousser, pour le simple plaisir de faire ces références, sans les expliciter, ou sans que l'on comprenne ce que cela apporte à la critique. Mais Bazin ne faisait pas cela. Ses références, c'étaient les autres arts, pas celles (pour moi souvent incompréhensibles) à Lacan ou Deleuze comme l'ont fait et le font encore certains critiques des Cahiers. Personnellement, j'ai toujours réussi à comprendre (enfin je crois) les références des textes de Bazin parce qu'elles étaient pertinentes et qu'il essayait de les rendre claires.
Kaonashi a écrit :à mes yeux, Bazin est un fardeau au même titre que Deleuze (poids lourd, lui, et pas qu'un peu) sur l'analyse et la critique du cinéma, mais pas uniquement de son fait, aussi de ses suiveurs. Mon point de vue est sans aucun doute influencé par mon bref passage en fac de cinéma et la consultation récurrente depuis des années de livres sur le cinéma. Pour autant je ne pense pas avoir une approche plus technique voire terre à terre sur le sujet. Quant au style d'écriture du bonhomme, nous ne sommes pas d'accord, c'est un fait, ceci dit je ne suis pas pour autant moins sensible au style en littérature (par exemple Flaubert tient un place solide dans mon panthéon personnel).
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Re: Cinéma et Littérature -12. La critique de cinéma

Message par cinephage »

Si pour ma part je trouve que Bazin ne manque ni de pertinence, ni d'élégance, il est flagrant que son influence dépasse la théorie pour s'exercer sur toute une génération de critiques et de cinéastes, ce qui entraine qu'on est passé de l'enthousiasme pertinent d'un critique luttant pour aider à circonscrire le cinéma en tant qu'art à une espèce de gourou au dogme incontestable et au verbe sacré. C'est la disproportion des "suiveurs" plus que l'homme ou sa reflexion, qui sont problématiques...

Rendant à César ce qui est à César, on lui doit tout de même pas mal de choses, quelques outils théoriques, quelques approches intéressantes sur les genres, la contribution à faire reconnaître certains auteurs (certes, aujourd'hui, certains de ses avis relèvent de l'évidence, mais en son temps il a dû se démener pour convaincre).

Deleuze, c'est autre chose : je n'ai pas apprécié ce que j'en ai lu, mais je considère n'avoir pas fini avec lui. Reste qu'il est souvent cité "pour faire genre", à tout propos... Mais je ne suis pas certain que beaucoup de gens partagent réellement sa reflexion, qui reste confuse et difficile à saisir...
I love movies from the creation of cinema—from single-shot silent films, to serialized films in the teens, Fritz Lang, and a million others through the twenties—basically, I have a love for cinema through all the decades, from all over the world, from the highbrow to the lowbrow. - David Robert Mitchell
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Re: Cinéma et Littérature -12. La critique de cinéma

Message par Strum »

Kaonashi a écrit :à mes yeux, Bazin est un fardeau au même titre que Deleuze (poids lourd, lui, et pas qu'un peu) sur l'analyse et la critique du cinéma, mais pas uniquement de son fait, aussi de ses suiveurs.


Je pense qu'on ne peut pas comparer Bazin et Deleuze. Deleuze, c'est quand même une pensée purement conceptuelle, avec un vocabulaire propre à la philosophie, une pensée plus difficile à comprendre donc pour ceux qui n'ont pas fait d'études de philosophie. Son métier c'était d'inventer des concepts et des systèmes, lesquels déforment souvent la réalité. Dans ses ouvrages sur le cinéma, il invente des concepts à partir d'images de films, en développant plusieurs intuitions de Bergson. Pour autant, ses livres sur le cinéma restent plus clairs que les écrits de Derrida et Lacan, qui sont pour le coup à la limite du lisible (en tout cas pour moi).

Bazin, malgré son style très lettré qui ne plaira pas à tout le monde, c'est au contraire, outre son importance historique (lui et d'autres font sortir le cinéma d'un certain ghetto artistique) une approche beaucoup plus claire, centrée uniquement sur les arts, exigeante c'est sûr mais beaucoup plus facile à comprendre pour ceux qui n'ont pas fait d'études de philosophie. Bazin citait peu de philosophes d'après mes souvenirs. Il connaissait évidemment mieux le cinéma que Deleuze et l'approchait me semble-t-il sans grille de pensée préétablie, au contraire de Deleuze qui part de Bergson pour arriver au cinéma.

D'ailleurs quand tu parles des "suiveurs" de Bazin, il faut s'entendre. Si tu te réfères à certains critiques qui ont sévi dans Les Cahiers en écrivant des articles truffés de références aux sciences humaines et qui en devenaient incompréhensibles, au lieu de parler simplement du film critiqué, je ne les appellerais pas les "suiveurs" de Bazin. C'étaient plutôt des suiveurs du fond intellectuel de l'époque, dominé par le structuralisme (ou autre -isme). Ainsi, ce n'est pas Bazin qu'ils citaient dans leurs articles, mais plutôt Deleuze, Lacan ou Derrida. Bazin était beaucoup plus clair que cela, pas idéologue pour un sous, et disait souvent des choses très intéressantes sur les films qu'il voyait et sans encombrer ses articles de propos hors sujet.

Enfin, au moment où Bazin écrivait, certains débats sur la nature du cinéma et ses rapports avec les autres arts avaient cours. Bazin était partie prenante de ces débats où il défendait le cinéma, tâchait de le définir. Certains de ses débats étant résolus depuis longtemps, ils peuvent paraitre stériles ou inutiles aujourd'hui. Mais si l'on se replace dans le contexte, ils étaient importants et témoignent aujourd'hui de l'intégrité intellectuelle avec laquelle Bazin les menait.

Ce qui est vrai, c'est que la critique française est de manière générale souvent plus intellectuelle que la critique américaine par exemple. Et les facs de cinéma françaises où l'on discute des critiques, faute de moyens financiers importants, au lieu d'apprendre à faire du cinéma comme dans nombre d'universités américaines, c'est une spécificité française. Mais mettre tout cela sur le compte de l'influence de Bazin, c'est lui faire porter un chapeau bien large.
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