Cinéma et Littérature - 2. Cinéma et Adaptation (général)

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Strum
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Cinéma et Littérature - 2. Cinéma et Adaptation (général)

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Du livre au film

1. Dans leur immense majorité, les adaptations de livres au cinéma sont infidèles. Par là, il faut comprendre non seulement qu’elles s’avèrent incapables de transposer dans un film les thèmes d’un livre (quand bien même un dossier de presse prétendrait le contraire), mais aussi que les sentiments que le premier procure et la morale que l’on en reçoit sont parfois à l’opposé de ce que l’on trouve dans le second. Prenons, parmi tant d’autres, les exemples de deux adaptations récentes.

2. L’Etrange Histoire de Benjamin Button de Fitzgerald s’achève sur des pages qui produisent sur le lecteur une impression profonde : Benjamin, devenu bébé, n’a plus conscience de lui-même et son univers se réduit à quelques visages flous qui l’entourent et au goût tiède et sucré du lait. Et puis, tout est « obscurité», et le lecteur prend soudain peur. Parce que cette évocation de la mort survient dans un contexte nouveau, différent des sempiternelles descriptions de malade, de vieillard ou de jeune homme fauché dans la fleur de l’âge auxquelles nous sommes accoutumés et qui rendent la mort si familière qu’on ne la craint plus, elle fait apparaître devant notre esprit l’image d’un grand vide, d’une grande nuit silencieuse et oublieuse où rien n’est plus. Et l’on comprend alors que le cœur du récit de Fitzgerald ne contenait les thèmes du conformisme et du refus de la différence que pour mieux démontrer leur caractère dérisoire face à la mort, devant laquelle nous sommes tous égaux, Button comme les autres. Cette fable sur notre condition de mortel est contée sur un ton égal, où perce parfois une certaine ironie ; le récit coule comme une rivière, sans à-coups, ni rebondissements sans que rien ne soit dramatisé, ni expliqué, si bien que l’on en formule soi-même la morale. En adaptant l’Etrange Histoire de Benjamin Button au cinéma, David Fincher et son scénariste Eric Roth, ont ajouté l’histoire d’une femme en train de mourir sur un lit d’hôpital, écoutant le récit de la vie de Button (Brad Pitt) que lui lit sa fille, comme s’ils n’avaient pu ou su se confronter directement à la nouvelle de Fitzgerald. C’est au travers des peines et des souvenirs de cette femme que nous voyons l’histoire de Button. Ce dispositif narratif (récurrent dans le cinéma hollywoodien récent) a trois effets : il alourdit le récit par des allez retours temporels entre présent et passé et des évènements dramatiques (morts, histoires d’amour malheureuses ou accident de Daisy), il installe entre nous et Button un écran (cette femme qui se meurt) qui fait que nous ne percevons souvent de son histoire qu’un lointain écho et, surtout, il adjoint à la narration un ensemble de sous-intrigues et de commentaires explicatifs sur le temps (qui tiennent lieu non de contrepoint mais de surlignement inutile et prosaïque de très belles images). Il en va ainsi de cette invention d’une horloge dont les aiguilles tournent à l’envers, suggérant une relation de cause à effet absente du livre entre elle et Button. De la fable de Fitzgerald, ne demeure plus qu’un récit parasité et didactique, lesté de panneaux indicateurs, signes de cette maladie qui accable nombre d’adaptations : la volonté de tout rationaliser.

3. Le Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien finit sur le constat amer que la disparition de l’Anneau unique n’a pas débarrassé les hommes de la potentialité du mal, qui leur est consubstantielle. Lorsque commence le temps historique, et que Frodon revient dans la Comté, celle-ci a été mise à sac et est occupée. La destruction de l’Anneau n’a donc rien réglé, et le mal, d’une incarnation mythologique et extérieure à l’homme, est devenu le mal que nous connaissons, germe intérieur que l’on retrouve dans chaque homme. Surtout, le livre qui raconte l’histoire d’une sanctification, présente la pitié de Frodon à l’égard de Gollum comme la marque d’une force supérieure qui sauvera le monde. Cette pitié est constamment valorisée, et les batailles sont réduites à la portion congrue. L’adaptation cinématographique du Seigneur des Anneaux de Peter Jackson délivre une morale à l’opposé de celle du livre. C’est un film belliqueux, où l’on ne compte plus les scènes de bataille, et la pitié de Frodon, joué par un acteur souvent larmoyant (Elijah Wood), y est présentée comme une tare, qui serait le propre des dupes. Enfin, dans le film, une fois l’anneau détruit, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, la Comté n’étant pas occupée, comme si le mystère du mal pouvait être dénoué par la seule destruction d’un anneau, serait-il mythologique. On pourrait trouver dix exemples de ce type dans le film, où l’on observe une inversion des valeurs et du sens du livre.

4. Il serait futile de s’indigner que chaque adaptation soit infidèle, dans une mesure plus ou moins étendue. C’est un fait qu’il faut accepter, et ce que le cinéma prend à la littérature, il le lui rend ensuite au centuple en lui trouvant de nouveaux lecteurs. En revanche, il n’est pas inutile de chercher à comprendre les raisons fondamentales pour lesquelles un film diffère d’un livre, qui vont bien au-delà des considérations économiques et pratiques des producteurs et des adaptateurs, qui bien que nullement négligeables seront ici laissées de côté. Identifier certaines différences irréductibles existant entre la littérature et le cinéma qui font qu’une transposition est avant tout un processus de destruction d’un livre et de reconstruction d’un film sur les décombres d’un récit, voilà ce que l’on se propose de faire ici, dans l’espoir que, chemin faisant, apparaissent certaines caractéristiques du cinéma.

Le cinéma comme condensation d’un récit

5. Redoutable obstacle à toute adaptation, la durée limitée d’un film oblige l’adaptateur à condenser son récit. Là où le roman étire ses ailes au gré d’une durée de lecture variant selon le temps mis par le lecteur pour finir un livre, entrecoupée d’interruptions qui sont autant de fenêtres où son imagination se repose de la lecture et l’amplifie par son action, le film, sec et tendu, ne propose au mieux que deux ou trois heures de récit. Cette condensation du temps appelle une condensation de l’intrigue. L’adaptateur se trouve alors face à un dilemme connu : soit réduire l’armature de l’intrigue parce qu’elle est trop importante, soit tenter d’en faire rentrer la totalité ou presque dans une durée restreinte, au risque de la compresser. La seconde solution est toujours la plus mauvaise.

6. D’abord, elle accélère le récit et, ce faisant, modifie substantiellement le rythme et l’atmosphère du livre. Car bien qu’Hitchcock prétende que la fonction du cinéma est de dilater ou de contracter le temps, ce n’est qu’un instant, qu’un moment, qu’une scène pourra dilater alors que le film dans son ensemble fera subir au temps pris comme durée ou récit une contraction irréversible. C’est à cette moulinette du récit accéléré, compris comme une montagne russe où cause et effet, renversement de perspectives, révélations surprises, se chevauchent inlassablement que sont passés la plupart des grands romans adaptés. A l’atmosphère contemplative d’un livre est alors substitué dans son adaptation une logique de film d’action où des rebondissements successifs sont censés maintenir l’attention du spectateur. Le nombre de scènes s'est réduit et un effet grossissant se produit pour chaque scène conservée du fait de la condensation de l'ensemble. Ce qui est présenté comme fidélité au matériau d’origine n’est alors qu’un mimétisme de surface. Croire qu’il suffit de suivre l’intrigue d’un livre pour en conserver l’esprit est une idée reçue, car réduire un livre à un synopsis, c’est en perdre la beauté et négliger le sens qu’il véhicule ; en matière d’adaptation, c’est l’esprit qui doit prévaloir sur le texte.

7. Ensuite, cette accélération du récit a pour effet de modifier indirectement les thèmes du livre, qui en sont toujours le cœur, qu’irrigue le style du romancier. L'effet grossissant que nous avons évoqué plus haut bouleverse la hiérarchie des thèmes de l'histoire et une scène de transition dans un livre peut devenir au cinéma moment clef porteur d'un sens différent. Surtout, au rythme d’un livre correspond une fréquence sur laquelle certains thèmes peuvent s’épanouir tandis que d’autres péricliteront. Lorsqu’un livre traite de la mélancolie ou de la nostalgie, le romancier est contraint d’insuffler une langueur à son récit et à son style afin de permettre à cette mélancolie de pénétrer le lecteur. Si le film repose sur une fréquence différente, alors les thèmes qu’il aborde seront différents, et il en ira de même de leur effet sur le spectateur. Le rythme du film dicte le ton du film qui dicte lui-même ses thèmes. Tarkovski dans son livre Le Temps Scellé estime que le rythme d’un film procède du rythme intérieur de chaque scène, le rythme « exprimant le flux du temps à l’intérieur du plan ». Mais le cinéma est protéiforme, et le rythme peut tout aussi bien venir du montage comme chez Welles, où le tournoiement fou des images rend compte d’un monde absurde. Il est une autre difficulté : un film, bien souvent n’est en mesure de ne proposer qu’un seul rythme dans le temps réduit qui lui est imparti (et s’il en propose plusieurs, il n’est pas rare que cela déstabilise le spectateur, A.I. de Spielberg étant un exemple récent) là où un livre peut proposer quatre, cinq, voire dix rythmes différents selon le nombre de ses parties et des narrateurs qui les portent, chacune concourant à la formation d’une symphonie de thèmes quand le film n’est souvent qu’un seul mouvement du même tenant. La plupart des grands livres reposent sur des structures instables, en déséquilibre, où la sensation d’harmonie ne provient pas du livre mais des sentiments qu’il fait naître chez le lecteur. La plupart des films que l’on considère comme des chef-d’œuvres classiques sont à l'inverse des modèles d’équilibre, intrinsèquement harmonieux. En termes de structure, on pardonne moins aux films qu’on ne pardonne aux livres. Peut-être est-ce là l’origine de ces formules aussi vagues que limitatives de « vrai cinéma », « cinéma pur » ou a contrario « grand film malade ».

8. Au contraire, lorsque le cinéaste comprend si bien un romancier qu’il aurait pu écrire lui-même son livre, il n’éprouvera nullement le besoin d’accélérer le récit, et il saura afin d’en restituer l’esprit modifier la structure du livre, ou en couper une partie. Le Guépard de Visconti s’achève par un plan magnifique du Prince Salina (Burt Lancaster) s’éloignant seul au petit matin, le monde né des soubresauts de la révolution italienne n’étant plus le sien. Visconti ne filme pas la mort du Prince racontée par Lampedusa à la fin de son livre, où toute sa famille le pleure. Suprême intelligence, Visconti développe dans la scène du bal un passage où Salina imagine ce que sera sa mort en des phrases qui renvoient à ce qu’elle sera dans le livre. Surtout, en laissant ainsi vivre son récit, Visconti laisse aux spectateurs le soin d’imaginer cette mort dans leur esprit et souligne la solitude de Salina plus que ne le fait encore Lampedusa qui le fait mourir accompagné des siens à son chevet, y compris Tancrède. Alors, on pleure beaucoup en lisant ce passage et l’on pleurera moins chez Visconti, mais le sentiment de la solitude du Prince et de son appartenance à un monde passé, y est plus fort encore. C’est que Visconti faisait comme Lampedusa partie du monde de la noblesse qui disparaissait, et croyait, comme lui, que les révolutions trompaient toujours les paysans et les pauvres, qui selon leur thèse partageaient alors avec les nobles sinon leurs intérêts et leur fortune du moins un même sentiment d’abandon.

Le cinéma comme reflet trompeur de la réalité

9. Bien plus que le roman, le cinéma donne l’illusion de la réalité. Le livre crée peu à peu un monde ex-nihilo, selon les plans d’un architecte dont nous verrions la construction s’ériger chaque jour, qui sollicite l’imagination du lecteur pour venir combler les vides. Là où un film peut tétaniser un spectateur, un livre requiert toujours du lecteur une participation active. Si le livre peut se hisser si haut dans notre esprit et graver sa marque en nous c’est parce qu’il peut parfois prendre appui sur notre imagination.

10. Un film, au contraire, produit dès le premier plan l’illusion d’un monde réel car dans cette image que nous voyons, nous reconnaissons des objets et des contours familiers. Dans son adaptation du Feu Follet, Louis Malle nous donne à voir immédiatement une représentation de l’enfermement mental d’Alain (Maurice Ronet) en filmant sa chambre de célibataire. Ce monde, nous l’acceptons tel qu’il est, sans regimber, car il paraît tel que nous le concevons. La tâche du cinéaste est alors de maintenir par l’artifice cette suspension d’incrédulité première qui fut la nôtre. Il doit continuer à donner à ses images la consistance interne de la réalité. Il y parvient d’ailleurs souvent, ce qui fait toute la magie du cinéma. Si l’on fait parfois aux films historiques le reproche absurde de ne donner qu’une vision orientée et parcellaire de l’Histoire, ou si l’on fait crédit si facilement à un documentaire sans voir qu’il s’agit aussi d’une fiction, c’est que nous avons foi en l’image si bien que nous attendons d’elle qu’elle nous dise la vérité, ce qu’aucun film, reflet subjectif du monde, ne saurait faire.

11. Mais ce monde qui paraît si tangible et défini doit alors obéir à des règles et des limites qui sont celles du cadre et du décor, lequel situe toujours un film dans un champ géographique, historique et social. Il est ainsi d’autant plus difficile au cinéma de transposer des livres qui par leur style, leur absence de description ou de localisation, sont des fables dont la portée est universelle. Une fable ne s’occupe pas de rationalité, et lorsqu’on lit chez Fitzgerald que Benjamin Button naît avec une taille d’adulte, on ne se préoccupe pas du fait de savoir comment un corps de vieil homme d’1m70 a pu sortir du ventre d’une mère. Il en serait tout autrement au cinéma, et c’est pourquoi Fincher donne à Button une taille de bébé à sa naissance. Dès cet instant, nous quittons le domaine de la fable pour un récit d’une autre nature. Et lorsque Button vieillit, Fincher, peut-être parce qu’il l’a fait naître bébé, lui fait perdre la mémoire, comme à un vieil homme. Fitzgerald procédait autrement : Button en devenant enfant perdait la conscience du monde et de lui-même, comme s’il n’avait jamais existé en tant qu’adulte si bien que l’on comprenait avec effroi que son cerveau n’avait pas vieilli, mais qu’il avait été transformé en cerveau d’enfant, aspiré par le processus inverse et irréversible destiné à le faire disparaître. Quelle bien plus terrible destinée que celle du Button du livre !

12. C’est parce que le monde du cinéma paraît si solide, si réel, et que nous lui attribuons les caractéristiques physiques et la logique du monde réel, que le cinéaste a parfois besoin de recourir au rêve, au hors champ et à l’ellipse pour que nous continuions d’y croire. Nous sommes accoutumés au réalisme cinématographique et notre cœur tressaille toujours quand un cinéaste nous entraîne dans un voyage rêvé, quand Michael Powell et Emeric Pressburger nous font voyager sur les traces du Colonel Blimp en quête de son amour perdu. Si nous croyons à la disparition soudaine et propice du vrai Scaramouche, dont le visage est si laid, dans le film de George Sidney, c’est parce que cet escamotage nous est caché : nous n’en saurons rien et alors nous acceptons sans discuter de voir André Moreau (Stewart Granger) revêtir ce masque. Si Indiana Jones peut survivre accroché à un périscope de sous-marin pendant plusieurs jours dans Les Aventuriers de l’Arche Perdu, c’est parce que le film ne le montre pas (la scène, filmée, fut coupée au montage). Si un Tyrannosaure peut se retrouver à l’intérieur d’un bâtiment fait pour des humains à la fin de Jurassik Park, c’est parce que Spielberg ne nous montre pas comment il s’y prend pour rentrer.

A la recherche d’équivalences

13. On commence maintenant à comprendre que le processus de transformation d’un livre en film est improprement appelé « adaptation ». Un livre peut être une chambre d’échos amplifiant les désirs du cinéaste (si ce dernier l’a lu, ce qui n’est pas toujours le cas) ou du scénariste le lisant. Il peut alors devenir la muse du cinéaste, ou l’étincelle qui éveille son imagination. Le cinéaste apercevra dans le livre, un personnage, un motif ou des thèmes qui inspireront son film. L’adaptateur déconstruira le livre, et construira un récit simplifié mais cinématographique, un « traitement ». Les écrivains le savent mieux qu’un autre, en particulier ceux qui adaptent eux-mêmes leurs livres. Graham Greene raconte que lorsqu’Alexander Korda lui demanda d’écrire sur la Vienne de 1948 occupée par les quatre puissances vainqueurs de la seconde guerre mondiale, il ne put se résoudre à écrire directement un scénario. Pour que les personnages du Troisième Homme lui apparaissent dans toute leur ambiguïté et leur épaisseur, pour que dans les veines du récit coule une sève propre à nourrir sa crédibilité, il lui fallait d’abord écrire une nouvelle. Il put ensuite s’atteler au scénario, en collaboration étroite avec le futur réalisateur du film, Carol Reed. On aurait pu penser que Greene ayant écrit son livre en prévision du film allait condenser ce dernier dans un scénario sans changement majeur. Pourtant, le film diffère substantiellement du livre, qu’il s’agisse du traitement du personnage d’Anna ou de cette fin, si belle dans le film quand celle du livre, s’achevant sur les secondes funérailles de Lime (Orson Welles), exhalait une ironie dont Reed craignait à juste titre qu’elle soit perçue pour du cynisme au cinéma. A ce sujet, Greene a expliqué qu’il en allait ainsi parce que l’histoire qu’il contait n’avait pas encore trouvé dans sa nouvelle « son état définitif », comme si un film n’était que le prolongement d’un livre. Et c’était en effet le cas pour Miyazaki lorsqu’il adapta son manga Nausicaä au cinéma pour en tirer un film d’une poésie sublime ou pour Nabokov lorsqu’il écrivit lui-même le scénario de l’adaptation de Lolita pour Stanley Kubrick.

14. Après avoir évoqué les difficultés soulevées par une adaptation, il faut tourner notre attention vers les solutions. Si la transposition d’un livre consiste en une reconstruction d’un récit décomposé afin de l’ajuster aux mesures nouvelles et au langage du cinéma, alors il s’agit d’une re-création où est sollicité le talent créateur du cinéaste. Pour peu que le réalisateur veuille reprendre du livre certains thèmes ou motifs, et quand bien même il ne chercherait pas une fidélité d’ensemble il faut bien qu’il y ait dans le récit d’origine certains éléments qu’il souhaite voir à l’écran, il lui faudra trouver des équivalences cinématographiques aux thèmes et à l’atmosphère du livre. A cette aune, le cinéaste adaptant un livre, est un vrai créateur au même titre que le cinéaste concevant une histoire originale. André Bazin dans son article Pour Un Art Impur, résume cela dans une belle formule : « dans le domaine du langage et du style, la création cinématographique est directement proportionnelle à la fidélité ». On peut ajouter que cette création ne devra alors rien à la littérature, si ce n’est que celle-ci aura été l’inspiratrice du cinéaste. Plusieurs exemples d’adaptation semblent donner raison à Bazin.

15. Voyons d’abord comment Akira Kurosawa a su si bien adapter Dostoïevski et Shakespeare. Dans l’Idiot de Dostoïevski, réside une ambivalence que l’on ne détecte pas immédiatement. Le Prince Mychkine est censé figurer l’homme parfaitement bon et le roman, croit-on, entend démontrer que cet homme n’a pas sa place dans la société, et que celle-ci finira par le détruire. Or, Mychkine est aussi un être faible, incapable de choisir, de trancher, de prendre entre deux maux le moindre, si bien qu’il finit par devenir le protagoniste d’un drame, et même par le provoquer en raison de ses maladresses. Cette ambivalence fondamentale à l’œuvre dans le livre, qui est quelque chose que l’on perçoit confusément sans que Dostoïevski l’écrive, comment la transposer dans le film, sans trahir le grand écrivain russe, et en préservant la pureté et la candeur du personnage de l’Idiot ? Kurosawa y parvient grâce à une très belle idée, qui ne doit rien à Dostoïevski, et qui doit tout au génie créateur du cinéaste japonais : il fait se tenir le récit au Japon, en hiver, dans une sorte de pays de neige. Les personnages, les lieux, les couleurs, l’atmosphère, tout parait lié à cette neige, soumis à son influence. Et la neige est le plus ambivalent des éléments. Elle est un pur manteau qui enveloppe les paysages, un motif d’émerveillement où peuvent se reposer les yeux. Mais, donnez-lui votre main trop longtemps et sa caresse se fera morsure, prêtez-lui votre corps et elle vous engourdira jusqu’à la mort. L’homme qui meurt de froid ressent toujours une sensation de bien-être au moment de mourir. Cette ambivalence suprême de la neige, Kurosawa en joue admirablement. Au début du film, la neige est pure et aimante. Puis, dans la longue scène où Rogojine (Akama dans le film) suit et essaie de tuer Mychkine (Kameda), la neige se fait plus présente au fur et à mesure que monte la tension, et lorsque survient le paroxysme de la tentative d’assassinat, les deux hommes sont entourés d’un étouffant chemin de neige où Mychkine-Kameda soudain saisi par une crise d’épilepsie finit par tomber et se débattre.

16. C’est également en observant la nature que Kurosawa parvient à livrer avec Le Chateau de l'Araignée la plus belle des adaptations du Macbeth de Shakespeare. Affirmer que Macbeth est une pièce sur le mal sera vrai mais cela n’aidera en rien le cinéaste désireux de l’adapter. Faire dire à Macbeth « tout l’océan du grand Neptune arrivera-t-il à laver ce sang de ma main ? » ne rendra à l’écran qu’un son creux. A ce mal qui pénètre les personnages de Macbeth, Kurosawa trouve dans son film un équivalent visuel extraordinairement évocateur : le brouillard. Le film est plongé, presque tout du long, dans un brouillard dont on ne voit jamais la fin, qui enserre les personnages de sa tenaille, qui parvient, froid et visqueux, au plus profond des êtres et des âmes. Quand nous voyons Macbeth au début du film, que Toshiro Mifune incarne avec des yeux fous, perdu dans le brouillard avec son compagnon, parcourant encore et toujours les mêmes sentiers dans un monde absorbé par le brouillard, nous le savons perdu d’avance. Ce brouillard, c’est le virus du mal, que Kurosawa met en image. Le monde est voué au mal, parce que le ciel est un couvercle. Mais aussi : le monde est voué au mal, parce que toujours se répètent les mêmes assassinats, et naissent les mêmes enfants marqués par le mal : contrairement à la pièce, chez Kurosawa, le précédent seigneur a tué son maître pour devenir nouveau seigneur du clan, et Lady Macbeth tombe enceinte. Idées nouvelles là encore, qui sont celles de Kurosawa et non celles de Shakespeare, qui ajoutent pourtant au caractère cyclique et comme viral du mal. Oui, le cinéaste qui a compris l’auteur, et sait l’adapter au mieux, peut ajouter au récit de celui-ci. Ils sont des frères en esprit se relayant pour raconter une même histoire, l’un prolongeant l’existence de l’autre à plusieurs siècles d’intervalle.

17. Adapter un livre, ce n’est pas seulement réfléchir aux différences entre un livre et un film, c’est réfléchir avant tout au cinéma lui-même. De même que l’écrivain regarde ce que font les autres écrivains, le cinéaste doit regarder ce que font les autres cinéastes. Ainsi, le réalisateur souhaitant demeurer fidèle au style d’un écrivain devra parfois prendre garde de ne pas essayer d’imiter ce style. Expliquons ce paradoxe. Comment adapter Bernanos, dont la brûlante langue de pamphlétaire résonne avec tant de violence ? Songeons que les monologues exaltés des personnages de Bernanos sont violents par rapport à d’autres livres. Mais, si l’on essaie de restituer cette violence au cinéma, alors, et parce que la violence au cinéma est dans une large mesure une convention répandue dans de très nombreuses cinématographies, la violence caractéristique du style de Bernanos n’aura plus rien de singulier dans un film, et l’impression produite par ce dernier sera sans commune mesure avec celle produite par le livre. C’est ainsi, dit Bazin, que Bresson adapta Le Journal d’un Curée de campagne, avec douceur et en ayant recours à l’ellipse. C’est ainsi également que lorsque Pialat adapta Sous le Soleil de Satan, il demanda à Depardieu de chuchoter ses textes, de les dire doucement. Ce parti pris de conférer une douceur à un texte où Satan est défié par un saint, semble étrange quand on connaît bien Bernanos et quand on voit le Sous le Soleil de Satan de Pialat pour la première fois. Mais quand on réfléchit au fait que ce qui compte au cinéma, c’est l’effet recherché et non le concept ou l’idée dans sa pureté, et que les plus justes éléments de comparaison pour juger un film sont d’autres films, alors on comprend que c’est Pialat qui a raison. Cette différence de langage fondamentale entre un livre et un film explique aussi un autre paradoxe, qu’on peut facilement observer dans une adaptation si l’on s’en donne la peine : les meilleures scènes du livre ne correspondront presque jamais aux meilleures scènes du film l’adoptant, alors mêmes qu’elles interviendraient dans un même contexte et au même moment de l’histoire.

18. Parfois, l’acte de création du cinéaste consistera à créer dans son film une scène, ou à lui donner une ampleur nouvelle, à partir d’une scène d’un livre dont il aura su percevoir le potentiel cinématographique. A la fin des Gens de Dublin, fabuleuse adaptation de la nouvelle Les Morts de Joyce, John Huston part des dernières lignes du livre en en reprenant l’esprit général et quelques phrases, pour livrer pendant près de quatre minutes où défilent de magnifiques plans de l’Irlande sous la neige une méditation sur la mort plus vaste et qui résonne plus longuement dans notre esprit que celle du livre. Huston était coutumier de ce genre de tour de force. C’est un des plus grands adaptateurs de l’histoire du cinéma, et il a su magnifiquement adapter des écrivains aussi différents que Melville (Moby Dick), Tennessee Williams (La Nuit de L’Iguane), Carson McCullers (Reflets dans un Oeil d’Or) ou Malcolm Lowry (Au-dessous du Volcan) et Joyce.

19. Les exemples qui viennent d'être réunis ont un point commun : dans chaque cas, le cinéaste avait une longue et intime connaissance de l’écrivain adapté. Et c’est ainsi qu’une sorte de fidélité est possible. Pour ne pas trahir un écrivain, le cinéaste doit le comprendre mieux qu’un autre, partager ses vues sur le monde, et s’il ne les partage pas, les regarder avec suffisamment d’empathie pour les comprendre. Avec l’imagination, l’empathie est le plus beau des dons humains. Ce couple-là est l’engrais des plus belles adaptations. Ainsi, si Welles n’a adapté qu’une seule œuvre de Kafka (le Procès), la quasi-totalité de son œuvre (où le monde est soit absurde dès le départ, soit bascule dans l’absurde à un moment donné) a parti lié avec le romancier tchèque, si bien que certains films de Welles semblent tout droit sortis de l’imagination de Kafka. Parfois, l’imagination du cinéaste concorde uniquement avec une partie de l’imagination de l’écrivain, et cela donne le Dune de David Lynch. Si les couleurs d’eau et de marron humide dont il environne la famille des Atréides correspond bien aux visions mélancoliques que leur destin suscite à la lecture du livre de Herbert, le traitement par Lynch des Harkonnen, qu’il plonge dans un enfer rougeoyant et industriel, confine au grotesque. Le baron, personnage intelligent et semblable à un empereur romain décadent dans le roman, devient dans le film, un monstre de carnaval bête et hystérique. Dans son essai L'Eau et les Rêves, Bachelard propose de classer les différents types d’imagination en fonction d’un concept qu’il nomme l’imagination matérielle, selon lequel chaque imagination puise sa nature et sa force dans un des quatre éléments, l’eau, le feu, l’air ou la terre. Cette catégorisation que Bachelard convoque pour parler des poètes pourrait paraître fort abstraite, si l’on ne s’apercevait en l’étudiant (et Bachelard l’a fait dans ses livres avec la sensibilité d’un grand artiste) et en l’appliquant aux livres et aux films qu’elle est féconde. De même que les métaphores du romancier ou du poète désignent une matière première, les images du cinéaste participent d’une substance ou d’une rêverie primitive à laquelle les spectateurs partageant le même type d’imagination seront le plus réceptifs. Ce n’est pas ici le lieu pour discuter en profondeur de ce sujet. Et l'on peut se contenter d’observer, par exemple, que l’imagination d’un J.R.R Tolkien, qui fait appel aux images de l’eau et de la terre, du temps qui s’écoule comme un fleuve et des mers séparatrices des vivants et des morts, est à mille lieues de l’imagination d’un Peter Jackson, toute de feu, de rouages et de dynamisme qui a démultiplié dans son adaptation les images de monstres, de batailles et de flammes.

20. Il est possible de tirer une autre leçon des exemples donnés plus haut : c’est que quelque soit la familiarité du réalisateur avec l’écrivain, quelque soit les idées qu’il veut mettre en scène, il lui faudra les résoudre en s’attachant à des détails pratiques, qu’il s’agisse des décors ou de la diction d’un acteur. Tout ce qui relève du conceptuel au cinéma ne peut être résolu que par une intelligence pratique. Dans le Truffaut-Hitchcock, Alfred Hitchcock livre un nombre considérable d’anecdotes sur ces détails qui assignent à une scène une signification particulière. Ainsi raconte-t-il comment il usait d’accessoire surdimensionnés (main et pistolet géants dans La Maison du Docteur Edwards, verres immenses dans Une Femme Disparaît, tasse de thé reléguant Ingrid Bergman au fond du cadre dans Les Enchainés) pour attirer l’attention des spectateurs sur le sort pesant sur les personnages dans ses films ou encore comment on faisait parfois recouvrir d’un voile de gaze un objectif de caméra pour cacher le travail des années sur un visage de femme. Ainsi, là où Proust consacre de longues pages dans A la recherche du temps perdu (et même tout son récit) à nous montrer qu’un visage de femme peut être transfiguré si on le voit au travers du prisme de l’art (ex. : Swann comparant Odette à la Zephora de Botticelli) ou si on l’aperçoit pour la première fois à une distance adéquate (ex. : Saint-Loup voyant Rachel sur scène), il peut suffire d’un geste d’un opérateur déposant un voile de gaze (ou tout autre procédé moderne utilisé aujourd’hui) pour nous faire aimer une femme au cinéma. Cette primauté pratique du détail, qui se substitue au style général et à la structure patiemment composée du livre, est une différence considérable avec la littérature où le général dicte sa loi au particulier.

21. Que l’on ne s’y trompe pas. Comme cela a été avancé en ouverture de ce texte, les exemples où écrivains et cinéastes sont si proches que les équivalences formelles trouvées par les seconds sont ce qui s’approche le plus de la fidélité à un livre, sont rares et les exemples d’infidélité légion. Et il est des adaptations totalement infidèles où flamboie le talent créateur d’un cinéaste. Scaramouche de George Sidney n’a plus rien à avoir avec le roman original de Rafael Sabatini, ce dont nul ne soucie en France où personne ne connaît Sabatini (dont les romans furent également à l’origine de Capitaine Blood et l’Aigle des Mers de Curtiz). Pourtant, c’est un film où les velours et les costumes sont couleurs de ciel et de soleil, et les levers et couchers de soleil couleurs de velours. Et par un curieux retour des choses, les scénaristes de Scaramouche en inventant l’histoire d’Aline, fausse demi-sœur d’André Moreau, semblent avoir encore plus rapproché le récit du Capitaine Fracasse de Gautier, dont Sabatini s’était manifestement inspiré en écrivant son roman. Il est tant de films infidèles, ou qui ne se soucient aucunement des livres dont ils sont tirés, qu’il serait impossible (et dérisoire) de les évoquer ici. Mais il ne faut pas se priver de citer un des plus beaux films du monde, Le Colonel Blimp de Michael Powell et Emeric Pressburger, qui n'a conservé qu’une seule chose de son matériau d’origine (un comic strip publié dans un quotidien britannique) : son titre. Nous rencontrons ici la limite de la formule de Bazin, qui présupposait que la littérature relevait d’une exigence artistique supérieure à celle du cinéma et qu’elle avait toujours un temps d’avance sur lui en termes d’innovations structurelles (sur ce second point, Bazin a longtemps eu raison ; mais sur la question de l’exigence, on n’en jurerait pas). Sans doute ne sous-entendait-il pas que les adaptations volontairement infidèles ne font pas jamais preuve de génie créateur mais que parmi celles qui se veulent ou se donnent comme fidèles, seul un vrai talent créateur peut parvenir à la fidélité.

22. Il est d’ailleurs des livres qui sont cinématographiques avant l’heure, comme si leur auteur était en avance sur leur temps, si bien que leur adaptation s’en trouve facilitée. Il en va ainsi des Misérables de Victor Hugo, qui est construit selon le principe de paroxysmes narratifs longuement préparés, en vue desquels les évènements se condensent et se teintent peu à peu du drame à venir, se chargent d’une énergie qui les fera rouler plus vite vers le spectacle de leur résolution, à l’image de l’énergie cinétique. Les chandeliers de Monseigneur Myriel, Jean Valjean soulevant la charrette de Fauchelevent pendant que Javert le regarde, Jean Valjean apparaissant au tribunal pour sauver Champmathieu, les Thénardier, les barricades, les égouts de Paris, tous ces évènements scandent le récit. Même mal adapté, Les Misérables reste les Misérables. A l’inverse, un autre grand roman du 19e siècle, Le Comte de Monte-Cristo, s’est révélé irréductible à toute tentative d’adaptation qui en restituerait l’esprit, parce que les évènements et les personnages y sont enchainés inexorablement et très rapidement l’un à l’autre, dans une sorte de linéarité inflexible, si bien qu’en les modifiant, on perd la saveur si particulière du roman de Dumas.

Conclusion : d’un monde de liberté à un monde codé

23. La littérature est un monde de liberté individuelle. L’écrivain écrit pour soi, et est roi en son royaume dont il fixe les règles. S’il est lu, il peut en faire son métier. Alors coexistent cet individualiste qu’est l’écrivain et ces autres individualistes que sont les lecteurs, car la lecture est une expérience personnelle. S’il n’est pas lu, il reste quand même écrivain, fût-il asservi à d’autres contraintes professionnelles. L’écrivain choisira la forme d’écriture qui conviendra le mieux à sa sensibilité, à ses moyens d’expression et à sa vision du monde, qu’elle soit poème, roman linéaire ou à plusieurs voix, fable ou autres, sans avoir à discuter de ses textures avec un chef opérateur ou de ses décors avec un directeur artistique. Il lui faudra bien négocier avec son éditeur, mais sous d’autres auspices, alors, que celles de la création pure.

24. On dit parfois que tout est permis au cinéma, car c’est l’art de faire croire à l’invraisemblable. En réalité, c’est aussi de tous les arts, l’un des moins libres, car il est soumis à l’impondérable. Le cinéma est le produit de centaines d’individus au travail, où le cinéaste, phare dans la tempête, doit lier les volontés, commerciales et artistiques, aussi diverses que le monde, vers un objectif commun, sans perdre de vue cette vision originelle qui l’a décidé à faire un film. Le cinéma est aussi affligé de règles et de codes, de canons dont chaque génération de réalisateurs a tenté de se défaire, et qui reviennent inlassablement, chaque violation d’une règle (absence de regard caméra, règle des 180 degrés ou raccord de plan) devenant à son tour figure de style ou règle d’un genre nouveau venant rejoindre ces codes cinématographiques qu’elle était censée mettre à bas. L’Aurore de Murnau peut bien dater de 1927, on y trouve des plans, des travellings, une structure qui est celle du cinéma contemporain. Le cinéma est un pourvoyeur de récits et même Tarkovski qui en appelle dans son livre Le Temps Scellé aux « liaisons poétiques » au sein d’un film comme reflet plus juste de la pensée humaine que la dramaturgie traditionnelle, même Bunuel et Lynch lorsqu’ils mélangent rêve et réalité, racontent une histoire, avec un début et une fin. Ce sont les sujets traités, au gré des changements de mentalités comme de préjugés, qui ont varié au cours des décennies, mais les formes éternelles du cinéma sont toujours les mêmes, bien que le secret de certaines semble parfois s’être perdu. C’est peut-être pour cela que les réalisateurs sont de si grands cinéphiles, qu’ils le clament haut et fort comme les jeunes turcs de la nouvelles vague ou les cinéastes américains des années 70 ou qu’ils gardent secrètes leurs admirations. Ils recherchent et recyclent toujours ces formes éternelles du cinéma. Le cinéaste cherche à épuiser le champ du possible, mais ce champ, quand bien même il serait fait d’orge blond nous éblouissant de sa lumière, se situe dans un périmètre réduit.

25. Le génie d’un cinéaste réside en ceci : nous faire croire que dans le monde secondaire créé par son film, tout est permis, et nous faire oublier les contraintes cinématographiques. Chez Powell et Pressburger, dit Scorsese dans son introduction au livre de Michael Powell, Une Vie dans le Cinéma, « tout peut arriver ». Mais c’est grâce à leur génie que Powell et Pressburger réussissent à créer cette illusion d’un monde libre de règles. Woody Allen, lorsqu’il répétait dans sa jeunesse des tours de magie, dans sa chambre à Brooklyn, comme il le confie à Eric Lax dans le beau livre d’entretiens qui vient d’être édité, ne le savait peut-être pas encore, mais il s’entraînait en réalité à devenir cinéaste.

C'est donc un processus de passage d'un monde libre à un monde codé et collectif dont nous avons parlé ici.
Strum
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Re: Cinéma et Littérature - 2. Cinéma et Adaptation (général)

Message par Strum »

J'espère que cela permettra de lancer quelques discussions. Et désolé d'avoir fait si long, la synthèse n'étant pas mon fort. J'ai inséré des numéros de paragraphe dans le texte ci-dessus pour qu'il soit plus facile de s'y référer, pour ceux qui voudraient discuter, contredire, prolonger ou simplement commenter tel ou tel paragraphe. Nul besoin de faire long ou compliqué pour intervenir, cette section du forum n'est pas si différente d'une autre. :wink:
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Re: Cinéma et Littérature - 2. Cinéma et Adaptation (général)

Message par arfiso »

Cher Strum, chers tous,
Je me disais en lisant avec intérêt cette introduction, rédigée avec son brio coutumier par Strum, que je me devais de synthétiser mes impressions de lecture, mes questions bref mes réflexions. Aussi je souhaitais être essentialiste puisque invité je suis à discussion par la teneur de ce texte. Hélas, et je prie les courageux qui liront ceci de me faire grâce, il est fort à parier que je serai long. Cela se fera au détriment sans doute de la pertinence voire de l’éveil d’intérêt chez autrui mais je ne puis aller à l’encontre de ma nature : je suis « pinailleur » et j’aime ça.

Dire que je pensais n’intervenir que sur des points précis ne trahira en rien mes intentions premières, ce qui les trahira, c’est la mise en pratique de ces intentions. Je pensais m’abstenir de commenter à l’emporte pièce, mais à la lecture des premières lignes, mes doigts me démangent et commencent, presque mécaniquement, à parcourir le clavier. Aussi, ce qui suit reprend le cheminement de mes impressions au fil des lignes rédigées par Strum, c'est-à-dire de manière cognitive, sans en avoir une vision globale approfondie. Pardon par avance mais comme il s’agit de discuter, et bien discutons comme nous le ferions oralement, c'est-à-dire sans laisser le loisir à l’autre de développer une idée trop longuement de peur d’oublier quelque point estimé important sur l’instant.

Commençons donc par le paragraphe 1 si vous n’y voyez aucun inconvénient. Il y est question de la fidélité des adaptations cinématographiques. Je note d’emblée, après lecture en diagonale tout de même, que tu abonderas plus loin (paragraphes 15 et 16) dans le sens qui anime ma perception du rapport entre ces deux formes artistiques que sont littérature et cinéma.
Je partage l’opinion première ; je considère bien qu’il y a infidélité lors d’une adaptation (ce dernier mot me parait être particulièrement important d’ailleurs) et pour prolonger, je pense même que cette infidélité se doit d’être présente dès le début du travail d’adaptation.
Et cela ne s’applique pas qu’au cinéma, il me semble que le théâtre est concerné par un « devoir d’infidélité ».
Et je ne pense pas me fourvoyer en estimant que peinture, musique, danse, photographie ou sculpture, lorsqu’ils empruntent inspiration à l’écrit, échappent à toute inféodation littéraire. Logiquement et sans pour autant porter jugement de valeur sur les différentes représentations des sujets. Affaire de langage, de codes.
Adapter. Ce terme souligne bien que différenciation est faite entre deux langages régentés par deux logiques codifiées différentes, ce qui sous entend qu’il peut y avoir convergence d’idée mais il y aura inévitablement divergence formelle. Il ne s’agit donc pas de transposer, il s’agit d’adapter, de restituer dans un langage ou mode d’expression quelque chose qui a été senti, perçu voire réfléchi à partir d’un autre champ syntaxique.

Avant d’aller plus loin, il faut, je pense, différencier aussi, pour que notre discussion se construise sur une base commune de données, les adaptations énoncées dès le chapitre 2 et sans doute dans ceux qui suivent. Non pas en termes qualitatifs mais en termes intentionnels.

De fait, je ne suis guère persuadé que (toutes) les intentions de Fitzgerald coïncident avec celles qui gouvernaient la réalisation du film de Fincher. Je pense que Fitzgerald est un point de départ et qu’ensuite, nous quittons son territoire pour parcourir celui de Fincher. On peut le regretter du point de vue de l’amateur de littérature ou de l’adaptation stricto sensu, certes.
Il n’empêche que, dans ce cas bien précis, lorsque l’appropriation d’un texte (même s’il n’y a que le contexte de celui-ci qui importe) sert à nourrir, ce qui peut être considéré comme un terreau, le développement de problématiques singulières qui permettent à Fincher de quitter le terrain du bon artificier qu’il a toujours plus ou moins été pour devenir un cinéaste qui se construit une stylistique reconnaissable (Seven, Zodiac, même si entre les deux c’est le désert au moins à ce niveau là), c’est plutôt probant cinématographiquement. La volonté de quitter « le parc d’attraction » dans lequel ses films se répandaient de manière outrancière et tapageuse pour n’intéresser qu’un public désireux d’être séduit visuellement (sans se demander comment, par quoi ou à quelles fins les images existaient) pour aujourd’hui assujettir la séduisante technique à une dimension filmique qui trouve un public plus vaste n’est pas pour me déplaire, bien au contraire. Et il me semble, enfin je l’espère, que le cinéma y gagnera.

A contrario, dans le cas Kurosawa, cité et aperçu lors de ma lecture en diagonale, il me semble que les intentions du cinéaste rejoignent parfaitement les intentions du dramaturge. D’où certaines coïncidences intentionnelles. Nous y reviendrons lorsque nous y serons, peut être. Différence je formule et souhaitais souligner donc.

Pas surpris, de fait, que les émotions convoquées par Fitzgerald ne correspondent pas à celles suscitées par le film de Fincher.

Je formule aussi et surtout différence entre Fincher et Jackson. Ce second exemple convient beaucoup mieux à ton argumentaire me semble t-il. Simplement parce qu’en ce cas présent, nous sommes exactement dans le phénomène inverse à celui de Fincher. C'est-à-dire que la volonté initiale est de retranscrire une atmosphère et des problématiques misent en place par Tolkien. Et puis de les mettre en lumière par l’intermédiaire de logiques empruntées à différents modes d’expression le tout visité par le cinéma. Or, et c’est là le problème de Jackson, voir son calamiteux King Kong, la machinerie offre aujourd’hui de telles possibilités qu’il se laisse griser par celles-ci (ce fut aussi longtemps le problème de Spielberg). Son film devient donc « statue » de sel, objet inerte. Car les intentions s’évaporent. Il n’est plus question de dire ou de montrer, il n’est plus question alors que d’éprouver une technicité. Technique qui, seule, ne peut permettre l’élaboration d’une stylistique. Technique qui, seule, ne suffit pas à faire une œuvre filmique. Et pourtant cela s’appelle de la même manière : un film. Analphabètes que nous sommes.

D’où, exprimée de manière succincte, la différenciation que je souhaitais apporter aux deux exemples de ton argumentaire. Pinailleur disais je.

Je partage pleinement ta conclusion au chapitre 5. Quant à ce que tu exprimes sur la durée de lecture d’un texte et la durée de l’adaptation filmique de celui-ci, il y a forcément divergence puisque la nature des offres, possibilités de lecture et construction d’un plan filmique diffère radicalement : premier plan, arrière plan, cadrage, lumière, rapport entre les différents espaces, mobilité de la caméra ou encore montage.
La description d’une atmosphère basique prend beaucoup plus de temps en littérature (temporalité de l’acte, attitudes, les lieux, les mouvements, apparences physiques, états d’esprits, etc.) qu’il n’en faut au cinéma pour décrire une même situation basique avec les mêmes ingrédients. C’est aussi là, en filigrane, que se situe la problématique fondamentale de l’image : son immédiate probité. L’immédiateté et la plausibilité ; sans parler de la rapidité d’accès à ces concepts. Mais c’est un autre sujet.

Pour abonder de manière humoristique à ce que tu explicites en paragraphe 6 et ce que j’évoquais ci-dessus, souvenons nous que Love and death de Woody Allen dure 80 minutes tandis que Guerre et paix de Tolstoï requiert plus de temps pour en venir à son terme.

Conclusion du paragraphe 6 on ne peut plus en phase avec mes pensées.

N’ai pu m’empêcher d’esquisser sourire à la lecture du paragraphe 7. Non pas sur le fond que je partage pleinement une nouvelle fois. Mais sur sa conclusion autour de certaines expressions à la mode. Grand film malade. J’avoue avoir un faible pour celle-ci. C’est assez obscur n’est il pas ? Un masque d’expression.

Superbe paragraphe 8. L’exemple est magistral. D’autres, sur le même principe de scènes évocatrices surgissent inopinément dans mon esprit : Henriette et la découverte de l’amour physique dans « Une partie de campagne » de Renoir, Lantier et son œil dans le train puis plus tard se penchant sur Séverine avant de marcher comme un condamné le long de la voix ferrée dans « La bête humaine », Godard et Moravia, Campion et James.

J’ajouterais, au vu de ce tu avances avec pertinence en paragraphe 10 et à raison, qu’il y plus de vérité dans une œuvre de fiction que dans un documentaire. A moins que celui-ci n’emprunte comme logique narrative au champ fictionnel. C'est-à-dire que la vérité n’est pas accessible sous forme d’absolu. Elle ne l’est que sous la forme du point de vue exprimé. Le cadre est là et il circonscrit ce qui est montré donc l’absolu souffre des possibilités de représentation.
Murnau ou Hitchcock pensaient que le monde qu’ils décrivaient devait être intégralement présent dans le cadre (le monde = le cadre), d’autres, comme Renoir cité plus haut, ont joué du hors champ puisqu’ils se situent, et leur caméra avec, à l’intérieur du monde.
Chez Renoir, pour garder cet exemple, dans « l’ici » du cadre déterminé pour un plan, il y a la présence de « l’ailleurs ». Une évocation du monde en dehors du cadre dans celui-ci. Pas très loin sommes nous d’ailleurs de l’utilisation des relations intérieur/extérieur dans le Quattrocento. Et là nous flirtons avec les thématiques de Cinéphage aussi je m’arrête sous peine de m’égarer.


Me viennent aussi quelques pensées qui complètent tes propos sur le château de l’araignée de Kurosawa. Je pense qu’il faut entendre le mot « nature » dans son sens philosophique à savoir « Nature ». Animisme oblige. L’absence d’éléments propres aux signifiants littéraires trouve des échos multiples en résonance avec les formules théâtrales occidentales du XVI ème siècle et ses contemporaines japonaises. Du théâtre occidental au Nô. Le Nô qui se développe sur une architecture à deux niveau, une architecture qui repose sur les figures du Shite (personnage principal répondant au nom de Washizu) et du Waki (son faire valoir répondant ici au nom de Miki). Deux vassaux essentiels pour le seigneur habitant le château principal au temps premier du film. Château de l’Araignée (passons sur les évocations tant symboliques que psychologiques voire mythologiques de l’araignée) qui se voit prendre apparence d’une araignée dès son apparition première (des fenêtres en guise d’yeux, une porte principale au lieu d’une bouche, et des galeries jouxtant l’entrée pour tentacules). Château qui lui-même est protégé par deux vassaux : la forêt et la brume. La forêt comme une toile tressée et la brume comme la matière qui a permis ce tissage. Je raccourcis volontairement par manque de temps puisque l’analyse du film mériterait plus ample développement (notamment pour ceux qui n’ont pas le film en mémoire).
Et puis le bestiaire. Des scolopendres, des lièvres, des corbeaux, des chevaux tous dressant des passerelles entre Orient et Occident, entre les deux Histoires, entre les deux théâtres pour se voir unifier via le cinéma.
Et puis une codification en provenance du Nô quant à la nature de certains personnages (Asaji, l’esprit de la forêt) qui, même pour les occidentaux que nous sommes, parait évidentes dès le premier regard. De cette toile/piège visuellement tissée par un esprit dans une forêt à l’aide d’un mécanisme à deux roues (encore cette architecture) à ce piège mental dans lequel se laisse enfermer Washizu subissant les propos de sa femme qui tisse sa toile/piège sur deux niveaux, la convoitise et la crainte, nul n’est dupe. La Tragédie est en place. Le résultat n’importe plus, nous le connaissons tous. Seule importe l’observation de la mécanique mise en place et du chemin emprunté pour aller au terme de cette histoire profondément humaine (celle de Kurosawa).

Tu dis parfaitement bien qu’un cinéaste qui a compris un auteur peut ajouter à la forme première. Il peut aussi, et doit souvent, soustraire. Que sont Mc Duff ou encore les monologues devenus ? Ils ont vécu la savoureuse métamorphose de l’écrit au cinéma sans avoir perdu au change. Il y a eu transcription, traduction. La compréhension et l’accessibilité aux intentions du texte demeurent puisque ce sont celles du film. Oui, chapeau !

Très proche de tes pensées dans les paragraphes suivants, jusqu’à la conclusion pour tout dire, je suis néanmoins surpris, voire étonné, que nul paragraphe ne concerne les adaptations filmiques qui ont réussi là où les écrits échouaient. Cela aurait pu prolonger ce que tu évoques en P20 21 et 22. Un exemple me vient inévitablement : « D’entre les morts » du tandem Boileau-Narcejac. La médiocrité ambiante qui règne tant dans le récit que dans sa forme est surprenante pour qui a vu, voit ou verra « Vertigo » d’Hitchcock où la perfection contribue à faire de ce film l’un des plus fouillés au monde aujourd’hui. Outre le fait que le roman m’est tombé nombre de fois des mains lors de tentatives de lectures, infructueuses donc, il y a surtout derrière cet exemple la possibilité de creuser le principe direct du rapport entre l’écrit (et pourquoi pas sous sa forme scénaristique d’ailleurs ?) et sa mise en image qui se vérifie lors du processus de transposition. Et de poser une question, celle du rôle de l’écrit dans la conduite filmique de celui-ci ? Vaste sujet il est vrai. Entre les cinéastes qui se fient à l’écrit par-dessus tout et puis ceux qui ne s’en servent que comme d’une trace de réflexion commune ou encore ceux qui ne s’en servent pas du tout et occultent volontairement toute trame écrite lors de l’acte de mise en scène, il y a de quoi se perdre voluptueusement.
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Re: Cinéma et Littérature - 2. Cinéma et Adaptation (général)

Message par Strum »

Merci arfiso pour tes commentaires ! :) Je voudrais juste rebondir brièvement sur quelques-uns des points que tu soulèves :
arfiso a écrit :pour prolonger, je pense même que cette infidélité se doit d’être présente dès le début du travail d’adaptation.
Je n'irai personnellement pas jusque là et je n'analyserais pas l'infidélité comme un devoir. Le devoir sera pour le réalisateur de réaliser le meilleur film possible. Le coeur de l'argumentaire que j'essayais de développer dans mon texte est que si le cinéaste recherche une certaine forme de fidélité aux thèmes et à l'esprit du livre, alors il y parviendra davantage en trouvant des équivalents cinématographiques créatifs à l'intrigue, à l'atmosphère et aux personnages du livre, qu'en suivant servilement son intrigue sans réfléchir aux conséquences de l'adaptation sur le sens du livre.
De fait, je ne suis guère persuadé que (toutes) les intentions de Fitzgerald coïncident avec celles qui gouvernaient la réalisation du film de Fincher. Je pense que Fitzgerald est un point de départ et qu’ensuite, nous quittons son territoire pour parcourir celui de Fincher. On peut le regretter du point de vue de l’amateur de littérature ou de l’adaptation stricto sensu, certes.
Je suis d'accord avec toi. D'ailleurs, je crois comprendre que Fincher a lu le scénario de Roth (qui lui a donné envie de faire le film) avant la nouvelle de Fitzgerald, dont il ne se préoccupait pas.
je suis néanmoins surpris, voire étonné, que nul paragraphe ne concerne les adaptations filmiques qui ont réussi là où les écrits échouaient.
Tu as tout à fait raison ! C'est quelque chose que je n'ai pas eu la possibilité d'évoquer dans mon introduction, qui ne pouvait pas être exhaustive, mais c'est un sujet passionnant, qui est lié à l'apport des images à un texte. C'est un thème qui mériterait vraiment d'être développé dans cette quinzaine. Bien sûr cela demanderait un peu de travail, mais le jeu en vaut la chandelle. Les grands films noirs, notamment, sont des exemples parfait d'oeuvre d'art partant d'un matérau littéraire d'origine souvent médiocre, pour parvenir par la seule puissance formelle de leurs images à de saisissantes paraboles sur le destin.
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Re: Cinéma et Littérature - 2. Cinéma et Adaptation (général)

Message par Phnom&Penh »

Le moins qu’on puisse dire, c’est que tu as travaillé le sujet depuis un moment. C’est très instructif et éclairant. :D
Strum a écrit :8. Au contraire, lorsque le cinéaste comprend si bien un romancier qu’il aurait pu écrire lui-même son livre, il n’éprouvera nullement le besoin d’accélérer le récit, et il saura afin d’en restituer l’esprit modifier la structure du livre, ou en couper une partie.
Pour illustrer ce point précis, je parlerai de mon film préféré d’Orson Welles, Falstaff (Chimes at Midnight). Certes, on est plus dans l’adaptation du théâtre au cinéma, mais Welles reconstruit totalement son sujet en le romançant, donc on est bien dans l’adaptation de la littérature en général, au cinéma.
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D‘abord, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’Orson Welles maîtrise son sujet, à savoir le théâtre de Shakespeare. De sa petite enfance à sa mort, Orson Welles a aimé et adapté Shakespeare. Quand il réalise Falstaff en 1965, Welles a déjà réalisé, d’après Shakespeare, Macbeth en 1948 et Othello en 1952, sans compter les mises en scène théâtrales.

Avec Falstaff, Orson Welles se livre à un exercice d’adaptation particulièrement savant, que seul un excellent spécialiste de l’auteur adapté peut se permettre : il construit un scénario puis un film autour d’un personnage, Falstaff, en utilisant quatre pièces de Shakespeare :
- Richard II
- Henry IV
- Henry V
- Les joyeuses commères de Windsor

Le sujet du film est double. Falstaff n’est pas présent dans la première des pièces, Richard II. Mais Richard II, Henri IV et Henri V sont liées et on les présente souvent (avec Henri VI) comme la "tétralogie des Lancastre". Richard II fut en effet contraint d’abdiquer et de laisser le trône à son cousin, qui devient Henri IV. Henri V est son fils et déjà un personnage important dans la pièce Henri IV. Orson Welles fait un film sur le thème de la royauté et de la légitimité, tout en faisant tourner son film autour de Falstaff, l’un de ses personnages favoris dans le théâtre shakespearien.

Royauté et légitimité car Henri IV a brisé la dynastie des Plantagenêt qui règne sur l’Angleterre depuis 250 ans. Sa seule légitimité est la force et son règne d’une petite quinzaine d’années sera difficile. Il meurt de maladie prématurément et laisse le trône à son fils, Henry V.
Or, Henry V est loin de faire l’unanimité. Il est le premier héritier d’une toute nouvelle dynastie bien fragile. Nous sommes au milieu de la guerre de cent ans, période de troubles, et Henry V, durant tout le temps où son père régnait, s’est plus fait la réputation d’un parfait débauché que celle d’un futur roi.
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Falstaff, dans les pièces de Shakespeare, est le compagnon de débauche du futur Henry V. Il est aussi le personnage principal des Joyeuses commères de Windsor, une comédie – farce d’un ton très différent des trois autres utilisées. C’est un seigneur de petit rang, amateur de femmes, de bière et de vin, n’hésitant pas à devenir un peu bandit à l’occasion, quand le besoin d’argent devient pressant. Mais, à sa manière, c’est aussi un philosophe.
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Lorsque le futur Henry V apprend la mort de son père, les épisodes précédents peuvent laisser penser qu’il fuira les rivalités de cour pour les laisser à de plus ambitieux que lui, et continuera à mener sa vie de plaisirs avec son ami Falstaff. Tout au contraire, Henry V s’imposera comme roi par la force et la volonté et reprendra le royaume en main comme son père n’était pas vraiment parvenu à le faire. Il mènera lui-même ses troupes en guerre contre la France et gagnera la bataille d’Azincourt d’une façon magnifique.
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Falstaff est certes le personnage principal du film de Welles. Mais cette sympathique crapule devient, dans le film, la lorgnette avec laquelle Welles examine et juge l’histoire. Il est le philosophe bon vivant mais Henry V, autre personnage principal du film, est celui qui sait faire preuve de décision et de fermeté à l’heure des grands choix.

Tout le texte du film est repris des quatre pièces de Shakespeare mais Welles les mêle avec un gigantesque talent et, loin de "résumer" quatre pièces de théâtre, il les magnifie complètement en fabriquant une étonnante fable.
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Il y a évidemment de très nombreuses séquences légendaires dans ce film, de très belles scènes tendres avec Jeanne Moreau, mais celle de la bataille d'Azincourt est filmée de façon prodigieuse. Kenneth Branagh, grand admirateur de Welles, qui reprendra lui-même Henry V en 1989, rendra un très bel hommage au film de Welles dans sa façon de filmer lui-même la bataille d'Azincourt.
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Dernière modification par Phnom&Penh le 26 févr. 09, 16:32, modifié 1 fois.
"pour cet enfant devenu grand, le cinéma et la femme sont restés deux notions absolument inséparables", Chris Marker

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Re: Cinéma et Littérature - 2. Cinéma et Adaptation (général)

Message par Strum »

C'est un très, très bon exemple de l'idée que j'exposais, merci ! :D

On est vraiment ici dans un cas où le cinéaste prolonge le monde de l'écrivain et n'est en mesure de le faire que parce qu'il le connait parfaitement.

C'est une sorte de situation idéale : Welles remplit certains trous existant entre les oeuvres de Shakespeare qu'il complète et lie davantage encore entre elles. Il y fait rentrer alors une grande part d'invention justement parce qu'il imagine ce que Shakespeare n'avait lui-même pas complètement imaginé. La question de l'infidélité possible ne se pose pas puisqu'il n'y a pas d'adaptation proprement dite d'un livre d'origine, mais simplement prolongement de l'univers de l'écrivain, comme si Welles était rentré dans le monde de Shakespeare, avait repoussé ses limites et avait ramené pour nous de ses voyages des paysages vus ou des personnages rencontrés. On ne se trouve plus dans une situation où c'est le livre qui est adapté, mais Shakespeare l'écrivain qui est transformé en Welles le cinéaste, qui se met d'ailleurs lui-même en scène dans le film, qui était son préféré. Qui a dit que l'art ne rendait pas immortel ? :wink: Allez, les spécialistes de Welles du forum, ne soyez pas timides et venez participer ! :)

Une telle chose n'est évidemment possible que si les droits de l'écrivain sont tombés dans le domaine public. Le récent Capitaine Achab de Philippe Ramos, imaginant la vie d'Achab en dehors de Moby Dick, relevait d'une démarche assez similaire. De même que le projet de film de Christophe Ganz sur la jeunesse du Capitaine Nemo, longtemps en gestation et qui ne s'est jamais concrétisé.
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Re: Cinéma et Littérature - 2. Cinéma et Adaptation (général)

Message par julien »

Strum a écrit :De même que le projet de film de Christophe Ganz sur la jeunesse du Capitaine Nemo, longtemps en gestation et qui ne s'est jamais concrétisé.
Et puis après l'énorme bide du film de Selignac (autant artistique que financier), j'ai bien peur que plus personne en France ne veuille entendre parler d'un projet d'adaptation qui touche de près ou de loin, au Capitaine Nemo.
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Re: Cinéma et Littérature - 2. Cinéma et Adaptation (général)

Message par Strum »

julien a écrit :Et puis après l'énorme bide du film de Selignac (autant artistique que financier), j'ai bien peur que plus personne en France ne veuille entendre parler d'un projet d'adaptation qui touche de près ou de loin, au Capitaine Nemo.
Dans ce cas là, le capitaine Nemo bien qu'y faisant une apparition n'est pas le sujet de l'adaptation, puisque le Nemo de Selignac est avant tout une variation sur la bande dessinée américaine Little Nemo in Slumberland, bref concerne en réalité un autre Nemo que le personnage de Jules Verne. Mais c'est vrai que les producteurs ne feront peut-être pas cette distinction. :wink:
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Re: Cinéma et Littérature - 2. Cinéma et Adaptation (général)

Message par julien »

Ils avaient imbriqués pas mal d'histoire d'ailleurs. Il y avait même une apparition de Zorro si je me souviens bien. :mrgreen:
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Re: Cinéma et Littérature - 2. Cinéma et Adaptation (général

Message par Federico »

Un article intéressant proposant des pistes de réalisateurs pour des ouvrages non encore adaptés :

http://www.telerama.fr/cinema/10-livres ... ,73137.php

Pour ma part, je continue de rêver (naïvement) de voir un jour quelqu'un oser transposer au cinéma ce qui est à mes yeux LE bouquin majuscule et ma plus grosse claque de lecteur : L'homme sans qualités de Robert Musil. Je veux dire dans son intégralité (bien que ce pavé hallucinant soit resté inachevé) et pas juste en clin d'oeil comme le fit Léos Carax avec Pola X. En réalité, davantage que de confier cette tâche colossale à un seul, il faudrait une association (improbable, impossible et anachronique) de cinéastes de la trempe de Egoyan, Wenders, Wes Anderson, Cronenberg, Wilder, Borzage, Mankiewicz, Lubitsch, Renoir, Pascale Ferran, les frangins Larrieu, Rohmer, Renoir, Truffaut et j'en passe... :roll: :roll: :roll:
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Re: Cinéma et Littérature - 2. Cinéma et Adaptation (général

Message par Phnom&Penh »

Federico a écrit :LE bouquin majuscule et ma plus grosse claque de lecteur : L'homme sans qualités de Robert Musil. Je veux dire dans son intégralité (bien que ce pavé hallucinant soit resté inachevé) et pas juste en clin d'oeil comme le fit Léos Carax avec Pola X.
A moins que je ne comprenne pas ce que tu veux dire, tu fais erreur. Pola X est l'adaptation de Pierre ou les ambiguïtés de Melville :wink:
Et sur le plan de l'intrigue, c'est une adaptation assez complète et fidèle.
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Re: Cinéma et Littérature - 2. Cinéma et Adaptation (général

Message par Federico »

Phnom&Penh a écrit :
Federico a écrit :LE bouquin majuscule et ma plus grosse claque de lecteur : L'homme sans qualités de Robert Musil. Je veux dire dans son intégralité (bien que ce pavé hallucinant soit resté inachevé) et pas juste en clin d'oeil comme le fit Léos Carax avec Pola X.
A moins que je ne comprenne pas ce que tu veux dire, tu fais erreur. Pola X est l'adaptation de Pierre ou les ambiguïtés de Melville :wink:
Et sur le plan de l'intrigue, c'est une adaptation assez complète et fidèle.
http://www.patoche.org/carax/interviews/metropolis.htm :wink:
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Re: Cinéma et Littérature - 2. Cinéma et Adaptation (général

Message par Phnom&Penh »

Ah, d'accord, c'est intéressant et j'ignorais ça. Cela dit, on ne sait pas trop s'il fait juste un lien entre les deux livres, ou s'il s'est un peu inspiré du second dans son film...je ne peux pas le savoir car L'homme sans qualités m'a intéressé au début mais....je ne l'ai pas fini :mrgreen:
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Re: Cinéma et Littérature - 2. Cinéma et Adaptation (général

Message par Federico »

Phnom&Penh a écrit :Ah, d'accord, c'est intéressant et j'ignorais ça. Cela dit, on ne sait pas trop s'il fait juste un lien entre les deux livres, ou s'il s'est un peu inspiré du second dans son film...je ne peux pas le savoir car L'homme sans qualités m'a intéressé au début mais....je ne l'ai pas fini :mrgreen:
Musil non plus :uhuh: ... hélas :cry:
C'est essentiellement la relation frère-soeur de Pola X qui renvoit aux liens incestueux entre Ulrich et Agathe, les "jumeaux siamois", pour reprendre le titre d'un des plus inoubliables chapitres du Tome 2 de L'homme sans qualités.
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