Cinéma et Littérature - 3.Cinéma et Adaptation (Visconti)

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MJ
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Cinéma et Littérature - 3.Cinéma et Adaptation (Visconti)

Message par MJ »

Visconti/Dostoïevski : Un rêveur dans Cinecittà

« Il n’y a guère que le sadisme qui, dans la vie, fonde l’esthétique du mélodrame. » Marcel Proust

Image

(spoilers en pagaille)

1957, entre Paris, Londres et Rome. La carrière théâtrale de Visconti est à son zénith : il a déjà fait de la Callas une diva, il s’est constitué une troupe avec qui il explore la modernité, montant la Putain de Ford aussi bien que la Cerisaie de Tchekhov. Sa carrière cinématographique, elle, ne peut pas en dire autant. Après la révélation Ossessione, les succès (financiers non pas artistiques) ont été modestes. Puis ce fut l’entreprise mégalomane de Senso, qui se solda par un échec au box-office. Visconti passe pour un cinéaste coûteux, capricieux, d’humeur instable, tant avec ses acteurs que ses financeurs. Le franc-tireur doit se refaire une conduite.
Il achète les droits d’une nouvelle de Dostoïevski : Les Nuits Blanches (sous-titré Roman Sentimental) ou l’histoire d’un rêveur de vingt-six ans, errant dans Saint-Petersbourg, tombant amoureux de Nastenska, la jeune fille au chagrin d’amour avec qui il passera quatorze nuits (platoniques) avant que celle-ci ne le laisse plus seul encore qu’auparavant. Ce jeune homme délaissé pour un ancien amour (et qui ne fut guère « aimé » que par pitié) c’est un peu le grand frère de l’Adolescent et l’homme souterrain du Sous-Sol dans quelques années (cet esseulé du ressentiment dont Scorsese donne l’image parfaite dans Taxi Driver). Tout en restant fidèle à l’intrigue concise du livre, Visconti la transpose dans l’Italie contemporaine. Le tournage doit se faire en extérieurs, sans stars, en vingt-et-un jours. Ce sera le premier rôle principal d’un inconnu de sa troupe, jusqu’alors abonné aux rôles de chauffeurs de taxi : Marcello Mastroianni. Visconti ne l’aime au fond pas beaucoup, il lui préfère un autre acteur Vittorio Gassman, moins déconcentré selon lui quand passe un plat de pâtes ou une rangée d’actrices. Pour le rôle de Nastenska (elle s’appelle maintenant Natalia) il prend une inconnue, Maria Schell, maman de Romy Schneider. Pour le rôle de la prostituée vagabonde, absente de l’ouvrage adapté, il choisit la Calamai de Ossessione, grimée comme si elle avait fait le tapin durant quinze ans.
Première entorse à ses bonnes résolutions, l’être aimé disparu sera joué par Jean Marais, qui l’a ébloui sur les planches, alors au faîte de sa gloire… et de son cachet. Dès les premiers jours de tournage, Visconti s’énerve. Le tournage en décors réels ne lui convient pas, il n’arrive pas à créer l’atmosphère voulue, cette ambiance onirique (irréelle même) propre au roman. On déplace l’équipe à CineCittà et ce non plus pour un mois mais trois. Le film est présenté la Mostra de Venise, où il est primé par un Lion d’Argent. C’est un bide. Un gouffre financier de plus pour l’artiste qui vit alors au cinéma la crise la plus grave de sa carrière. Il ne la résoudra que quatre ans plus tard, avec Rocco et ses Frères, amorçant une deuxième phase de son œuvre, d’une nouvelle force et d’une plus grande maturité. Mastroianni sera, lui, de nouveau relégué aux rôles de chauffeurs de taxi. Son tour viendra avec la Dolce Vita de Fellini (les deux films se répondent d'ailleurs d’une manière assez intéressante).
La fidélité du cinéaste à Dostoïevski n’est pas à mettre en doute, l’histoire étant stricto senso la même. Il élague simplement quelques tirades (le film reste toutefois très dialogué), s’en tire habilement en faisant du monologue de Nastenska sur son passé un flash-back en voix-off. L’audace qu’il y avait à greffer une histoire slave à Naples ou Milan dans les années cinquante est atténuée par le studio, qui redonne très exactement cette atmosphère éthérée, cotonneuse que l’on retrouve dans certains films noirs de Lang avec Edward G. Robinson ou dans Eyes Wide Shut. -On peut se demander si ce tournage n’est pas pour cet apôtre du néo-réalisme une réaction à la tournure que prend le mouvement, les carrières de De Sica et Rossellini, qu’il fut l’un des premiers à applaudir et qu’il voit aujourd’hui comme des petits-bourgeois.-
La mélancolie de Dostoïevski est, elle aussi, bien là, de même que son acuité dans la description de certaines névroses, qui n’avaient rien d’évidentes au XIXème Siècle, avant la « psychologie des profondeurs ». Le changement d’époque pourrait semble un caprice, il permet à Visconti de montrer en quoi ces névroses sont toujours le lot du commun au XXème Siècle… peut-être même plus encore qu’auparavant. Elle permet surtout au Duc Rouge un sous-texte marxisant absent chez l’écrivain Russe. Chez ce dernier, le personnage a toujours vécu à Petersbourg, chez Visconti il arrive en ville (voir ce travelling avant plongeont sur lui et la foule sortant du bus, tous bons camarades comme dans un pastiche de comédie musicale, avant que celle-ci ne se disperse aux quatre coins de la cité). Face aux lumières de la ville, Mario se croit en vacances. Le monde de la nuit c’est celui de la fête, du plaisir, celui du jour, qu’il nie de toutes ses forces, celui du travail, du pain gagné à la sueur de son front. L’éternel solitaire c’est l’éternel vacancier. Le dernier plan le montrant repartant seul au petit matin n’est pas sans rappeler celui de Ciro se dirigeant vers l’usine à la fin de Rocco .
Mastroianni vit dans un rêve éveillé, mais un pas de travers et il est dans les bas-fonds. Un chemin de traverse et on croise une putain sous un pont, une impaire de plus et des voyous vous cassent la gueule. Quand il est filmé en contre-plongée avec l’aimée sous un ciel lourd et sombre (on pense alors au toit de Two Lovers) il faut apercevoir la fumée des cheminées. Le travail du personnage c’est de nier le principe de réalité et son moteur… la production.
Visconti a un regard de sociologue, Dostoïevski de psychologue : l’un isole du milieu quand l’autre y insère. C’est là que le cinéaste (malgré sa grande fidélité au schéma) effectue une trahison. Au fond plus que Dostoïevski c’est le fantôme d’un autre auteur que l’on pressent : Marcel Proust, sa solitude, sa jalousie, sa folie latente, son impuissance face au labeur, son ennui rapide des plaisirs, son incapacité à s’engager, ses rêves qui se brisent à la réalité. Comme chez lui, le bonheur est là (la belle femme qui écrit Ciao sur la vitrine), Mario ne sait simplement pas le saisir.
Je ne suis pas certain que les Nuits Blanches soit un chef-d’œuvre. Peut-être le jeu de Maria Schell est-il trop fade, peut-être comme le dit James Gray Mastroianni est-il trop beau pour le rôle, peut-être Visconti trop cruel pour qu’on croie vraiment à la douceur qu’il instaure. C’est possible, je ne nie pas. Mais ce film me fascine, il m’habite depuis que l’ai vu. J’aime son étrangeté. Et c’est cela la marque des grands. Le texte de Dostoïevski était touchant, l’image de Visconti, elle, est envoûtante. La littérature possède des moyens, une richesse d’expression, qui sont inexistants au Septième Art. Mais lui aussi, à sa manière, a quelque chose en plus : c’est de la came. Fidèle je le trouve vite ennuyeux, traître sa perversité m’excite. Si le cinéma est un art mineur (ce dont je n’ai jamais douté), il peut l’être avec une force qui n’appartient qu’à lui… et qui me le fait aimer peut-être plus que les autres. Il y a entre Visconti et Dostoïevski, une abîme. Le premier tutoie les cîme, le second se bute à l'impureté, à l'imperfection de son média. Mais il y a, dans cette imperfection même, quelque chose qui me touche secrètement.

Source principale: Luchino Visconti - Les Feux de la Passion de Laurence Schifano, 1987, éd. Perrin

Dernière modification par MJ le 23 févr. 09, 21:49, modifié 4 fois.
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Re: Cinéma et Littérature - 2. Cinéma et Adaptation

Message par homerwell »

Je n'ai pas vu le film, mais j'ai lu quand même...bravo !
Apparemment, Marcel Proust est une composante essentielle de l'univers de Visconti. Ma moitié me dit avoir déceler dans "Mort à Venise" des personnages comme le maître d'hôtel ou des attitudes lorsque Ascenbach épie dans la salle de réception qui font penser à Proust.
Mais il y a, dans cette imperfection même, quelque chose qui me touche secrètement.
Pour Visconti, la perfection était encore à venir, il fallait lui laisser le temps de tourner ces films suivants. :wink:
Dernière modification par homerwell le 23 févr. 09, 18:47, modifié 1 fois.
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Re: Cinéma et Littérature - 2. Cinéma et Adaptation

Message par Strum »

Merci MJ pour cette belle contribution, avant l'heure. Puisque tu as eu des fourmis dans les jambes et ouvert avec un jour d'avance la quinzaine cinéma et littérature, on peut considérer celle-ci comme déjà ouverte. Je vais éditer le post d'ouverture de la quinzaine. N'hésitez donc pas à poster d'ores et déjà vos contributions en ouvrant de nouveaux sujets pour les autres sous-thèmes si besoin. :)
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Commissaire Juve
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Re: Cinéma et Littérature - 3.Cinéma et Adaptation (particulier)

Message par Commissaire Juve »

Non, je ne posterai pas (plus) à propos des adaptations de Gertrud (Hjalmar Söderberg) et Ordet (Kaj Munk) par Carl Th. Dreyer (oeuvres que j'ai bien connues pour en avoir été le traducteur en français). :mrgreen: :mrgreen: :mrgreen:

C'est devenu un running gag.

Dreyer a ses thuriféraires. Moi, je persiste à dire qu'il a fait du plomb avec de l'or.

Je sais que Gustaf Molander a fait une adaptation de Ordet (en 1943, avec Victor Sjöström dans le rôle du patriarche, avec Stig Olin aussi), mais je ne l'ai jamais vue. A mon avis, ça valait sans doute le coup d'oeil (mais c'était forcément plus "grand public", plus "vulgaire", quoi...)

PS : j'ajoute qu'on m'avait aussi proposé de traduire Vredens dag / Jour de colère (Hans Wiers-Jenssen), que j'avais commencé le boulot, mais que c'est un autre collègue traducteur qui s'y est mis. La pièce a également été adaptée par Dreyer (1943). Dans ces trois adaptations, je trouve que c'est la plus satisfaisante.

En fait Dreyer, qui est quand même l'auteur de Vampyr (1932), me semble très fort pour vider les oeuvres littéraires (que je connais) de leur substance vitale. :mrgreen:
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Re: Cinéma et Littérature - 3.Cinéma et Adaptation (particulier)

Message par NotBillyTheKid »

N'ayant pas eu temps (du moins, le temps dans les temps, peut-être y reviendrais-je bientôt) pour faire ma participation à cette quinzaine, voilà un tout petit aperçu de mon vieux mémoire sur Godard concernant la littérature dans sa période 60's. Je ne garde ici que deux petits passages sur Pierrot le fou.
Le premier sur l'adaptation. En effet, le film est adapté d'un roman de la série Noire. Puis un second sur les réseaux citationnels dans ce même film afin de montrer que la littérature déborde de la simple adaptation. (le film peut être aussi vu comme une adaptation du "bateau ivre" de Rimbaud. Évidemment mon sujet étant sur la littérature, je n'aborde pas des points pourtant essentiels comme la reprise partielle de la trame de Monika de Bergman (la fuite, l'île, les regards caméra...). Le tout n'étant qu'un grand collage.

A Adaptation : Le démon d'onze heures, un pré-texte ?




Le démon d'onze heures (Obsession) est un roman policier de la série noire écrit par Lionel White et paru en France en 1963. Godard, dans son adaptation, change les patronymes des personnages. Allison O'Conner devient Marianne Renoir ; Joël Ricco, Fred ; et Conrad Madden, Ferdinand Griffon. Allison, au début de leurs aventures décrit Conrad :



"Vous vous appelez Conrad Madden, vous avez trente-huit ans, vous avez été dans les Marines. Vous cherchez du travail, vos enfants ne vous aiment pas et votre femme ne vous comprend pas. (...) Vous vous croyez malheureux, délaissé, et si vous ne rentrez pas chez vous, ce n'est pas à cause de moi, c'est parce qu'en réalité vous n'avez pas de véritable foyer"



Comme Ferdinand, il a aussi travaillé pour la télévision. Allison (Allie pour les intimes) est décrite comme "une menteuse née, c'est aussi une meurtrière et une voleuse"., elle est aussi une femme-enfant, une lolita :



"C'est une enfant, et c'est également une femme. Une vraie femme épanouie, une femme dans tous les sens du terme. Elle a peut-être dix-sept ans, comme elle le dit, elle est peut-être plus jeune ou plus âgée. je ne sais pas, je m'en fous. Tout ce que je sais c'est qu'elle est tout à fait adorable, que je la désire d'une façon intolérable et qu'elle est à moi. (...) Elle n'a aucune ruse , aucune duplicité. Elle fait simplement ce qui lui paraît souhaitable sur l'instant."



Les emprunts à la diégèse du roman sont nombreuses. Ainsi, pour distinguer ce qui, dans la trame filmique, est création de ce qui est emprunt, examinons les principales similitudes et différences.

Un homme marié, vivant dans la routine de son mariage, est invité à une party chez les Hall (les Expresso). Il engage une baby-sitter recommandée par leurs amis, les Medows. Contrairement au film où Ferdinand et Marianne s'étaient connus cinq ans auparavant, c'est la première rencontre entre Allie et Conrad. La description physique d'Allie correspond peu à Anna Karina :



"Je vis une très jeune fille vêtue très simplement : une courte jupe à carreaux, une veste assez bien ajustée, les jambes nues et des chaussures de sport. Elle avait les cheveux fins d'un blond chaud, qui retombaient sur ses épaules ; elle portait la raie sur le côté. Son teint était très clair. Le trait qui me frappa le plus, ce fut ses yeux. C'était de grands yeux en amande, d'un bleu irréel, que magnifiaient encore des cils bruns, les plus longs que j'aie jamais vus"



Toutefois, comme Marianne, elle a "la voix la plus sensuelle et la plus troublante que j'aie jamais entendue". Après cette soirée "déprimante et (...) lugubre", il doit simplement raccompagner la baby-sitter, mais il reste chez elle, dans son appartement avec "aux murs, quelques reproductions bon marché de mauvaises toiles". Conrad avoue se "prendre pour un personnage de Françoise Sagan", buvant et dansant avec elle, "tout se passait comme dans un rêve".

Le lendemain matin, il se réveille dans un lit où il a passé de "merveilleux instants", Allie lui apporte son petit déjeuner. S'en suit un épisode en partie ellipsé sur lequel nous reviendrons ultérieurement. Puis Conrad et Allie fuient vers le sud et se marient pour obtenir une fausse identité. Les journaux rapportent l'affaire. Ils envisagent de contacter le "prétendu frère" d'Allie. Pour l'instant, ils s'inventent une vie de riches héritiers dans une maison isolée (l'équivalent de la "vie sauvage" de Ferdinand). Mais, très vite, Allie "n'sait pas quoi faire" et s'ennuie. Pour "essayer d'y remédier", elle va, comme Marianne, dans "quelques clubs de danse". Le cinéma est leur principale sortie ("trois ou quatre fois par semaine").

Les propriétaires de l'argent volé sont à leurs trousses. Fred Pension (l'équivalent du "petit homme" dans le film) est tué par Allison qui lui tranche la gorge (avec un couteau alors que Marianne, en adepte du découper-coller, préfère les ciseaux). Elle appelle Conrad qui ne la trouve pas en arrivant. Trois hommes le rejoignent et le torturent. Puis, à l'exception des séances de cinéma, les événements vécus par le personnage entre la torture et les retrouvailles sont ellipsés par Godard.

A Las Vegas, il retrouve, dans une boîte, Allie et son "frère", Joël. Le couple se reforme et envisage de participer à un "coup" monté par Joël : dévaliser une boîte de nuit, "l'Egyptien" (chez Godard, l'affaire, devenue politique, concerne la ligue arabe !). Le coup monté et la suite du roman diffèrent totalement du film. Seule l'extrème fin permet quelques rapprochements. Le ranch isolé de Joël, accessible seulement par avion rappelle l'île finale du film. Comme Ferdinand, Conrad, une fois parvenu dans ce repère, tue Joël et Allison (par strangulation). Il appelle la police et se sent libéré d'une inexplicable obsession. Sa dernière phrase peut être rapprochée de l'Eternité retrouvée de Rimbaud : "J'ai retrouvé la paix que j'avais perdue il y a tant d'années".



Ainsi, même si nous sommes loin d'une adaptation "fidèle", nous constatons de nombreux emprunts au roman. Godard étant persuadé que la diégèse d'un film n'est qu'une utilité (dont il se passera par la suite), il l'emprunte à d'autres.

Godard, dans son Introduction à une véritable histoire du cinéma, parle du roman de White :



"Je ne faisais pas de scénario, enfin, ce qui s'appelle scénario, c'est-à-dire le film selon la manière dont il est écrit. Moi je n'ai jamais su, ce n'est pas que je ne veux pas, c'est que je ne sais pas faire ça. Si je savais écrire, je pense que je n'aurais pas envie d'en faire un film après ; je prends des notes pour moi, mais alors des notes ne sont pas suffisantes. Et comme il faut trouver une manière d'écrire alors je me sers le plus souvent d'un roman ou d'un document écrit d'avance. Je peux donc présenter alors quelque chose d'écrit qui pèse un certain poids dans la main des producteurs ou du co-producteur et dire : je vais essayer d'imaginer quelque chose d'après ça. (...) Donc à partir de n'importe quel roman américain, ça dépend de l'humeur, mais il y a toujours quelque chose à inventer. Qu'est ce qu'on appelle un scénario ? Si on appelle un scénario un... ce que les gens appellent une histoire avec un fil conducteur qui commence au début, où il y a un nom d'un personnage, et puis, entre ses personnages, il se passe quelque chose et puis... on se demande ce qui va se passer ensuite, et il y a un certain nombre de rebondissements, d'aventures et à un moment ça peut se terminer et le lecteur n'en demande pas plus, et il est content d'avoir lu ça... alors si on appelle ça un scénario, ce bouquin est un scénario."



Le roman est donc le "scénario" de Pierrot le fou et pourtant le film n'a presque rien en commun avec le roman si ce n'est ce qui, chez certains, est tout : son "récit filmique". Le roman n'est qu'une utilité. Godard, pour trouver l'argent doit encore "raconter des histoires" ; alors c'est facile, "suffit d'piquer dans les bouquins", le film est ailleurs. Et ce sont les citations et allusions littéraires qui permettent de passer de l'aventure policière à l'expérience poétique, de faire d'une cavale de gangsters une libération rimbaldienne.



Toutefois, Godard "joue" avec le texte de White. Allie, dans la cavale, emporte ses bagages et un chien, Gigi, que lui a offert Conrad pour moins attirer l'attention des policiers. Godard réutilise cela de façon amusante : Marianne déambule le long du film avec son sac... en forme de chien. Allie retrouve son frère dans un bar à Las Vegas, Marianne retrouve le sien dans un bar, le Las Vegas (dont les néons apparaissent dans le film). Pourquoi ces allusions discrètes, difficilement repérables ? Serait-ce par simple plaisir ludique ? Par ces jeux, Godard se rapproche du texte, s'amuse avec le concept de fidélité. Le sac en peluche renforce le côté femme-enfant de Marianne et les néons nous rappelle que "Las Vegas" signifie "La Vie", et que la vie, comme les néons, peut s'éteindre ou se rallumer...



Plus intéressante est l'utilisation d'ellipses par rapport au roman ; ellipses qui éludent, dans le film, des épisodes, des explications nécessaires à la pleine compréhension de l'intrigue. En les supprimant, Godard ôte au film une partie de la continuité, de l'intelligence, la compréhension, du récit filmique. Ainsi, comment expliquer ce cadavre sur le canapé de Marianne, cette mallette pleine d'argent, cet homme assommé, les gangsters. Marianne a beau promettre à Ferdinand : "Je t'expliquerais tout", cette "histoire compliquée" reste mystérieuse pour le spectateur. L'intention de Godard n'étant pas de nous raconter une histoire, il saborde la trame originelle en ellipsant les épisodes clés. Alors, pour une pleine intelligence du film, il nous faut chercher ces clés chez White.

Lors du réveil de Ferdinand dans l'appartement de Marianne, une scène du roman est manquante. Dans le roman, Allie explique ce qu'il s'est passé lorsque Ferdinand/Conrad dormait, épuisé par les excès de la veille : "On a eu des visiteurs" dit elle. Le premier de ces visiteurs est Marta, la femme de Conrad, venue l'avertir que "ce n'était pas la peine de rentrer à la maison". Le second visiteur, entré avec sa clé, gisait sur le canapé, "le manche d'un couteau de boucher apparaissait sous la cage thoracique, en plein milieu de son corps". Contrairement à Ferdinand, Conrad est effondré en percevant le cadavre. Allie s'explique:



"Il s'appelle Patty Donovan, du moins c'est le nom qu'il se donnait. Tu ne vas pas te scandaliser... mais j'étais sa petite amie. C'est lui qui payait mon loyer. (...) Nous avions rompu. Enfin, je lui avais dit que j'en avais assez de lui, que je ne voulais plus le revoir. J'avais oublié qu'il avait toujours la clé... (...) Il est entré, (...), il a crié mon nom. Je n'ai pas répondu. Il est allé dans la chambre. (...) Il a allumé et alors il t'a vu. Il est resté immobile quelques minutes à te regarder. Et puis il a mis la main à sa poche et il a sorti son couteau à cran d'arrêt. Il s'est approché du lit. Je savais ce qu'il allait faire. (...) C'est pour ça que j'ai agi. Le couteau de cuisine était sur la table. Il fallait que je fasse vite. Il s'est retourné quand il m'a entendue entrer dans la chambre. Il a été très rapide, mais pas assez. (...) Il a essayé de me suivre, quand je me suis carapatée après l'avoir poignardé. Il est allé jusqu'au canapé et il s'est écroulé. Toi et moi, on est bons pour la chaise électrique si la police arrive et qu'elle nous trouve ici avec lui"



Puis Allison décrit le personnage de Donovan (qui garde son nom dans le film) :



"Patty était " percepteur ". (...) Encaisseur, si tu préfères. Dans le genre bookmaker. Son boulot consistait à faire la tournée de tous les petits bistrots, de toutes les salles de billard et autres lieux du même acabit pour ramasser l'argent à la fin de la journée. Son rayon d'action s'étendait à la plus grande partie du Connecticut et une partie du comté de Westchester. Disons qu'il travaillait pour un racket."



Conrad refuse de fuir, faute d'argent. Mais Allie lui montre la serviette que Donovan devait remettre à son patron, elle contient plus de Seize mille dollars. Voilà l'explication du cadavre, de l'argent, de la fuite et des gangsters. En ellipsant cela, Godard supprime l'aspect matériel, concret de la fuite et lui confère ainsi une dimension plus spirituelle, plus poétique ; Ferdinand semble fuir ce monde de "petits-bourgeois", selon la définition d'Ionesco du "petit-bourgeois" c'est-à-dire "un homme de slogans, ne pensant plus par lui-même mais répétant des idées toutes faites, et par cela mortes, que d'autres lui ont imposées".

Reste à expliquer qui est cet homme qu'assomme Marianne. Ned Medows, Frank dans le film, est l'ami de Conrad qui lui recommande Allie comme baby-sitter. Il possède aussi une clé... Il est venu chercher la voiture de Conrad pour Marta. Il aperçoit l'argent et le corps, pense appeler la police, alors, Allie l'assomme avec un fer à repasser (moins ménagère, Marianne utilise une bouteille).

Sans ces explications, on ne peut bien "comprendre" le film, seulement le "prendre" comme le souhaite Godard. Alors on s'aperçoit de toute la futilité de la diégèse ; une fois saisie, comprise, nous n'en savons pas plus. L'intérêt du film est ailleurs. Godard supprime les épisodes essentiels, mais il filme des instants anodins, fidèle à son esthétique du "entre" comme l'explique Jacques Aumont :



"Le film traite de l'entre-deux dans la mesure où, récit "anti-lacunaire", il privilégie ce qui devrait être les "trous", les temps "faibles" d'un récit normal."



Autre aspect intéressant de l'adaptation du roman, l'utilisation de citations de l'oeuvre mère, de l'hypertexte. Elles sont peu nombreuses. Nous trouvons une adaptation assez fidèle de ce dialogue :



"- Et où est-ce que tu habites à présent, Allie ?

- Avec toi, corniaud."



Et chez Godard :



"- Et où 'ce que t'habites maintenant ?

- Avec toi, imbécile."



Dans cette même séquence des "retrouvailles", nous retrouvons une autre réplique assez proche, mais dont l'énonciation est inversée. Conrad dira à Allie : "Tu n'as pas l'air tellement surprise, Allie." ; alors que c'est Marianne qui dira à Pierrot : "T'as pas l'air tellement stupéfait de me voir.".

Mais l'utilisation de la citation est bien plus intéressante dans la séance de torture de Ferdinand, le texte y est pratiquement exact :



" Je vais vous faciliter les choses, mon pote. Je vais te dire ce que je sais pour que tu comprennes que je suis régule. Après, je te poserai une question et je veux une réponse franche et sans détour. Pour commencer, je sais qui tu es, tu t'appelles Conrad Madden. Tu étais avec Allie O'Conner la nuit où elle a poignardé mon gars Donovan ; et elle s'est tirée avec seize mille dollars qui m'appartenaient. Depuis vous êtes à la colle. Remarque, personnellement, je n'ai rien contre toi, même si je peux pas dire que ta tête me revienne. Mais tu ne m'intéresses pas tellement. Je suis à peu près sûr que c'est Allie qui a fait son affaire à Donovan, tout comme elle a accommodé Freddie. Alors je ne t'en tiens pas responsable. (...) Alors, comme je te le disais, tu ne m'intéresses pas particulièrement. La fille, si. Il me la faut. Alors, tu vas me dire exactement où je peux la trouver. C'est ta dernière chance. Ou tu me le dis maintenant, ou on te corrige à mort."



Chez Godard :



"Je vais vous faciliter les choses, mon vieux. Je vais vous dire tout ce que je sais. Après, je vous poserai une question et je veux une réponse franche et sans détour. Je sais qui vous êtes, vous vous appelez Ferdinand. Vous étiez avec Marianne quand elle a poignardé notre ami Donovan ; et vous vous êtes tirés avec cinquante mille dollars qui m'appartiennent. Personnellement, je n'ai rien contre vous. Je suis à peu près sûr que c'est Marianne qui vous a entraîné dans cette histoire, et ça, ça vous regarde. Comme je vous le disais, vous ne m'intéressez pas particulièrement. Elle, si. Il me la faut. Vous allez me dire exactement où je peux la trouver, elle et l'argent. C'est votre dernière chance. Ou vous me le dites maintenant, ou on vous corrige à mort."



Cette fois Godard ne cite pas, un texte "littéraire", une phrase, une réflexion choisie pour son sens, mais il cite un texte neutre, en changeant seulement les noms (sauf Donovan) et la somme volée. Nous pourions parler ici de plagiat, aucune marque de citation n'est présente, aucun guillemet filmique. Un texte "ordinaire" est totalement repris. Mais est-ce vraiment du plagiat puisqu'il s'agit d'une adaptation ? Pourquoi Godard cite cela ? Cet épisode étant peut-être une simple péripétie, il n'a pas trouvé utile d'écrire des dialogues plus "riches", mais alors, pourquoi demander une telle exactitude aux acteurs ? Par habitude ? Par respect par rapport à l'hypotexte ? C'est un des rares exemples (du moins repéré) d'utilisation de ce type de citation. De tels emprunts nous font douter encore plus de la "paternité" de certains dialogues de films de Godard. Même les passages les moins "littéraires" peuvent être des citations. Godard pourrait n'avoir rien écrit, avoir tout emprunté à la littérature ou à des conversations entendues. Il semble donc que le texte n'ait pas besoin d'être forcément porteur d'un sens très riche pour être cité, son aptitude à être cité, le rôle qu'il prend, une fois cité, suffit. Mais, là plus que jamais, qui penserait que "cépadugodar", que "cétépadugodar" ? Cette citation est désormais perçue comme une création du cinéaste et l'oeuvre de Lionel White est devenue un film de J.L.G..

B Les reseaux citationnels dans Pierrot le Fou : L'exemple du réseau des "hommes doubles".
Le réseau citationnel des "hommes doubles" dans Pierrot le fou



Antoine Duhamel, lorsqu'il écrivit la musique de Pierrot le fou, composa deux "thèmes" pour le personnage interprété par Belmondo : celui de Pierrot et celui de Ferdinand. Car c'est bien un être double, un être complexe que nous voyons agir. Ainsi, Marianne ne se trompe pas en le décrivant dans le petit poème qu'elle a écrit sur lui, et qui est en fait de Prévert :

"Tendre et cruel

Réel et surréel

Terrifiant et marrant

Nocturne et diurne

Solite et insolite

Beau comme tout."



Belmondo est donc Pierrot et Ferdinand. Tout le personnage est contenu dans ce "et", il est ce "et" que Godard tente de dépeindre, comme Velasquez, selon Elie Faure, est le peintre du "entre" :



"Il ne saisissait plus dans le monde que les échanges mystérieux, qui font pénétrer les uns dans les autres les formes et les tons, par un progrès secret et continu dont aucun heurt, aucun sursaut ne dénonce ou n'interrompt la marche."



A propos d'un film ultérieur, Six fois deux, Gilles Deleuze éclaire quelque peu cette esthétique chez le cinéaste :



"Ce qui compte chez lui, ce n'est pas 2 ou 3, ou n'importe combien, c'est ET, la conjonction ET. L'usage du ET chez Godard, c'est l'essentiel. C'est l'important parce que notre pensée est plutôt modelée sur le verbe être, EST. [...] Le ET, ce n'est ni l'un ni l'autre, c'est toujours entre les deux, c'est la frontière [...] Le but de Godard : "voir les frontières", c'est-à-dire faire voir l'imperceptible"



Le personnage est donc un être complexe qui contient en lui, comme chaque homme, des antagonismes, ou plutôt il est un homme, dans sa totalité, sa globalité, ce "monde triste et gai" de Prévert. Et cet être qui, comme le remarque Freddy Buache parle "tantôt comme un poujadiste méprisable et tantôt comme Blaise Pascal", est à la fois Ferdinand et Pierrot ; mais qui est/sont il(s) ?

Examinons d'abord Pierrot. Pierrot est, tout d'abord, le surnom que donne Marianne à Ferdinand et la seule justification qu'elle avance peut paraître bien faible à une première vision :



"Marianne : - Non, Pierrot.

Ferdinand: - ... Pas te redire de m'appeler Ferdinand.

Marianne : - Oui, mais on ne peut pas dire : (elle chante sur l'air de "Au clair de la lune") "Mon-a-mi-Ferdinand"..."



La remarque semble d'abord simplement plaisante mais, en fait, elle est fondatrice pour le personnage : Le Pierrot du film est bien proche du Pierrot lunaire, celui de la commedia dell'Arte. Cet univers est omniprésent dans le film, et le thème musical de la chanson populaire réapparaîtra par la suite. Mais surtout, Pierrot est entouré de ses comparses de la commedia dell'Arte. En effet, au mur, des cartes postales représentant des Arlequins ou le Pierrot au masque (être double !) de Picasso contribuent à intégrer le personnage à ce monde de pantomime.

Eliette Vasseur décrit ce Pierrot lunaire comme "un amoureux ingénu et transi dont les filles se gaussent et que les hommes exploitent". Tel est aussi notre Pierrot, manipulé par Marianne et Fred, aveuglé par l'amour.

De plus, deux utilisations du personnage de Pierrot peuvent être rapprochées de Pierrot le fou. Dans Pierrot Romulus ou le ravisseur poli, parodie de 1722 par A.R. Lesage et d'Orneval du Romulus de Lamotte, Pierrot enlève la sabine Hersilie comme Pierrot enlève Marianne - Marianne qui est baby-sitter comme Colombine est soubrette. Mais il faudrait surtout rapprocher notre Pierrot de celui d'Edmond Rostand : dans Les deux Pierrot ou le souper blanc de 1891 il met en scène deux Pierrot : l'un, Pierrot I, toujours gai, l'autre, Pierrot II, toujours triste ; mais les deux aiment Colombine. Encore un être double, triste et gai. Mais ce Pierrot lunaire, celui qui ne veut prêter sa plume pour pouvoir écrire un mot ou deux sur son cahier, cette face cachée de Ferdinand prend quelquefois la parole, et, si l'on oublie pour quelques instants qu'il s'appelle Ferdinand, tout s'éclaircit :









"M : On la voit bien, la lune, hein ?

F : Je vois rien de spécial.

M : Si, moi je vois un type. C'est peut-être Léonov, ou cet américain, là, White ?

F : Oui, je le vois aussi, mais c'est ni un popov, ni un neveu de l'Oncle Sam. Je vais te dire qui c'est.

M : Qui c'est ?

F : C'est le seul habitant de la lune. Tu sais ce qu'il est en train de faire ? Il est en train de se barrer à toute vitesse.

M : Pourquoi ?

F : Regarde...

M : Pourquoi ?

(Contrechamp sur la lune)

F : Parce qu'il en a marre. Quand il a vu débarquer Léonov, il est heureux. Tu parles ! Enfin quelqu'un à qui parler, depuis des éternités qu'il était le seul habitant de la lune. Mais Léonov a essayé de lui faire entrer de force les oeuvres complètes de Lénine dans la tête. Alors dès que White a débarqué à son tour, il s'est réfugié chez l'Américain. Mais il n'avait même pas eu le temps de dire bonjour, que l'autre lui fourrait une bouteille de Coca-Cola dans la gueule, en le forçant à dire merci d'avance. Alors il en a marre. Il laisse les Américains et les Russes se tirer dessus, et il s'en va.

M : Où il va ?

F : Ici. Parce qu'il trouve que tu es belle. Il t'admire. Je trouve que tes jambes et ta poitrine sont émouvantes"



Ce passage subreptice et inattendu de la troisième à la première personne complète l'identité "lunaire" de Pierrot, exilé sur terre, dans la vie réelle. La troisième personne étant, selon Benveniste, une "non-personne" et le je, une personne, on assiste à un transfert de statut pour Pierrot, d'abord "personnage" narré (le locuteur est encore Ferdinand), "non-personne" encore refoulée, il devient instance narratrice , "personne" acceptée, incarnée.

Pierrot est proche aussi du Petit prince, quittant sa planète, partant à la découverte des mondes, se liant d'amitié avec un renard... Mais cet extrait est assez singulier dans le film, c'est un des rares instants où Ferdinand laisse parler Pierrot , ne l'occulte pas au moyen d'un de ses cinglants "Je m'appelle Ferdinand".

Enfin, le trait caractéristique qui distinguait physiquement Pierrot de ses comparses dans ces pantomimes muets -trait qu'il gardera dans toutes ses "incarnations" ultérieures- est son visage enfariné. L'acteur se maquille le visage en blanc : alors, les spectateurs reconnaissent en lui Pierrot. Dans le film, pour devenir Pierrot, le personnage aussi se peint le visage, mais le blanc fait place au bleu, couleur du "jusqu'au boutisme", du désespoir extrême, couleur de cette mer alliée, "allée", avec le ciel, tout aussi bleu, la couleur de Ferdinand sur le visage de Pierrot, la "folie" de Pierrot, la schizophrénie du masque. A moins que ce bleu ne relève également d'une revendication esthétique. Certains évoquent, justement, les noms de Klein, de Picasso, de Staël, comme Jacques Aumont évoquant "Godard peintre" :



"Si Ferdinand se peint le visage en bleu au moment de se donner la mort, c'est peut-être que, plus tôt, évoquant le suicide de Nicolas de Staël (dans la scène du petit café), il était assis devant un petit pan de mur bleu, et que, plus tôt encore (lors de la réception Expresso) c'est sur un filtre bleu qu'il est fait état de la Tristesse d'Olympio (et encore : la conjonction du bleu et du suicide n'évoque-t elle pas Yves Klein, disparu en 1962, peu avant le film)."



Mais ce serait, étrangement, plutôt le nom d'Auguste Renoir qui s'imposerait, le peintre étant présent par ses oeuvres citées, "collées" dirait Aragon, mais aussi par le patronyme de Marianne. Or une des phrases les plus célèbres prêtées au peintre est celle de l'invention de l'impressionnisme :



"Un matin l'un de nous manquant de noir, se servit du bleu : L'impressionnisme était né"



Pierrot le fou, premier film impressionniste ? Le dernier plan, la mer et le ciel mêlés dans les reflets du soleil, semblerait révéler l'influence de Monet et d'autres impressionnistes (ou de leurs précurseurs comme Turner) chez qui, aussi, "le soleil a rendez-vous avec la mer" dans cet horizon qui est une alliance plus qu'une rupture ; Godard filme la mer lorsque les violents reflets du soleil scintillent en formant de grands traits, touches floues mais précises, comme dans certaines de ces toiles impressionnistes où le ciel et la mer ne font qu'un, qu'une, l'Eternité..

Mais quelques autres Pierrot peuvent être évoqués. Le vrai Pierrot le fou, bien entendu, mais, semble-t-il, Godard n'en retient que ce surnom et un petit penchant criminel ! "Mon prochain film est un film d'aventure qui a pour titre Pierrot le fou. C'est le nom du personnage : il n'a aucun rapport avec celui auquel vous pensez". Pierrot serait donc bien "le nom du personnage" ! Autre Pierrot, celui de Pierrot mon ami de Raymond Queneau, car, si aucune citation n'en est extraite et qu'aucun lien ne puisse être fait avec la diégèse du roman, le personnage est tout aussi naïf. De plus, Godard titre "Pierrot, mon ami" un article écrit sur le film et paru aux Cahiers. Et, à sa sortie, une publicité pour le film, certainement écrite par Godard lui-même, proposait :



"Pierrot le fou c'est :

-Stuart Heisler revu par Raymond Queneau.

-Le dernier film romantique.

-Le Technicolor héritier de Renoir et Sisley.

-..."



Renoir et Sisley...

Déchiré par Pierrot, Ferdinand a conscience de sa duplicité : " Y a pas d'unité. Je devrais avoir l'impression d'être unique, j'ai l'impression d'être plusieurs". Il commence alors à percevoir quelqu'un d'autre en lui, un abruti dans la glace, Pascal qui perçoit le poujadiste en lui dans ce miroir -objet dédoublant par excellence- :



"M : Vous avez l'air tout sombre.

F : Y a des jours comme ça, on rencontre que des abrutis. Alors on commence à se regarder dans une glace et à douter de soi..."



Ce miroir, c'est aussi lui, reflet et apparence d'un autre être :



"-Nous traversâmes la France comme des apparences

-Comme un miroir"



En se considérant "comme un miroir", il accepte sa duplicité, mais ignore s'il est la réalité ou le reflet, ne comprenant pas qu'être le miroir, c'est être l'alliance des deux, le "et", le "entre". Godard promène alors son personnage, comme un miroir, le long des chemins de France tel Stendhal, pour montrer, à travers lui, la déliquescence de la société de son temps. Il souligne lui-même cette filiation, entre cinéma-vérité, impressionnisme et réalisme dans un hommage à Henri Langlois :



"Louis Lumière, via les impressionnistes, était bien le descendant de Flaubert, et aussi de Stendhal dont il promena le miroir le long des chemins"



Autre occurrence du double, Godard "colle", par l'intermédiaire de Pierrot, l'histoire de William Wilson, un résumé des aventures du héros de la nouvelle d'Edgar Allan Poe :



"Il avait croisé son double dans la rue. Il l'a cherché partout pour le tuer. Une fois que ça a été fait, il s'est aperçu que c'était lui-même qu'il avait tué, et que ce qui restait, c'était son double."



Ferdinand serait à la recherche de son double pour le tuer, pour se tuer avec lui. L'allusion à la nouvelle de Poe s'inscrit donc dans ce contexte des "hommes doubles". Mais ce thème est surtout mis en lumière par la longue citation, très modifiée, de La mise à mort d'Aragon, citation non présentée comme telle et récitée d'une voix monocorde et hachée par Belmondo :



"Peut-être - que je rêve - debout. - Elle me fait penser - à la musique. - Son visage. - On est - arrivés - à l'époque - des hommes doubles - On n'a plus besoin de miroir - pour parler - tout seul. - Quand Marianne dit - "Il fait beau" - Rien d'autre. - A quoi elle pense ? - D'elle je n'ai que cette apparence - disant : - "Il fait beau" - Rien d'autre - A quoi bon - expliquer - ça ? - Nous sommes - faits - de rêves - et - les rêves - sont faits - de nous. - Il fait beau - mon amour - dans les rêves - les mots - et la mort. - Il fait beau - mon amour. - Il fait beau - dans la vie."



Si ces extraits d'Aragon sont cités, c'est, entre autres, pour cette vision de l'homme double dont il est question tout au long du roman. Car, en-dehors des extraits cités par le cinéaste, Aragon évoque mainte fois l'homme double. Notamment en citant lui-même une de ses oeuvre antérieure de 1936 (?) :



"Nous sommes comme les autres des êtres doubles. Nous vivons à une époque historique qui se caractérisera peut-être un jour par là : le temps des hommes doubles. J'ai fait toujours deux parts de ma vie..."



Aragon fait aussi des allusions au roman de Stevenson , L'étrange cas du Dr. Jekyll & de Mr. Hyde, le grand "homme double" de la littérature. Aragon explique un peu qui est l'homme double :



"Les hommes doubles... L'un qui a une fonction dans la société, l'autre qui n'a rien à voir avec celui-ci, parfois qui le déteste, qui est contradictoire avec lui... l'homme quoi!"



Serait-ce ce que nous observons dans le film ? Aragon cite encore en épigraphe au chapitre "Le carnaval" le "JE est un autre" de Rimbaud : l'allusion paraît si évidente dans le film que la phrase n'a pas besoin d'être citée pour être présente, tant Rimbaud et les êtres doubles hantent ce film. Enfin, même si Aragon va plus loin dans la multiplicité des êtres (des "hommes triples" apparaissent dans le chapitre "Le miroir brot"), un passage du roman prouve sans équivoque l'influence que celui-ci put avoir sur la construction même du film :



"Je t'ai déjà dit de ne plus m'appeler Alfred puisqu'Ingerborg trouve ce nom ridicule. (...) Je t'ai demander de m'appeler Jacques. Je te l'ai dit cent fois, ou si tu préfère Iago, pourquoi tu fais cette bouille ? Iago, Jacques, comme Santiago."



Le parallèle est évident, avec cet échange constant, répété onze fois, entre Marianne et Ferdinand où, à l'inverse, le personnage refuse son "pseudonyme", lui préférant son nom "civil" :



"-...Pierrot !

-Je m'appelle Ferdinand"



Car, si Marianne s'adresse à Pierrot ("avec des sentiments"), c'est Ferdinand qui lui répond ("avec des mots") et qui s'affirme alors en tant que Ferdinand.

La notion de réseau citationnel prend, avec ce roman, toute sa dimension. En effet, dans La mise à mort, le chapitre "Seconde lettre à Fougère" (dont sont extraites les citations) débute lui-même sur une citation de La tempête de Shakespeare :



" ...We are such stuff

As dreams are made of, and our little life

Is rounded with a sleep..."



qu'Aragon, d'abord, traduit :



"Nous sommes de l'étoffe même dont sont faits les rêves, et notre petite vie est entourée d'un sommeil..."



Puis, à plusieurs reprises, il répète, re-cite cette phrase en la remodelant, notamment en :



"Et les rêves sont faits de nous comme nous sommes faits de rêves "

En citant Aragon, Godard cite Shakespeare. Puis Aragon évoque les personnages de La tempête dont un certain... Ferdinand. Tout se rejoint. Alors, les allusions à La tempête sont à rechercher, et ainsi, une réplique répétée plusieurs fois par le Ferdinand de Godard, apparemment anodine -"à la Queneau"-, prend-elle, par le biais d'Aragon, une dimension supérieure :



"Allons-y, Alonso !"



Cela peut apparaître comme un simple calembour comparable à maints jeux de mots populaires, et fondé sur une paronomase. Mais, s'il y a effectivement une part de jeu, c'est un jeu bien plus complexe : Alonso étant le père du Ferdinand de Shakespeare. Godard exploite la mise en abyme de la citation citée. Mais cela va plus loin encore, lorsque l'oeuvre de Shakespeare, ainsi introduite, éclaire le rôle de certains épisodes dont l'utilité restait floue. Car, si le film ne comporte ni citations littérales, ni évocations du nom de la pièce ou du dramaturge, La tempête dans son ensemble devient l'objet d'une allusion pure. Et certaines répliques du Ferdinand de Shakespeare semblent résonner dans le film. Ainsi les vers 391 et suivants:



"D'où vient cette musique ? Des airs ? De la terre ? Elle a cessé. Assurément, elle accompagne quelque Dieu de l'île. Comme j'étais assis, pleurant toujours le naufrage du roi mon père, cette musique a glissé vers moi sur les eaux, ses doux sons apaisant tout ensemble leur rage et ma douleur. Après cela je l'ai suivie ou plutôt c'est elle qui m'a comme attiré. Mais elle s'est tue... Ah, la voici qui reprend"



Ce passage de la pièce apparaît dans Pierrot le fou sous une forme modifiée, par le collage d'un texte inattendu et forcément un peu provocant, puisqu'il s'agit d'un sketch de Raymond Devos :



"Devos (assis au bord du quai): Ah, cet air-là, vous ne pouvez pas savoir ce que ça évoque pour moi. Cet air, vous entendez, là.

Ferdinand : Non, j'entends rien

Devos : Cet air-là, moi, c'est toute ma vie, toute ma vie. Ca me chrrrr... Quand je l'entends, ça me chrrrr... (...) Vous entendez ?

Ferdinand : Non !"



Ce parallèle farfelu se précise lorsque, quelque vers seulement après, Ferdinand demande à aller sur l'île d'où provient la musique, comme "notre" Ferdinand, qui en quittant Devos, part sur cette ultime île où il chantera encore la musique de cet autre fou. Une fois de plus, les citations appellent les citations.

Mais, bien sûr, Ferdinand Griffon n'est pas seulement un écho du personnage de Shakespeare. Il est aussi ce Ferdinand plus clairement évoqué, Louis Ferdinand Céline, ou du moins le Ferdinand que celui-ci présente dans ses romans. Roman, faisant eux-mêmes l'objet d'allusions simples comme Le voyage au bout de la nuit :



"M : En tout cas tu m'a dit qu'on irait jusqu'au bout.

F : Au bout de la nuit, oui."



ou bien, de citations, comme Le pont de Londres ou Guignol's band II. Le roman et Céline lui-même sont "actualisés" par Marianne :



"M : ...j'ai trouvé ça d'occasion. L'écrivain a le même nom que toi.

F : Ah ! Ferdinand !"



Remarquons que Marianne considère ici "Ferdinand" comme le nom du héros. Comme La mise à mort, Le pont de Londres venait d'être publié pour la première fois, en 1964, trois ans après la mort de Céline. Godard pioche dans l'actualité littéraire, une actualité dérangeante comme le remarque Aragon lui-même :



"On lui reprochera au passage de citer Céline. Ici Guignol's band : s'il me fallait parler de Céline on n'en finirait plus. (...) [A propos des querelles sur la vie et l'oeuvre de Céline] Ce sont les malentendus des pères et des fils. Vous ne les dénouerez pas par des commandements : "Mon jeune Godard, il vous est interdit de citer Céline !". Alors, il le cite, cette idée."



Ferdinand garde donc du personnage de Céline cette insouciance, cette vie "anarchique" qui agace les censeurs, cet univers de violence qui l'entoure , ce milieu de criminels, comme un film noir, un film de "Stuart Heisler revu par Raymond Queneau" !

A ce titre nous pourrions aussi rapprocher notre personnage du Ferdinand d'Intrigue et amour, la tragédie de Schiller, bien que, le prénom excepté, rien ne semble confirmer cette allusion. Pourtant ce Ferdinand là n'apparaît-il pas comme "la voix la plus éloquente qu'on ait prêtée, dans le Sturm und Drang, à la révolte des fils contre les pères. " . Toutefois, à la différence de celui de Godard, ce Ferdinand-là se bat pour l'honnêteté.

Mais revenons à Céline et relisons le passage dont des extraits sont lus, au milieu du film, par Ferdinand :



"Je veux brûler avant le froid au plein brasier du miracle... je me jette en plein dedans, je m'ébroue, les flammes m'environnent, m'emportent, m'élèvent entre elles tout tendrement, tout tourbillon ! Je suis de feu !... Je suis tout lumière !... Je suis miracle !... J'entends plus rien !... Je m'élève !... Je passe dans les airs !... Ah ! c'en est trop !... Je suis oiseau !... Je virevole !... Oiseau de feu !... Je ne sais plus !... c'est difficile de résister !... J'en hurle de plaisir..."



Ce passage, d'abord cité directement, est en quelque sorte mis en scène, à l'extrême fin du film. Le Ferdinand de Céline, brûlant d'amour pour Virginie, devient ici Ferdinand hurlant de douleur et de plaisir, oiseau de feu agitant ses ailes de Nitramite avant de se consumer.

On peut se demander qui est qui ? Qui meurt, le Pierrot bleu ou l'oiseau de la violence ? Ferdinand allume la mèche et Pierrot tente de l'éteindre, à moins que ce ne soit l'inverse. Cette dualité de Pierrot avait déjà été évoquée par Eluard dans un de ses Premiers poèmes :



" Non, je ne conçois pas Pierrot

Vicieux, infame et troublé.

Si Pierrot n'est pas angelot,

Ce n'est pas Pierrot, c'est son double,



Un double qu'on a mal copié

Et qu'un poète, épris de vice,

L'esprit peu sûr, a calomnié

Sans que nul crie au maléfice



On en a fait un scélérat

Un fieffé voleur, un ivrogne.

Il faut, pour admettre cela

N'avoir vu jamais une trogne... "



Mais, ce ne sont pas, comme chez Eluard, un angelot et un scélérat, ou comme chez Aragon, un être de la société et un être libéré, mais deux hommes de la libération : l'un par le rêve, l'esprit, toujours un peu dans la lune et encore quelque peu dupé par ce monde autour de lui comme un sommeil ("We are such stuff...") ; l'autre, Ferdinand, se libérant par l'action, la violence, l'oubli des règles et des lois, le "jusqu'au-boutisme" qui va au bout de la nuit, à la mort, sa mort et la mise à mort de Pierrot, comme William Wilson croyant tuer son double et se tuant lui même, c'est-à-dire mourant en voulant détruire sa dualité, en tuant cet alter ego, cet autre qui est JE, et ne comprenant que trop tard qu'il EST justement dans cet ET, "JE ET un autre", "Pierrot EST Ferdinand" - et, bien qu'il le refuse sans cesse, "Ferdinand EST Pierrot".

Mais, au-delà du personnage, c'est également d'art dont il est question. Si Velasquez peignait des personnages, nains ou rois, c'était pour peindre la vie, les échanges secrets entre eux : Godard parle aussi de la vie, du cinéma sur la vie. Le lien se fait par Céline et, plus précisément, à travers un passage non cité de Guignol's band II dans lequel Virginie parle du cinéma comme Rostand de Pierrot, et Prévert du monde selon Picasso :



" "Vous êtes comme le cinéma ! " voilà ce qu'elle a découvert ! " Vous êtes triste ! et puis vous êtes gai...! " voilà l'effet de ma pantomime... C'était pas flatteur... elle était sûre maintenant, J'étais comme le cinéma ! Comme le cinéma ou rien !"



Godard lui-même confirme que cet être double, réel et surréel, est l'incarnation du cinéma :



"...William Wilson qui s'imagina avoir vu son double dans la rue, le poursuivit, le tua, s'aperçut que c'était lui-même et que lui, qui restait vivant, n'était plus que son double. Comme on dit, Wilson se faisait du cinéma. Prise au pied de la lettre, cette expression nous donne ici une assez bonne idée, ou définition par la bande, des problèmes du cinéma, où l'imaginaire et le réel sont nettement séparés et pourtant ne font qu'un, comme cette surface de Moebius qui possède à la fois un et deux côtés, comme cette technique de cinéma-vérité qui est aussi une technique du mensonge"



Ainsi ce thème de l'homme double, qui est en fait un des enjeux majeurs du film, et qui n'est pas présent dans la diégèse du film (il n'y est, du moins, pas reçu comme tel), apparaît-il seulement à travers cet enchevêtrement de citations et d'allusions (associés à quelques actes du personnage) qui se répondent et s'entraînent les unes les autres en formant un réseau citationnel porteur et producteur de sens.

L'utilisation de ces réseaux citationnels autour d'une thématique deviendra de plus en plus importante par la suite dans le cinéma de Godard. L'intérêt de cette "textualité" seconde, offerte par cette organisation en réseaux, justifie pleinement l'utilisation des citations dans le cinéma de Godard. Toutefois, entrecoupant quelquefois ces réseaux, une autre " textualité " seconde s'organise autour d'esthétiques d'auteurs littéraires.

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Bon, ce n'est qu'un copié-collé de deux passages... Je vous renvoie au mémoire complet, bien scolaire (et seulement orienté "littérature", l'étude de Godard ne s'arrête pas là, c'est du cinéma ! )
"Je ne veux pas rester dans l'histoire comme le gars qui a détruit l'Univers"
Dude, where's my car
Tears in my beers
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