Le Cinéma espagnol

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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Dima
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Re: "Nouveau" cinéma espagnol

Message par Dima »

No dormirás - Gustavo Hernández
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1984. Dans un hôpital psychiatrique abandonné, une compagnie théâtrale menée de main de maitre par Alma, expérimente une technique extrême de jeu. En privant ses comédiens de sommeil, Alma prétend les préparer à donner le meilleur d’eux-mêmes. Au fur et à mesure des jours d’insomnie, les acteurs ressentent des choses de plus en plus étranges… Bianca, jeune actrice en compétition pour le rôle principal, tente de percer les secrets de cet étrange endroit et devient bientôt l’objet de forces inconnues.

Gustavo Hernández, réalisateur des intéressants La casa muda et de la série Adicciones, revient avec un de mes coups de coeur de ce début d'année, No dormirás. Le film était survendu par les journalistes et les producteurs, affirmant que le film provoqua la terreur chez les spectateurs de l'Argentine, son pays d'origine. Bon film d'horreur sans être insoutenable, la grande force du récit repose sur le soin apporté aux personnages, à l'atmosphère et au rythme particulier du film.
Montée en puissance efficace, le réalisateur nous happe peu à peu dans son univers, prenant le soin de présenter son univers et l'Argentine de l'époque, à savoir celle du président Raúl Alfonsín et de la démocratie partielle nouvellement acquise. Le réalisateur le fait par touches, par une phrase du père de l’héroïne, par une affiche sur un mur, mais aussi par un bref texte après l'introduction qui parle des expérimentations des médecins en place avec l'aide des Nazis, même si ce n'est pas explicitement dit. Par cette introduction, on pense savoir par avance ce que sera le récit et on se trompe lourdement. Le réalisateur fait le choix d'écarter cette partie sombre de l'histoire de l'Argentine pour proposer une approche artistique à cette insomnie volontaire de la part des protagonistes. Le réalisateur interroge les rapports des artistes à leurs mentors, à cette dévotion pratiquement maladive qu'ils ont à l'art et les sacrifices qu'ils sont prêts à commettre afin de côtoyer l'extase avec un grand E.
Le mentor ici, c'est Alma Böhm, incarné par l'hypnotique Belen Rueda, grande dame du cinéma espagnole et qui ici propose un personnage captivant et inquiétant. Tout passe par le regard de l'actrice, par sa gestuelle, pas par les dialogues. Elle a cette intensité dans le regard qui déstabilise. Le personnage est volontairement ambigu, elle a une réputation qui fait qu'elle est demandée par tous, statut dont elle n'abuse pas obligatoirement, mais qui assoit son autorité sur les comédiens qui veulent jouer pour elle. Le réalisateur joue avec les sentiments du spectateur à son égard. Nous sommes à la fois fasciné par l'aura qui se dégage d'elle, par sa prestance avant de finir terrifier par la violence malsaine qui sommeille en elle.
Notre porte d'entrée pour le récit se fait par la talentueuse, l'étoile montante, Bianca, incarnée par l'excellente actrice Eva De Dominici. Je ne sais pas si l'actrice est connue en France, mais je vous recommande Consentidos, Somos familia, Los ricos no piden permiso et surtout La fragilidad de los cuerpos, séries en provenance d'Argentine et qui montrent tout le talent de l'actrice. Son interprétation de la jeune comédienne est intense, efficace et bouleversante. Bianca est courageuse, devant s'occuper de son père, schizophrène, qu'elle protège tout en essayant de s'en éloigner. Le lien entre les deux personnages est touchant et personnellement je me retrouve assez dans son tiraillement intérieur, cette volonté de faire plaisir à ses parents tout en tentant de tracer sa propre route. Le personnage plonge à corps perdu dans l'expérimentation théâtrale de Alma tout en subissant revers sur revers, ainsi qu'une pression exercée par son amie Cecilia incarnée par la tout autant talentueuse Natalia de Molina, brillante actrice de Techo y comida de Juan Miguel del Castillo et de l'excellent Rendezvous de Guillermo Julián & Román Santiago Pidre.

L'ambiance pesante du récit, entrecoupée de quelques jump-scares faciles, mais efficace, pose un cadre qui par le supplice des personnages, angoisse le spectateur. Je dois avouer avoir sursauté à deux reprises, la seconde fois étant classique, mais vicieuse. La scène ne se terminant pas après le jump-scare et continuant à nous angoisser comme Bianca alors sous le choc de sa rencontre inattendue. La privation de sommeil peut avoir des conséquences terribles sur notre sommeil comme le démontre des expériences du passé par les gouvernements américains ou russe. Gustavo Hernández exploite le processus au maximum, nous faisant douter de ce que voit le personnage et du coup de ce que nous voyons. On plonge dans la folie en même temps que le personnage, expérimentant les angoisses du personnage principal. J'aime beaucoup l'idée de la flamme, cela n'apporte pas grand-chose au récit, mais fonctionne pour distiller une certaine angoisse chez le spectateur.
Après comme dit au début de ma chronique, le film ne fait pas peur au point d'avoir des insomnies (elle était facile je le reconnais,) mais passionne et effraie par le tableau fait des artistes et de leurs névroses. Le réalisateur saupoudre le tout de quelques twists pour la fin qu'on ne voit pas venir et qui donnent un tout autre sens à plusieurs moments du film ainsi qu'à l'idée que les êtres humains sont des éponges émotionnelles une fois la fatigue installée.
Le film a des défauts, notamment dans ses premières quarante minutes assez lentes et qui, quand on connait le sujet et notamment le climat politique de l'époque, semble inutile, mais c'est un détail qui ne dérange pas. On pourrait aussi accuser le scénario d'employer des ficelles parfois un peu grosse, notamment pour justifier la présence du personnage de Cecilia, mais je me répète, ce n'est pas dérangeant. Le casting est impeccable, le sujet est relativement bien exploité, il y a une vraie recherche d'originalité et la tension est présente. C'est une belle réussite comme on aimerait en avoir plus souvent dans le paysage fantastique.
Je vous le recommande.

⭐️⭐️⭐️⭐️
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Profondo Rosso
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Re: Le Cinéma espagnol

Message par Profondo Rosso »

Belle Epoque de Fernando Trueba (1992)

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En 1931, un déserteur espagnol se réfugie dans une ferme isolée. Les quatre filles de l'agriculteur ont tôt fait de s'intéresser au jeune militaire qui ne peut s'empêcher de tomber amoureux de chacune d'elles.

Belle Epoque est pour Fernando Trueba une œuvre qui vient confirmer la reconnaissance critique et commerciale amorcée avec son film précédent Le Rêve du singe fou (1989). Belle Epoque est la pièce centrale d’une trilogie historique se situant dans les années 30, suivant Manolo (1986) et précédant La Fille de tes rêves (1998). Le film se situe en 1931, moment crucial dans l’histoire espagnole. Le pays se situe dans une période intermédiaire entre la chute du régime royal des Bourbons et l’avènement de la Seconde République, effective le 14 avril 1931. La population est ainsi déchirée entre ces deux possibilités de pouvoir, ainsi qu’avec les idéologies qui s’y rattachent. Laïcité, fin des inégalités, liberté de la presse notamment pour la République tandis que le poids de la tradition, l’influence de la religion restent encore un héritage de la royauté. Belle Epoque scrute précisément ces contradictions, mais sous un angle surprenant de satire légère et lumineuse. Cela n’empêche pas le film de s’ouvrir sous une couche de comédie noire. Fernando (Jorge Sanz), jeune déserteur est capturé par deux soldats de l’armée monarchique. Le plus âgés des deux, conscient des jours comptés du régime préfère libérer le prisonnier quand son compagnon (qui s’évérera être son beau-fils) est bien plus fanatisé et préfèrera abattre son collègue avant de se suicider à son tour. Tout l’absurde de la situation du pays est illustré dans cette entrée en matière, mais Fernando Trueba préfèrera l’exprimer dans une approche intimiste et tendre. Fernando va trouver refuge auprès de Manolo (Fernando Fernández Gómez) un vieux républicain vivant seul dans sa ferme avec lequel il va se lier d’amitié. Comme tous les étés celui-ci s’apprête à accueillir ses quatre filles, Clara (Miriam Díaz Aroca), Rocio (Maribel Verdú), Violeta (Ariadna Gil) et la cadette Luz (Penelope Cruz). Fernando va tomber amoureux et avoir une aventure avec chacune des filles qui chacune représentent une contradiction sociale et/ou morale reflétant le clivage du pays.

L’histoire se déroule dans un cadre rural et se propose de montrer un microcosme amusé de cette situation. Point de grand discours cependant, l’approche tendre et légère de Fernando Trueba est entièrement au service des personnages plutôt que d’une démonstration politique. Le joyeux marivaudage déroute par sa totale absence de manichéisme, les protagonistes étant toujours hésitant entre la logique d’un système, d’une éducation qu’il suivent ou renient au gré de leurs désirs. La crise d’identité est de mise pour Violeta élevée et considérée comme un homme par sa famille et qui mène littéralement la danse lors de sa grande scène d’amour avec Fernando, où Trueba renverse tous les codes. Le prétexte d’un carnaval la voit revêtir un uniforme militaire tandis que Fernando est déguisé en soubrette, un tango endiablé puis une étreinte renverse les codes homme/femme ou supposé dominant/dominé avec une inventivité et modernité confondante. Rocio hésite à s’unir avec Juanito (Gabino Diego) son fiancé étouffé par une mère royaliste et bercée de mœurs traditionnalistes. Rocio en devient une figure hésitante et malicieuse, tour à tour sur le recul puis provocante, propageant cette schizophrénie à son fiancé fou de désir passant de républicain à royaliste au gré des sursaut de sa libido. L’aîné Clara est une jeune veuve supposée se chercher un parti honorable mais également tiraillé par la solitude sans se résoudre à céder à des prétendants vieillissants. Fernando n’est pas l’objet d’une rivalité amoureuse entre les sœurs, mais plutôt le catalyseur de ce tiraillement social et intime qui les agitent - c'est un peu Les Proies de Don Siegel dans un versant positif. Dès lors l’acte est assez vite consommé avec les trois aînées dans des situations aussi cocasses que sensuelle, que Fernando Trueba sait mettre en valeur au gré de chaque caractère, chacune des formes de beauté des actrices. L’inconséquence de Fernando à tomber amoureux à celle qui lui cède ou l’assaille est aussi aussi par ce cœur d’artichaut une métaphore des élans contradictoires espagnols. Seule la cadette Luz, la plus timide et sincèrement amoureuse, est exclue de ce marivaudage : par ses aînées l’éloignant dès que les confidences se font plus croustillante, et par Fernando ne sachant pas lire dans son propre cœur alors que dès l’ouverture nous devinons que son cœur penche vers elle.

La dimension libertaire de cette petite famille n’est jamais questionnée ni jugée, et le contexte rural constitue une sorte de bulle où chacun est libre de suivre la norme où se perdre à sa guise. L’arrière-plan politique est un fil rouge dont les personnages sont tenus au courant, et les quelques anicroches directes qu’il suscite sont plutôt source de comédie. Fernando Trueba trouve ainsi un équilibre assez étonnant en signant un film qui est à la fois très léger, conscient et profond quant à la période charnière dans laquelle il se situe. La dernière partie atteint des sommets dans ce mélange de tradition et d’hédonisme avec l’apparition de la figure détonante de la mère Amalia (Mary Carmen Ramírez), mais l’on ressent malgré la victoire Républicaine un sentiment de paradis perdu. A la fin de l’été, toutes et tous retournent à leur quotidien, certains quittent même le pays, et le spectateur sait bien que les heures sombres du Franquisme sont en ligne de mire quelques années plus tard. C’est cette mélancolie qui domine en voyant le vieux Manolo retourner à sa solitude. Cette parenthèse enchantée restera cependant inoubliable et sera un immense succès, saluée par 9 Goya et l’Oscar du meilleur film étranger. 5/6
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Re: Le Cinéma espagnol

Message par burdi »

Je ne suis pas très consommateur du cinéma espagnol, mais je me permets de vous conseiller deux films. Je ne sais pas s'ils sont connus en France ou pas, mais ils sont très bons.

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https://www.allocine.fr/film/fichefilm_ ... 32701.html

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https://www.allocine.fr/film/fichefilm_ ... 24766.html
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Alexandre Angel
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Re: Le Cinéma espagnol

Message par Alexandre Angel »

Merci Burdi! :D
La Isla Minima a une réputation ici. Je l'ai en dvd mais ne l'ai pas encore visionné.
Le premier m'est totalement inconnu mais j'aime bien le titre.
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

m. Envoyé Spécial à Cannes pour l'Echo Républicain
Nestor Almendros
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Re: Le Cinéma espagnol

Message par Nestor Almendros »

Très bons tous les deux
"Un film n'est pas une envie de faire pipi" (Cinéphage, août 2021)
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Re: Le Cinéma espagnol

Message par cinéfile »

Tarde para la ira (La colère d'un homme patient) est vraiment excellent 8)
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Re: Le Cinéma espagnol

Message par Dunn »

La trilogie du baztan est excellente aussi (dispo sur Netflix).
Je conseille aussi l'excellent que dieu nous pardonne.
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burdi
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Re: Le Cinéma espagnol

Message par burdi »

Je n'ai pas osé pour la trilogie du Baztan, ils sont bien mais un pas en dessous. Les livres ont cartonné en Espagne.

Un peu plus ancien:
Cellule 211
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Et avec Luis Tosar il y a aussi "Les lundis au soleil".
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Re: Le Cinéma espagnol

Message par halford66 »

Chez Wild side,tiré d'une histoire vraie.VOD,je n'ai pas vu d'édition physique.

https://fb.watch/b0XA9SE0u0/
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Re: Le Cinéma espagnol

Message par Profondo Rosso »

Manolo de Fernando Trueba (1986)

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En 1940, en Espagne, deux frères (Manolo, un adolescent de 16 ans, et Jesus, 8 ans) sont emmenés par leur grand frère dans un sanatorium à la frontière portugaise... Là-bas, Manolo vit ses premières aventures amoureuses.

El año de las luces inaugure la trilogie historique de Fernando Trueba, se situant dans l'Espagne au carrefour de la démocratie et du franquisme dans les années 30/40 et que suivront Belle Epoque (1992) et La Fille de ses rêves (1998). Le film se situe en 1940, un an après la fin de la Guerre d'Espagne et l'arrivée au pouvoir de Franco. Fernando Trueba use ici d'un postulat très proche de ce qu'il fera dans Belle Epoque mais dans une tonalité très différente. Belle Epoque se situe au début des années 30, dans une Espagne s'apprêtant à basculer dans la démocratie et offrirait une œuvre lumineuse, où les carcans moraux et religieux sautent pour céder à un hédonisme radieux et dépolitisé. Réalisé avant mais historiquement situé après, El año de las luces nous montre au contraire la fin de cette parenthèse enchantée. Manolo (Jorge Sanz), adolescent de 16 ans est emmené par son grand frère, gradé franquiste, passer un temps au sein d'un sanatorium. Ce lieu n'est peuplé que de femmes, infirmières, enseignantes ou jeunes filles venues passer leur service social. Quelques dialogues durant le trajet vers le sanatorium témoignent d'une certaine innocence disparue pour Manolo, déjà cynique dans ce qu'il a vu de certains évènements durant la guerre. Il expliquera ainsi à son grand frère que le camp franquiste qu'il a soutenu n'a pas hésité à bombarder au hasard des innocents dont sa propre famille, et ce dernier n'aura qu'un désinvolte "c'était la guerre" à lui répondre.

Il reste pourtant un domaine où Manolo reste inaccompli, où la doctrine dominante ne lui a pas encore fait perdre ses illusions, les amours. On suit donc le quotidien de l'adolescent au sein du sanatorium et Fernando Trueba use de toutes les possibilités de mise en scène pour dépeindre ses hormones en ébullitions ainsi entouré de femmes. La moindre situation, rapprochement et discussion dévient prétexte à un regard à la dérobée dans un décolleté, frôlement inattendu d'un fessier, sentir le doux parfum d'une chevelure. Trueba va de l'explicite et franchement paillard (la fâcheuse tendance de Manolo à se masturber plusieurs fois par jour) à un érotisme discret lorsque chaque soir, il observe l'ombre d'une employée se déshabillant dans le dortoir. Le désir est d'ailleurs réciproque, entre les jeunes filles oscillantes entre la moquerie, le rejet et le flirt discret face à ce jeune homme cachant tant bien que mal son émoi. Les adultes ne sont pas en reste avec une directrice (Verónica Forqué) ravalant sa libido sous ses responsabilités. Cependant, tout ce climat très naturel se doit d'être étouffé par une moralité hypocrite. Trueba dénonce là toute la facticité des dogmes religieux, éducatif et moraux visant davantage à étouffer l'identité profonde de l'individu plutôt que de veiller à sa vertu. Prêtre défroqué (José Sazatornil), enseignante bigote (Chus Lampreave) voient leur répression vindicative s'exprimer à l'échelle de leur secret ou frustration. Ils imaginent dans les mœurs des autres le pire de ce qu'ils ont déjà transgressé ou de ce qu’ils sont frustrés de ne pouvoir faire. Trueba prolonge ainsi cette moralité à l'échelle politique où tous ces symboles se rangent sous l'uniformité du franquisme et invectivent ceux qu'ils soupçonnent d'idéologie différente comme le communisme.

Par moment le film évoque une version adolescente et plus sensuelle de la bande-dessinée Paracuellos de Carlos Gimenez (grande inspiration notamment de L'Echine du diable de Guillermo Del Toro) dans sa manière de bafouer l'innocence. Ainsi la vraie romance tendre et chaste qui naîtra entre Manolo et Maria Jesus (Maribel Verdú) se heurtera aux regards inquisiteurs, à l'imagination tordue de toutes ces figures supposées de la bienséance. On ressent d'ailleurs l'influence de cette éducation où chaque baiser arraché est coupable, toute promiscuité est fébrile, et que l'on se sent obligé d'avouer à demi-mot en confession. On sent vraiment qu'avec l'extravagance du suivant Belle Epoque, et notamment par la réminiscence du casting (où Jorge Sanz sera de nouveau un jeune homme bien entouré, notamment encore par Maribel Verdú, la redite de certaines situations), Fernando Trueba a voulu réaliser deux œuvres miroir. Heureusement la légèreté n'est pas absence de ce récit d'initiation, notamment les entrevues avec le truculent homme à tout faire nostalgique de sa jeunesse dissolue à Paris dont il partage les détails à Manolo. Une œuvre sensible et attachante, qui revêt les maux des premiers amours d'un funeste contexte politique, à l'image de ce dernier plan sur Manolo définitivement plus un enfant. 4,5/6

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Re: Le Cinéma espagnol

Message par El Dadal »

Ça fait envie. Encore une fois.
Ça serait chouette qu'un éditeur hexagonal nous sorte tout ça.
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Re: Le Cinéma espagnol

Message par Profondo Rosso »

El Dadal a écrit : 8 févr. 22, 11:46 Ça fait envie. Encore une fois.
Ça serait chouette qu'un éditeur hexagonal nous sorte tout ça.
Pour le coup celui-ci le dvd espagnol comporte des sous-titres français dans cette édition https://www.amazon.fr/gp/product/B000NA ... UTF8&psc=1 Et Belle Epoque dont je parle plus haut comporte des sous-titres anglais dans cette édition https://www.amazon.co.uk/gp/product/B00 ... UTF8&psc=1

Mais sinon oui ce serait cool qu'un éditeur français se penche dessus, ce sont des films sortis en salle en France à l'époque en plus.
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Re: Le Cinéma espagnol

Message par cinéfile »

Découverte récente, et plutôt décevante pour ma part, de ce film très célébré de l'autre côté des Pyrénées (il récolta en son temps plusieurs statuettes lors de la toute première cérémonie des Goyas).

L'humour grivois (ou paillard comme le qualifie Justin/Profondo), sur lequel le film se repose un peu trop à mon humble avis, ne fonctionne d'une part que sporadiquement (même si la scène de Sanz/Manolo se confessant au jeune prêtre est à se tordre), et d'autre part, finit par neutraliser le versant tragique de l'histoire qui intervient tardivement, quant bien même l'intention manifeste du scénario était justement de mettre en opposition cette micro-société du pensionnat dépassée, fermée et aveugle à l'incroyable tumulte historique que connaissait le pays à ce moment-là. J'en garde l'impression d'un film relativement artificiel et trop faible dans sa construction pour atteindre l'ambition qu'il se fixe. D'autant que le cinéma espagnol a souvent proposé de grandes réussites dans le genre du récit d'apprentissage, dont El Año de Las Luces me semble loin d'être le représentant le plus accompli.

Reste de bons interprètes (c'est d'ailleurs eux qui seront recompensés aux Goyas), des premiers aux seconds voire troisièmes rôles. On assiste d'ailleurs à une forme de passation entre des incontournables de l'après-guerre (Rafaela Aparicio et Manuel Alexandre, soit le vieux couple) et la nouvelle génération représentée par Maribel Verdú et Jorge Sanz (qui allaient en effet se retrouver très régulièrement devant les caméras dans la décennie à venir).
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Re: Le Cinéma espagnol

Message par Profondo Rosso »

cinéfile a écrit : 8 févr. 22, 14:28 L'humour grivois (ou paillard comme le qualifie Justin/Profondo), sur lequel le film se repose un peu trop à mon humble avis, ne fonctionne d'une part que sporadiquement (même si la scène de Sanz/Manolo se confessant au jeune prêtre est à se tordre), et d'autre part, finit par neutraliser le versant tragique de l'histoire qui intervient tardivement, quant bien même l'intention manifeste du scénario était justement de mettre en opposition cette micro-société du pensionnat dépassée, fermée et aveugle à l'incroyable tumulte historique que connaissait le pays à ce moment-là.
Pourtant tu aimes beaucoup Belle Epoque où cet aspect grivois est encore plus prononcé :wink: (même si le contexte historique s'y prête davantage c'est vrai). Sinon j'aime bien que le côté tragique intervienne tardivement, pendant tout le film le couple se joue de ce côté moralisateur prêtant davantage à la dérision avec le personnage de l'institutrice. La fin donne une sorte d'electrochoc qui fait grandir les personnages et leur rappelle dans quel monde ils évoluent après une petite parenthèse enchantée de romance adolescente. La rutpure de ton ne me dérange pas en tout cas. Bon j'ai encore La Fille de ses rêves à voir pour conclure la trilogie !
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Re: Le Cinéma espagnol

Message par Profondo Rosso »

La Fille de tes rêves de Fernando Trueba (1998)

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Une troupe d'acteurs espagnols vient en Allemagne pour un tournage organisé dans le cadre d'une collaboration entre franquistes et nazis. Mais le Dr Goebbels tombe amoureux de l'actrice principale, ce qui va changer les conditions du tournage. Au moment où se déroule le film, la guerre civile fait rage en Espagne.

La Fille de tes rêves vient conclure en beauté la trilogie historique de Fernando Trueba après El año de las luces (1986) et Belle Epoque (1992). L'arrière-plan du récit est toujours l'Espagne des années 30 alors en pleine guerre civile, mais le cadre et le propos se veut cette fois plus ambitieux encore. Le film s'inspire d'évènements réels, à savoir le tournage en Allemagne nazie de deux films par une équipe et des acteurs espagnols, Carmen, la de Triana (1938) et (comme cela se faisait encore) sa version allemande Andalusische Nächte (1938). La vedette féminine des films était Imperio Argentina, chanteuse et actrice argentine installée en Espagne où elle compte notamment Franco parmi ses admirateurs. Le tournage des films est ainsi une manière d'entériner l'accointance entre les régimes franquistes et nazi, Imperio Argentina s'installant en Allemagne sur invitation de Goebbels - ses sympathies douteuses lui valant quelques boycotts lorsqu'elle se produira à l'étranger. Fernando Trueba s'empare donc de cette matière pour un pur récit romanesque.

Nous suivons donc une équipe de tournage fraîchement arrivée en Allemagne, amenant avec eux leurs divergences politiques, la brutalité qu'ils connaissent du régime franquiste qui va se confronter à au nazisme. Le ton se fait dans un premier temps très enlevés, comme une relecture façon film historique de La Nuit américaine. Egos surdimensionnés, petites mesquineries, liaisons plus ou moins secrètes entre les uns et les autres, tout cela se déroule avec mordant dans les dialogues et situations, comme lorsque le très narcissique, macho, et narcissique Julián (Jorge Sanz) devient la cible de la star masculine allemande gay (Götz Otto). Cet élément comique nous introduit cependant le harcèlement dont fera l'objet Macarena (Penelope Cruz en pendant de Imperio Argentina) de la part de Goebbels (Johannes Silberschneider) en personne. L'attrait pour les arts pour le ministre de la Propagande se manifeste ainsi par l'usage de son statut pour coucher avec les actrices en vue. Les personnages sont ainsi déchirés entre les concessions inhérentes à leurs ambitions, toute opposition mettant à mal leur carrière et peut-être même leurs vies. Tout cela se met en parallèle de la situation en Espagne, notamment Macarena contrainte par l'emprisonnement de son père par le régime franquiste et forcée de subir les avances de Goebbels. L'individualisme de la troupe se confronte s'accommode donc de ce contexte, notamment le réalisateur (Blas Fontiveros) lié à Macarena mais la poussant dans les bras de Goebbels.

Peu à peu les protagonistes sont forcés d'observer le monde qui les entoure. Par besoin de figurants hispaniques crédibles, des juifs sont enrôlés et sortis de leurs camps de concentration. Les inégalités de leur traitement frappent ainsi nos héros (un glaçante scène d'assaut de quartier juif ayant précédés) et particulièrement Macarena qui va s'attacher à un d'entre eux Léo (Karel Dobrý). Fernando Trueba joue à plein des ruptures de ton, passant de séquences de tournages flamboyantes, d'apartés comiques hilarants, à de glaçant retour au réel. Lors d'une séquence de comédie musicale pétaradante où Macarena donne de sa personne, elle remarque la mine sinistre des figurants juifs qui dénote dans l'atmosphère ce qui va éveiller son intérêt pour eux. Dans la dernière partie un quiproquo va faire confondre Julián avec un juif évadé et lui faire gouter à la torture ce qui lui vaudra cette réplique aussi savoureuse que glaçante : Torturé, moi, un fasciste !. Sans atteindre la même virtuosité, le film prend un tournant à la To Be or not to be où toute la folie douce des comédiens sert désormais une noble cause en voulant sauver un juif en fuite. Les tonalités loufoques et sérieuses s'équilibrent enfin, la menace fasciste réelle pouvant être surmontée par l'imaginaire et l'excentricité du monde du spectacle. On pourrait se dire qu'il manque une grande scène de mise en abyme mais expliciter cette idée, mais Trueba l'a en fait placée à une échelle plus intime lors d'une des plus belles scènes du film. Ayant appris en coulisse la mort de son père, Macarena doit jouer une scène de deuil par la suite et là Trueba se place à l'échelle parfois manipulatrice du réalisateur (usant du vécu de ses comédiens pour stimuler leur jeu) et de celle totalement empathique qu'exprime le jeu intense de Penelope Cruz à ce moment-là. C'est réellement avec ce rôle que l'actrice devient la grande figure du cinéma espagnol (la collaboration avec Almodovar aura démarré l'année précédente avec En chair et en os (1997) et la reconnaissance internationale arrive l'année suivante dans Tout sur ma mère (1999)). Un idéal de cinéma populaire, romanesque et concerné qui constitue sans doute le plus grand succès (avec Belle Epoque) commercial et critique de Fernando Trueba. Il en donnera une suite tardive en 2016 avec La Reine d'Espagne racontant le retour de Macarena dans l'Espagne franquiste. 5/6

Et pour info un dvd français existe pour celui-là, et le film est disponible avec sa suite sur Amazon Prime mais... En VF ! :twisted:

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