The Irishman (Martin Scorsese - 2019)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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Profondo Rosso
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Re: The Irishman (Martin Scorsese - 2019)

Message par Profondo Rosso »

The Irishman apporte une sorte de point final au cycle mafieux dans la filmographie de Martin Scorsese avec Means Streets (1973), Les Affranchis (1990) et Casino (1995). Chacune de ces œuvres avait contribué à démythifier l’image glorieuse et aristocratique du gangster (véhiculée entre autre par la trilogie du Parrain de Francis Ford Coppola) en le ramenant à une dimension terre à terre. Scorsese liait cet aspect à sa propre expérience des mafieux qu’il observait et enviait, lui le gamin souffreteux, chétif et asthmatique. Ce regard émerveillé était ainsi progressivement contredit pas la violence crasse, la bêtise et la fraternité de façade des malfrats. Means Streets dépeint ainsi les jeunes aspirants mafieux et les petites frappes décérébrées, Les Affranchis les petites mains visant à être caïd et Casino contredisait le clinquant de Las Vegas par les conflits intimes des agents mafieux en place. Chaque film est un écho de l’âge de Scorsese au moment de sa conception et The Irishman (même si le projet fut envisagé depuis longtemps sans réussir à être financé) arrive donc à point nommé avec son ambiance mortifère, sa réflexion sur la mort et le temps qui passe.

Le film adapte le livre I Heard You Paint Houses: FrankThe Irishman’ Sheeran and the Inside Story of the Mafia, the Teamsters, and the Final Ride by Jimmy Hoffa de Charles Brandt, confessions de Frank Sheeran, syndicaliste d’origine irlandaise lié à la mafia et soupçonné d’avoir tué Jimmy Hoffa. On observe sur plusieurs décennies le recrutement, l’ascension et la chute de Frank Sheera, ainsi que la déchéance du monde qui l’entoure. La grande différence avec les précédentes œuvres mafieuse de Scorsese est cette fois l’absence totale de dualité, de bascule de la fascination vers l’ordinaire monstrueux mafieux. Le récit s’ouvre ainsi sur un Frank Sheeran (Robert De Niro) ayant déjà largement atteint l’âge mûr, en tournée de racket et roulant vers un mariage avec son mentor Russ Bufalino (Joe Pesci). Les paysages traversés ramènent Frank à l’époque de son entrée dans le milieu et la voix-off ôte tout panache à ses exactions. Tout contribue à être un miroir en négatif des précédents films de Scorsese. Lorsque Frank va incendier le siège d’une blanchisserie concurrente, Scorsese montre les préparatifs mais laisse une ellipse sur l’action en elle-même, soit tout le contraire d’un fameux arrêt sur image où Henry Hill commettait une exaction similaire dans Les Affranchis. De même quand le système de prêt frauduleux de Jimmy Hoffa (Al Pacino) nous sera montré, on pensera forcément à la séquence où De Niro nous dépeignait les détournements de fonds dans les arrière-salles de Casino. Seulement la virtuosité du film de 1995 s’estompe, que ce soit dans le cadre nettement moins flamboyant, les sommes plus modestes (le travelling sur l’ouverture du coffre-fort) l’aspect négociation de quincailler loin du panache mafieux.

Ces différences tiennent dans l’hésitation et le regret des personnages dans chaque film. L’hésitation est pour le Harvey Keitel de Means Streets encore tiraillé entre religion et destinée criminelle. C’est le regret de l’impunité d’antan qui domine dans Les Affranchis, et un regret à la fois romantique et matériel pour Casino. Il y aura à chaque fois eu une étape exaltante avant d’en arriver à cette résignation quand elle imprègne chaque seconde de The Irishman. Frank n’est qu’un soldat qui agit professionnellement, sans dégout ni passion, là où on l’envoie régler les « problèmes ». Son quotidien est quelconque si ce n’est la lumière qu’y amène le bouillonnant Jimmy Hoffa qui va devenir un ami cher. Ce dernier est cependant condamné à l’image de toutes les figures fantasques associées au faste mafieux, comme Joseph « Crazy Joe » Gallo (Sebastian Maniscalco). Le vrai pouvoir est détenu par les présences momifiées et spectrales de Russ (Joe Pesci remarquable de présence glaciale aux antipodes de ses prestations nerveuses habituelles chez Scorsese) ou« Fat Tony » Salerno (Domenick Lombardozzi). Scorsese déploie donc une sorte de fatalité constante qui s’exprimera sous plusieurs formes. Plusieurs mafieux sont introduits par un panneau qui narre les circonstances de leur future mort, toujours violente. Les éléments de langages criminels nous sont d’abord introduites de manière informative, avant de prendre un sens tragique dans la suite du récit sans que les explications soient nécessaires (la notion de little bit concerned, ou le fatal It is what it is qui clôt toute discussion). Cela s’exprime aussi dans l’intime avec dès l’enfance le regard à la fois apeuré et accusateur que pose Peggy (Anna Paquin faisant passer une sacrée gamme d’émotion dans un rôle muet) sur son père, qui devine les basses besogne qu’il s’apprête ou vient de commettre. Même les effets spéciaux moyennement convaincants de rajeunissement (le visage juvénile de De Niro étant connu de tous dur d’être convaincu, d’autant que sa gestuelle engourdie est bien celle d’un homme de son âge) contribuent finalement à cette atmosphère hantée, étrange et fantomatique. Cette absence d’épique nous fait traverser le récit entre bar, chambre d’hôtel et volant de voiture pour l’essentiel, ce sont l’ordinaire et le pathétique qui dominent. Les personnalités plus attachantes ne valent pas mieux par leurs objectifs narcissiques (Jimmy Hoffa et son leitmotiv It’s my Union !) et les vraies amitiés se soumettent à la loi du milieu.

Le mausolée prend complètement corps dans la dernière demi-heure montrant la déchéance physique, la désespérance morale et la solitude à laquelle sont condamnés les mafieux. Contrairement aux Affranchis ou Casino, il n’y a même pas eu l’illusion d’une vie faste et excitante à laquelle se raccrocher. Mais malgré le peu que tout cela lui aura finalement rapporté et ce qu’il y a perdu, la fidélité stérile aux codes est de mise pour Sheeran qui restera silencieux sur ce qu’il est advenu de Jimmy Hoffa. Ce ne sont pas les thèses et/ou explications sur certaines exactions médiatiques qui importe ici (JFK possiblement assassiné par la Mafia, James Ellroy était déjà passé par là et le sort d’Hoffa même sans preuve était logique) mais la vacuité de ces actes quand arrive la fin. 5/6
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Re: The Irishman (Martin Scorsese - 2019)

Message par Ouf Je Respire »

Très belle critique Profondo Rosso. :D D'autant plus que je souscrit entièrement à ton avis. Cette sensation pathétique de décomposition dès le début du film, je ne l'ai ressentie ainsi qu'avec un seul autre film: le "Casanova" de Fellini.
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Re: The Irishman (Martin Scorsese - 2019)

Message par Ouf Je Respire »

https://www.franceculture.fr/emissions/ ... embre-2019

Pas sûr d'être d'accord sur tout, mais chronique intéressante tout de même. Et bien vu,
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le plan-séquence inaugural se déplaçant telle la Faucheuse!
!
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Re: The Irishman (Martin Scorsese - 2019)

Message par Flol »

Supfiction a écrit :

Vous en pensez quoi ?
On retrouve davantage le vrai visage du jeune De Niro, la vraie réussite est là, mais c'est quand même mega lissé. Sur quelques scènes courtes dans la vidéo, ça peut passer ; mais sur l'ensemble du film, j'ai un gros doute.
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Re: The Irishman (Martin Scorsese - 2019)

Message par Shinji »

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Re: The Irishman (Martin Scorsese - 2019)

Message par Outerlimits »

Flol a écrit :
Supfiction a écrit :

Vous en pensez quoi ?
On retrouve davantage le vrai visage du jeune De Niro, la vraie réussite est là, mais c'est quand même mega lissé. Sur quelques scènes courtes dans la vidéo, ça peut passer ; mais sur l'ensemble du film, j'ai un gros doute.
Je trouve que c'est bien mieux et plus fidèle au niveau de la morphologie du visage. On a beaucoup plus l'impression de voir De Niro dans sa jeunesse (dans le Scorsese on a toujours l'impression du poids de l'âge, quelque soit le grimage numérique). Effectivement c'est trop lissé et voyant mais malgré les défauts évidents j'aurais préféré voir ce travail sur le film.
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Supfiction
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Re: The Irishman (Martin Scorsese - 2019)

Message par Supfiction »

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Re: The Irishman (Martin Scorsese - 2019)

Message par shubby »

Je repense souvent à ce film. On minimise trop l'ampleur du jeu et du sens de l'affrontement De Niro / Pacino ici, bcp plus chargé que ds Heat. Voilà voilà. C'était pour dire.
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Re: The Irishman (Martin Scorsese - 2019)

Message par The Eye Of Doom »

C’etait pour dire… qu’il manque toujours une edition bluray avec sstf….
Toujours pas vu du coup
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Re: The Irishman (Martin Scorsese - 2019)

Message par Alexandre Angel »

The Eye Of Doom a écrit : 5 avr. 22, 20:32 C’etait pour dire… qu’il manque toujours une edition bluray avec sstf….
Toujours pas vu du coup
Et je suis inquiet par rapport au prochain, parce que s'il est sur une plateforme (autre que Netflix), il est hors de question que je reprenne un abonnement exprès.
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

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Re: The Irishman (Martin Scorsese - 2019)

Message par Truffaut Chocolat »

Faire un film avec ses potes de jeunesse à presque 80 ans, façon cinéma indé ou presque, c'est à la fois ce qu'il y a de plus beau dans Irishman et sa plus grande faiblesse.

J'ai souvent eu l'impression de regarder Robert de Niro jouer un personnage interprété par Robert de Niro dans un film de Martin Scorsese donnant la réplique à Joe Pesci jouant un personnage interprété par Joe Pesci, alors sur 3h, ça fait beaucoup. En bouclant la boucle de cette façon, on a aussi le sentiment de voir un film qui propose un commentaire sur la propre filmographie de son créateur et de ses acteurs. Le problème, c'est qu'aucun maquillage ne peut cacher la vieillesse, parce qu'on ne peut pas demander à un vieux de se déplacer comme un jeune, de se mouvoir comme un jeune, de parler comme un jeune. Les gangsters chez Scorsese parlaient avec un débit de mitraillette, se coupaient la parole, se vannaient, rigolaient (beaucoup), ils étaient aussi parfois bornés, impulsifs, avec un melon énorme et c'est pour ça qu'on pouvait les trouver sympathiques, charismatiques ou séduisants, même s'ils se butaient à la fin.
Ici il ne reste plus rien, c'est comme si Marty faisait son Impitoyable, ses personnages sont anti-charismatiques, ils n'ont pas ce côté jouisseur-flambeur ni même les motivations qui pouvaient parfois faire penser à de l'anarchisme ultra-droite (puisque le système nous vole alors on va le voler en retour, tant pis si on crève on en aura profité). :mrgreen: Joe Pesci avec son look d'expert comptable de franchise en carrosserie, Bobby, Keitel, ne rigolent jamais. Ils font les comptes. Il n'y a aucune vie là-dedans.

C'est (un peu) ce que l'histoire nous raconte, puisque Sheeran finira littéralement enfermé dans un espace dénué de vie. Dommage que les interventions du prêtre en rajoutent une couche sur la soif de rédemption que l'on comprend au fur et à mesure que l'on se rapproche de la fin (et de sa fin). Quand Bobby plisse les yeux au détour d'une conversation tout est dit, déjà. J'ai adoré cette scène malheureusement trop courte où il revient vider les cendriers dans la maison de sa femme.

Je le reverrai sans doute mais pas tout de suite. Le geste est, encore une fois, génial et sortir un truc pareil dans le contexte actuel c'est un sacré braquage.
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Re: The Irishman (Martin Scorsese - 2019)

Message par shubby »

"What's done is done." Leitmotiv du film. Dans quelle mesure Scorcese causerait de lui-même là-dedans, je ne saurais dire.
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Alexandre Angel
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Re: The Irishman (Martin Scorsese - 2019)

Message par Alexandre Angel »

Truffaut Chocolat a écrit : 17 avr. 22, 11:16 Le problème, c'est qu'aucun maquillage ne peut cacher la vieillesse, parce qu'on ne peut pas demander à un vieux de se déplacer comme un jeune, de se mouvoir comme un jeune, de parler comme un jeune.
On en a beaucoup parlé et on en reparlera encore, ce n'est pas grave, mais je pense que Scorsese, qui n'aime pas les films à effets spéciaux contemporains mais qui aime néanmoins les effets spéciaux dans l'absolu, comme survivance illusionniste à la Méliès (et je ne redirais jamais assez que le cinéaste est un des meilleurs utilisateurs de CGI qui existent, si, si, je le pense très fort) ne cherche pas à ce que l'illusion de la jeunesse soit efficiente. Je ne dis pas non plus qu'il cherche le contraire, au vu de ce que ça a du coûter, faut pas déconner non plus.
Je pense qu'il a surtout cherché à expérimenter une technologie qui lui a semblé convenir au sujet. La question ne se pose pas, et on ne le saura jamais, mais avoir un De Niro (entre autres) totalement "réussi" (les guillemets sont importants), réellement juvénile dans sa finition, aurait dénaturé la nature profonde du projet.
The Irishman est un récit du point de vue de la vieillesse, projeté depuis un EHPAD, dont le protagoniste-vieillard (plus vieux que le vrai De Niro, maquillé en amont comme en aval) visite son passé dans son corps de vieux comme le faisaient, vous savez, ces personnages de films qui assistent à leur passé, en tant que témoins invisibles, indétectables et muets (moi, vieux, présent dans la chambre de mon enfance, regardant avec un air mélancolique le petit garçon que j'étais en train de jouer aux petites voitures).
Alors dans le cas de The Irishman, il n'y a pas dédoublement mais l'impression est très forte, pour moi, que des vieux, "mal" maquillés en jeune, revisitent leur passé affublés de leur masque numérique.
Je ne crois pas que cela ait été totalement voulu mais, à mon sens, le film est tellement magistral dans son scénario et son écriture, que même ces scories techniques (et dans quel Scorsese n'y a t-il aucune scorie formelle ?) peuvent absorber le grand mouvement thématique impulsé par le film, comme ces impuretés de surface, charriées, parfois, par de grands fleuves.
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

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Ouf Je Respire
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Re: The Irishman (Martin Scorsese - 2019)

Message par Ouf Je Respire »

Alexandre Angel a écrit : 17 avr. 22, 15:36 comme ces impuretés de surface, charriées, parfois, par de grands fleuves.
Joli.
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