L.627 (Bertrand Tavernier - 1992)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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Thaddeus
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L.627 (Bertrand Tavernier - 1992)

Message par Thaddeus »

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Mais que fait la police ?


Et vlan, les pieds dans le plat ! Telle fut la réaction qui accompagna la sortie du réquisitoire de Bertrand Tavernier. Une attitude qui pouvait aussi bien se lire comme une marque d’admiration que comme un symptôme d’agacement (de la part du Ministère de l’Intérieur, surtout). Depuis, plus d’un quart de siècle tumultueux coulé sous les ponts, et il est assez saisissant de confronter le discours et la résonance du film à l’aune de la réalité française d’aujourd’hui — délinquance, prévention, insécurité, autant de points de crispation (ils sont nombreux) qui scarifient notre société sous haute tension. L.627, donc, a causé un joli barouf dans le Landerneau d’état. C’est un procès-verbal au vinaigre qui est venu relever la sauce souvent tiédasse d’un cinéma-mironton. Un film qui a une odeur, celle de la ville quand elle ne dort pas, des rues mal lavées, des chambres trop petites. Un film qui va à cent à l’heure mais ne s’essouffle pas, court, cavale et castagne. Un film têtu comme son héros mal rasé, teigneux et tendre parfois, pas gentil mais amical au fond, coléreux surtout. Drôle de titre, un article du Code de la santé publique qui régit la pénalisation du trafic de stupéfiants. Drôle d'idée, fourrer son nez dans la dope, ou plutôt dans les services de police chargés d'en réprimer l'usage. Résultat : une charge pamphlétaire contre l’indifférence institutionnalisée, un constat ahurissant sur les carences, le laxisme et l'inefficacité des polices en question. Une sorte de "J'accuse" électrique et furibard où Tavernier, tel le Guignol lyonnais bastonnant le gendarme en bicorne, s'en prend à la situation jamais vue et totalement ignorée d'une flicaille en mal de tout : de stratégie, de moyens, d’effectifs, de ligne politique claire. Pour autant, l’entreprise n'a rien d'une simple vision courtelinesque. Elle est soucieuse de détails justes, au coude à coude avec la réalité du bitume, des longues heures de planque, des "Algecos" qui servent de commissariats, des squats pourris et des putes toxicos. Une jungle bien moins exotique que le grand écran ne la montre d'ordinaire. Ici, les inspecteurs sont presque aussi prolos que les gens qu'ils traquent, sauf qu'eux ne s'enrichissent pas, ils végètent ou se découragent. Plutôt qu’au Traffic réalisé par Steven Soderbergh huit ans plus tard, c’est à un grand nom du cinéma américain que l’on pense : Sidney Lumet, et avec lui le souvenir de Serpico ou du Prince de New York, ces vastes tableaux policiers, amers et hyperréalistes, où l’urgence du combat le dispute à l’âpreté de l’état des lieux.


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Tavernier a travaillé de longs mois sur le terrain, cela crève les yeux. Il dresse le portrait d’une France urbaine, la capitale au premier chef, dévastée par un fléau nommé la drogue, et plus particulièrement le crack. En face, quelques individus font leur boulot dans des conditions le plus souvent précaires, voire déplorables. Voilà justement le sujet de L.627 : le travail. Et plus précisément le travail vu sous l'angle des gestes. Le film appartient à une tradition behavioriste qui déjoue les meilleures (entendre : les plus périlleuses) intentions. Tout simplement parce que ce que capte le mieux un artisan, ce sont d'autres artisans dans l'exercice de leurs fonctions. Enquête à l’arraché sur la brigade des stups parisienne, l’œuvre porte au front les marques d’un bel effort de cinéaste : modestie face à son sujet, sobriété de ton, correction envers ses personnages. L'un d'eux, Lulu, est notre plaque photosensible sur cet univers inconnu. D'abord muté dans un commissariat ou il reste le cul sur sa chaise à recueillir des dépositions (savoureuse galerie de portraits), il retrouve vite son terrain de chasse : la rue. Il intègre la 11ème Division de la Police Judiciaire sous les ordres d'un commissaire qui l'apprécie à sa juste valeur. Avec sa moustache à la Groucho, ses lunettes, son éternel blouson en jean et son entêtement, Lulu bosse dix-huit heures par jour et va bousculer les petites habitudes de ses nouveaux collègues. Il y a là Dodo, le chef, un gamin de quarante ans qui joue encore au pistolet à eau ; Manuel, le cossard amateur d’apéros, tire-au-flanc mais sympathique ; Marie, la jeune fliquette ; Antoine, le sérieux ; et Vincent, le pur, qui continue de croire qu'on peut obtenir des résultats en restant dans la stricte légalité. Croqués au scalpel, tous s'entrecroisent avec une telle vitalité que la mise en scène demeure invisible, alors même que Tavernier donne à chacun de ses excellents comédiens la chance épatante, et souvent drôle, de dévoiler plusieurs facettes. Tour à tour râleurs, consciencieux, efficaces, laborieux, pas prétentieux, guettés qui par le démon du corporatisme, qui par la course aux statistiques, qui par le raccourci de l'idée générale. On les suit dans les instants de désespoir et les fréquents moments de rigolade, dans la saloperie modeste des rapports humains, les mesquineries des gradés, les délires bureaucratiques.

Il n’y dès lors pas beaucoup de frontières entre le jour et la nuit, le bien et le mal, les flics et les truands. Pas non plus de véritable héros, bien que le long-métrage soit centré sur la trajectoire de Lulu. Certes, l’opiniâtreté professionnelle de ce dernier, sans cesse castrée par une hiérarchie plus ou moins malveillante, est en soi héroïque. Mais dans la mesure où celui qui l’inspire, Michel Alexandre, est aussi celui qui a tuyauté le réalisateur, l’effet global s’apparente bien plus à un reportage qu’à un film policier classique. L’effet roue libre et l’accumulation de détails donnent une chair au propos : les formulaires inadéquats mais régulièrement distribués par le même fonctionnaire, le manque de crédits qui fait du moindre objet un trésor, les inepties en pagaille qui émaillent le règlement, comme celle exigeant qu'on fasse le plein d'un réservoir qui fuit avant d'amener la voiture à l'atelier de réparation… Les opérations de police sont filmées le plus concrètement possible, avec un rythme, une énergie permanents. Derrière elles, il y a tout un peuple de dealers, de drogués, d'indics, pour la plupart zaïrois ou antillais. Car c'est à une matière sociale absolument brûlante que Tavernier s'affronte. Le récit plonge sans timidité ni complaisance dans les zones de turbulence où ça cogne et où ça trafique. Pour les revendeurs, Lulu est sans pitié. Un jour, fou de rage, il tabasse un Arabe après lui avoir montré la photo d'un jeune en train de crever d'une overdose. Vincent, choqué, l'accuse de détester les Arabes. "Quel Arabe ? crie Lulu. Y a pas d'Arabes, y a que des dealers !" Cette fureur, c'est celle de Tavernier qui, on le sait, a le cœur à gauche, et qu’aucun de ceux qui le connaissent ne pourrait accuser de racisme. Son approche est fondamentalement honnête, chose malaisée quand la réalité impose de montrer que, oui, beaucoup de Blacks et de Beurs sont impliqués dans les affaires de drogue. Ce n’est ni gai ni optimiste, c’est comme ça. Trop de films de bonne conscience se voilent la face au moment où la vérité fait mal. Il n’est d’ailleurs pas interdit de voir en L.627 le premier à être délibérément critique contre une certaine bonne tenue humaniste de notre cinéma. Quelle que soit sa couleur, un dealer est un dealer. Quel que soit le parti au pouvoir, on doit dénoncer le marasme économique ou déontologique de l’administration. De fait, il était salutaire, républicain et même ultra-civique qu'un cinéaste français désigne avec fougue et véhémence, sans craindre le prêt-à-penser, les conditions d'une police médiocre et démunie. Qu'il prenne à témoin le pays sous un gouvernement socialiste, c'est une façon de balayer devant sa porte pour ne pas laisser aux poujadismes de tout poil le plaisir de le faire après-coup.


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Dans son principe, l’œuvre s'inscrit dans la longue lignée des films français qui ont depuis longtemps tenté de développer leur récit au sein d’un milieu crûment décrit — du Police de Pialat (sans doute la tentative la plus radicale) à Roubaix, une Lumière de Desplechin, en passant par Beauvois (Le Petit Lieutenant) ou Maïwenn (Polisse), sans parler des innombrables séries télévisées. Les protocoles de la fiction disparaissent au profit de codes plus documentaires, les signes se brouillent, les repères de genre s’effacent, et la forme n'est plus garante d'un rapport convenu à la réalité. À cela s'ajoute la dramaturgie particulière de Tavernier, qui ne suit pas une ligne classique de développement et de clôture. Le début et la fin du récit n'interviennent pas à des moments-clés de l'histoire, les fils narratifs ne se nouent pas forcément, les informations ne sont pas distribuées selon les nécessités d'une intrigue majeure. Certains personnages, certains comportements restent obscurs, les scénaristes s'amusant en particulier à laisser dans l'ombre toute explication concernant Cécile, son histoire et ses antécédents : une prostituée séropositive, mue par sa lucidité, son ironie sur elle-même, son chagrin serein, qui noue une amitié amoureuse avec Lulu et échappe à tout regard sordide. Même approche avec l’épouse du héros, qui sait que leur mariage est foutu mais continue de se bagarrer en silence, douce, savante sur les vacheries de l’existence. Un autre exemple est encore fourni avec Marie, femme flic à la fois connasse et courageuse, cassante et sympa (en un mot : vraie), typhon blond de vitalité à laquelle Charlotte Kady apporte un charme naturel qu'elle sait ne pas déguiser. C'est l'une des grandes réussites du film que d'avoir pu ainsi inscrire les trois personnages féminins en pointillé, ce qui revient à faire affleurer certains sentiments, à suggérer des histoires, à la marge d'une fresque qui ne pourrait les accepter que très conventionnement. Ils sont pris aux moments faibles, dans l'entre-deux, sans que la narration soit obligée d’agencer coups de foudre ou déchirures. La construction alterne les scènes d'action et les moments d'émotion plus fragile sans avoir à leur trouver de continuité, à en expliciter le voisinage. Les films français de qualité qui parlent de la société contemporaine ne trouvent pas souvent le public qu'ils méritent. La faute, peut-être, à une dramatisation insuffisante, à une forme qui ne contribue pas à rendre abordables des sujets considérés comme "difficiles". Ce n'est pas un reproche, ce ne devrait pas être non plus un satisfecit. L.627 est l’un des rares spécimens à avoir su conjuguer si brillamment, et avec une telle intégrité, l’ardeur et l’intelligence, l’acuité et la conviction, la rigueur et la générosité.


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Dernière modification par Thaddeus le 3 avr. 23, 21:39, modifié 3 fois.
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Jeremy Fox
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Re: L.627 (Bertrand Tavernier - 1992)

Message par Jeremy Fox »

Superbe hommage à ce très grand film 8)
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Watkinssien
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Re: L.627 (Bertrand Tavernier - 1992)

Message par Watkinssien »

Oui beau texte, encore une fois! :)

Un excellent Tavernier, en effet. Fort, terriblement humain, sans concessions. Où l'on sent une authenticité, un travail de recherche sincère et intègre.
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Spongebob
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Re: L.627 (Bertrand Tavernier - 1992)

Message par Spongebob »

Bravo pour ce superbe texte Thaddeus. Je suis étonné de voir un topic aussi vide pour ce superbe film que j'ai découvert hier soir. Peut-être parce que tu as parfaitement retranscrit toutes les qualités exceptionnelles qui l'habitent.
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Jeremy Fox
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Re: L.627 (Bertrand Tavernier - 1992)

Message par Jeremy Fox »

Suite et presque fin de notre hommage à Bertrand Tavernier avec La chronique classikienne de ce film par Philippe Paul
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