Jusqu'à la garde (Xavier Legrand - 2017)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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LordAsriel
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Jusqu'à la garde (Xavier Legrand - 2017)

Message par LordAsriel »

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Attention, je spoile un peu.

Dans l'idéal, il serait sans doute bon d'aborder l'électrochoc que constitue le film de Xavier Legrand vierge de toute information sur l'évolution du récit, et avec tout au plus en tête ce qu'annonce le pitch - ainsi que l'un des sens du titre : on aurait donc affaire à un obscur drame familial, dans lequel seraient narrées une bataille pour la garde d'un enfant, la confrontation problématique de deux parents partageant un passé commun trouble et douloureux, et la souffrance de l'enfant écartelé au milieu du conflit... Le problème, c'est qu'avec la médiatisation du film, tout le monde ou presque est plus ou moins au courant qu'il est question ici de maltraitance conjugale et de violence faite aux femmes...
Enfin c'est un problème tout relatif tant la réussite éclatante du film dépasse la bonne illustration d'un fait de société.

Il existe une polémique autour de ce long-métrage et de son prétendu manichéisme. Parce qu'il y est question d'un homme violent, le film est accusé de prendre parti et de manquer de discernement en diabolisant la figure masculine.
Non, mais allo ? :mrgreen: Déjà, l'accusation d'essentialisation ne tient pas debout une minute, ne serait-ce que parce qu'il existe un personnage masculin adulte lumineux (Samuel, le petit ami de la fille du couple). Ensuite, il me semble que la peur de la simplification qu'expriment certains relève d'une dérive intellectuelle que j'aimerais illustrer à travers une courte anecdote - certes un peu éloignée du film, mais pas tant que ça, finalement... J'ai une amie chargée de TD à l'université en Histoire. Elle m'a raconté qu'un jour, elle avait corrigé une copie en lien avec la Seconde Guerre mondiale ; or lorsque la figure d'Hitler y était évoquée, c'était systématiquement pour l'aborder de façon un peu biaisée, allusive, pas claire... Lorsque mon amie a demandé à son étudiant pourquoi ces choix, il lui a répondu qu'il ne voulait pas faire apparaître le Führer "comme un méchant" ! Eh, bien il me semble que cet étudiant souffrait du même symptôme que ceux qui ont peur de tomber dans le simplisme en faisant apparaître le mal pour ce qu'il est.

Et j'ai envie de dire que c'est peut-être précisément ce qui fait la réserve des autres qui me dit à moi que Jusqu'à la garde n'est pas simplement bon mais grand. Le récit part sur une zone d'indécision, parce que pendant plusieurs minutes, extraire la vérité des témoignages de chacun des personnages, au milieu de la procédure de séparation et de partage des biens, constitue une vraie gageure.
Cependant, il me semble que rester sur l'ambiguïté explicite de départ (et qui est absolument essentielle dans l'articulation du propos du film) aurait été au mieux un aveu d'impuissance à produire du discours sur un sujet aussi complexe et brûlant, au pire une facilité d'auteur qui veut t'expliquer sur le mode dialectique qu'il n'y a jamais un bon et un mauvais camp.

Or le film est beaucoup plus intelligent que cela, et la maestria de son propos se situe d'abord dans la multiplication des éclairages qu'il donne à son récit.
En premier lieu, à travers la séquence d'introduction, puis les premières scènes du film, il nous place dans la position du juge d'instruction. En tant qu'arbitre extérieur à la situation, nous sommes confrontés à une responsabilité vertigineuse ; et le dilemme qui se pose (risquer de briser les liens entre un père et son fils / risquer d'abandonner un enfant à un ogre) ne s'évanouit pas lorsque les natures véritables des uns et des autres se révèlent. En l'occurrence, il est impossible, depuis l'extérieur d'accéder à l'intimité profonde d'une famille déchirée telle que celle qui nous est donnée à voir, et de toucher ce que tout le film suggère du passé commun des membres de ce clan sans réellement le montrer. La suite suggère une mauvaise estimation des données en sa possession et un mauvais choix de la juge, mais à vrai dire n'exclut rien d'un autre possible, pas forcément moins dramatique sur la base d'apparences communes.

Surtout, le film n'est que l'exploration d'un champ de ruines : tous les personnages sont ravagés, et une constellation savante de pistes est dessinée autour des dégâts de leurs âmes. La mère semble en partie dépossédée d'une force vive lui permettant de faire face autrement que par le silence et l'évitement à un homme qui l'a détruite ; la fille se réfugie dans un ailleurs et dans l'édification d'un couple antithétique à celui qu'elle a eu pour modèle, au risque de se brûler les ailes (géniale scène dans les toilettes du lycée, mais déjà génial plan du baiser dévorant qui dit tout sur le personnage) ; le fils compose avec les mensonges de chacun à travers ses propres secrets et aménagements de la vérité, au point peut-être de sombrer dans le mensonge pathologique ; le père, incapable de se projeter dans la souffrance des autres comme de saisir la portée de ses comportements sur autrui, est l'artisan de sa propre déchéance en même temps que de celle de ses proches, et semble lui-même s'être construit au sein d'un univers nauséabond...
Ces pistes, si elles sont filées par le film, ne sont jamais ni certaines ni suffisantes pour comprendre la totalité de la situation (se rappeler le plan final depuis le point de vue de la voisine, qui résume toute cette problématique avec une puissance d'évocation cinématographique dingue), mais elles permettent en tout cas de comprendre à quel point l'histoire de cette famille est complexe, et à quel point les racines du mal qui ronge chacun sont refoulées dans des névroses et des psychoses qu'on ne peut pas réduire à des oppositions faciles entre la sanité d'esprit et la folie, entre la gentillesse et la méchanceté...
Je trouve très courageux par exemple de montrer l'explosion inévitable d'Antoine, le père, comme un burn out - c'est-à-dire comme le résultat d'un ensemble de frustrations ingérables pour lui, et dont il lui faut se purger à un moment. Bien entendu, le personnage est monstrueux, impardonnable, cliniquement dérangé. Mais c'est aussi un être humain dans toute la complexité de ses interactions avec les autres, et le film n'oublie jamais cette donnée.

En ce sens, faire de ce père un croque-mitaine dans la dernière ligne droite, non seulement n'enlève absolument rien à la subtilité du propos, mais en plus c'est un choix important parce que le sujet du film, c'est le danger. Antoine en incarne un visage, tétanisant, impensable et pourtant malheureusement conforme à une certaine réalité. Le film aurait pu prendre le choix d'une autre réalité et montrer un autre visage. Il n'aurait peut-être pas été moins pertinent, je n'en sais rien. Mais ne pas montrer cette face des relations humaines pour s'en tenir à l'ambiguïté qui irrigue les premières scènes du film, c'était en rester à de la théorie fumeuse et demeurer le cul entre deux chaises. Pour moi, c'est un véritable tour de force, cette forme d'esthétique parfaite que trouve Legrand, et qui réconcilie la pure efficacité cathartique du film de genre avec la pure puissance rhétorique du film d'observation anthropologique et sociale.
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Re: Jusqu'à la garde (Xavier Legrand - 2018)

Message par Max Schreck »

Je lis un peu en diagonale parce que je voudrais pas trop me spoiler le truc, mais les retours ont l'air assez positifs, le film semble fort et ça m'intrigue pas mal. Je m'étonne donc qu'il ne soit pas davantage défendu ici.
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Re: Jusqu'à la garde (Xavier Legrand - 2018)

Message par Nestor Almendros »

Merci d'avoir créé ce topic pour ce film qui est, pour moi, le meilleur film français vu depuis belle lurette (mais j'ai laissé passer beaucoup de choses depuis 2-3 ans donc...) et sans doute l'un des meilleurs de l'année.

Pour faire rapide, j'admire l'écriture, cette situation très simple qui reflète une condition beaucoup plus universelle. Même si je regrette un chouïa le glissement du mari, sur la fin, très efficace cinématographiquement, mais un peu réducteur dans sa portée de sens, sans doute. Histoire de chipoter...
J'aime surtout l'immersion totale que le réalisateur instaure au spectateur, dès la première scène. On est dans la peau de cette famille et en particulier de cette femme, prise au piège, maladroite, tétanisée aussi (elle se mure dans le silence, certes, mais elle a juste peur de cet homme massif qui sait qu'il a le dessus psychologiquement).
Je reste très admiratif de ce que Legrand parvient à faire ressentir au spectateur pendant le film : une emprise, un danger, une menace qui peut débouler à tout moment. Ca, c'est très bien fait, et c'est permanent, pas seulement pendant une scène mais durant tout le film. Et pour un premier film, c'est impressionnant de maitrise, très cinématographique : pensé, mesuré, sans effets. Un réalisateur à suivre de très près. Je l'ai rencontré avant de voir son film, il y a quelques semaines, quel dommage, j'aurais eu tant de compliments à lui faire si j'avais vu Jusqu'à la garde...

Courez-y, vous ne le regretterez pas!!!
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Flol
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Re: Jusqu'à la garde (Xavier Legrand - 2018)

Message par Flol »

Tendu comme un string du début à la fin, aussi haletant que glaçant. Monstrueux Ménochet.
Après, je me demande si le film n'est pas plus efficace sur le moment que sur la durée. Le dernier quart d'heure est terrifiant, on en ressort les jambes flageolantes...mais paradoxalement, quelques heures après en être sorti, je me rends compte qu'il ne m'en reste plus grand-chose.
Si ce n'est cette impression d'avoir vu un premier film français extrêmement maîtrisé (quelle direction d'acteurs :shock:).
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Re: Jusqu'à la garde (Xavier Legrand - 2018)

Message par Ouf Je Respire »

Punaise, je viens de réaliser que le réal était dans la même classe de CM1 et CM2 que moi, dans un trou paumé au fond du Berry. Je n'avais pas revu son visage depuis 30 ans. :shock:
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Coxwell
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Re: Jusqu'à la garde (Xavier Legrand - 2018)

Message par Coxwell »

LordAsriel a écrit :Image
Attention, je spoile un peu.

Dans l'idéal, il serait sans doute bon d'aborder l'électrochoc que constitue le film de Xavier Legrand vierge de toute information sur l'évolution du récit, et avec tout au plus en tête ce qu'annonce le pitch - ainsi que l'un des sens du titre : on aurait donc affaire à un obscur drame familial, dans lequel seraient narrées une bataille pour la garde d'un enfant, la confrontation problématique de deux parents partageant un passé commun trouble et douloureux, et la souffrance de l'enfant écartelé au milieu du conflit... Le problème, c'est qu'avec la médiatisation du film, tout le monde ou presque est plus ou moins au courant qu'il est question ici de maltraitance conjugale et de violence faite aux femmes...
Enfin c'est un problème tout relatif tant la réussite éclatante du film dépasse la bonne illustration d'un fait de société.

Il existe une polémique autour de ce long-métrage et de son prétendu manichéisme. Parce qu'il y est question d'un homme violent, le film est accusé de prendre parti et de manquer de discernement en diabolisant la figure masculine.
Non, mais allo ? :mrgreen: Déjà, l'accusation d'essentialisation ne tient pas debout une minute, ne serait-ce que parce qu'il existe un personnage masculin adulte lumineux (Samuel, le petit ami de la fille du couple). Ensuite, il me semble que la peur de la simplification qu'expriment certains relève d'une dérive intellectuelle que j'aimerais illustrer à travers une courte anecdote - certes un peu éloignée du film, mais pas tant que ça, finalement... J'ai une amie chargée de TD à l'université en Histoire. Elle m'a raconté qu'un jour, elle avait corrigé une copie en lien avec la Seconde Guerre mondiale ; or lorsque la figure d'Hitler y était évoquée, c'était systématiquement pour l'aborder de façon un peu biaisée, allusive, pas claire... Lorsque mon amie a demandé à son étudiant pourquoi ces choix, il lui a répondu qu'il ne voulait pas faire apparaître le Führer "comme un méchant" ! Eh, bien il me semble que cet étudiant souffrait du même symptôme que ceux qui ont peur de tomber dans le simplisme en faisant apparaître le mal pour ce qu'il est.

Et j'ai envie de dire que c'est peut-être précisément ce qui fait la réserve des autres qui me dit à moi que Jusqu'à la garde n'est pas simplement bon mais grand. Le récit part sur une zone d'indécision, parce que pendant plusieurs minutes, extraire la vérité des témoignages de chacun des personnages, au milieu de la procédure de séparation et de partage des biens, constitue une vraie gageure.
Cependant, il me semble que rester sur l'ambiguïté explicite de départ (et qui est absolument essentielle dans l'articulation du propos du film) aurait été au mieux un aveu d'impuissance à produire du discours sur un sujet aussi complexe et brûlant, au pire une facilité d'auteur qui veut t'expliquer sur le mode dialectique qu'il n'y a jamais un bon et un mauvais camp.

Or le film est beaucoup plus intelligent que cela, et la maestria de son propos se situe d'abord dans la multiplication des éclairages qu'il donne à son récit.
En premier lieu, à travers la séquence d'introduction, puis les premières scènes du film, il nous place dans la position du juge d'instruction. En tant qu'arbitre extérieur à la situation, nous sommes confrontés à une responsabilité vertigineuse ; et le dilemme qui se pose (risquer de briser les liens entre un père et son fils / risquer d'abandonner un enfant à un ogre) ne s'évanouit pas lorsque les natures véritables des uns et des autres se révèlent. En l'occurrence, il est impossible, depuis l'extérieur d'accéder à l'intimité profonde d'une famille déchirée telle que celle qui nous est donnée à voir, et de toucher ce que tout le film suggère du passé commun des membres de ce clan sans réellement le montrer. La suite suggère une mauvaise estimation des données en sa possession et un mauvais choix de la juge, mais à vrai dire n'exclut rien d'un autre possible, pas forcément moins dramatique sur la base d'apparences communes.

Surtout, le film n'est que l'exploration d'un champ de ruines : tous les personnages sont ravagés, et une constellation savante de pistes est dessinée autour des dégâts de leurs âmes. La mère semble en partie dépossédée d'une force vive lui permettant de faire face autrement que par le silence et l'évitement à un homme qui l'a détruite ; la fille se réfugie dans un ailleurs et dans l'édification d'un couple antithétique à celui qu'elle a eu pour modèle, au risque de se brûler les ailes (géniale scène dans les toilettes du lycée, mais déjà génial plan du baiser dévorant qui dit tout sur le personnage) ; le fils compose avec les mensonges de chacun à travers ses propres secrets et aménagements de la vérité, au point peut-être de sombrer dans le mensonge pathologique ; le père, incapable de se projeter dans la souffrance des autres comme de saisir la portée de ses comportements sur autrui, est l'artisan de sa propre déchéance en même temps que de celle de ses proches, et semble lui-même s'être construit au sein d'un univers nauséabond...
Ces pistes, si elles sont filées par le film, ne sont jamais ni certaines ni suffisantes pour comprendre la totalité de la situation (se rappeler le plan final depuis le point de vue de la voisine, qui résume toute cette problématique avec une puissance d'évocation cinématographique dingue), mais elles permettent en tout cas de comprendre à quel point l'histoire de cette famille est complexe, et à quel point les racines du mal qui ronge chacun sont refoulées dans des névroses et des psychoses qu'on ne peut pas réduire à des oppositions faciles entre la sanité d'esprit et la folie, entre la gentillesse et la méchanceté...
Je trouve très courageux par exemple de montrer l'explosion inévitable d'Antoine, le père, comme un burn out - c'est-à-dire comme le résultat d'un ensemble de frustrations ingérables pour lui, et dont il lui faut se purger à un moment. Bien entendu, le personnage est monstrueux, impardonnable, cliniquement dérangé. Mais c'est aussi un être humain dans toute la complexité de ses interactions avec les autres, et le film n'oublie jamais cette donnée.

En ce sens, faire de ce père un croque-mitaine dans la dernière ligne droite, non seulement n'enlève absolument rien à la subtilité du propos, mais en plus c'est un choix important parce que le sujet du film, c'est le danger. Antoine en incarne un visage, tétanisant, impensable et pourtant malheureusement conforme à une certaine réalité. Le film aurait pu prendre le choix d'une autre réalité et montrer un autre visage. Il n'aurait peut-être pas été moins pertinent, je n'en sais rien. Mais ne pas montrer cette face des relations humaines pour s'en tenir à l'ambiguïté qui irrigue les premières scènes du film, c'était en rester à de la théorie fumeuse et demeurer le cul entre deux chaises. Pour moi, c'est un véritable tour de force, cette forme d'esthétique parfaite que trouve Legrand, et qui réconcilie la pure efficacité cathartique du film de genre avec la pure puissance rhétorique du film d'observation anthropologique et sociale.
Comparaison scabreuse dans l'ensemble, car l'histoire, à l'inverse de l'art, est science et donc pas dans la démarche de l'évaluation morale. Il n'y a pas de jugement de valeur en histoire mais la description d'une situation à travers son champ de causalité, son déroulé, dans une précision la plus complète possible dans l'état des connaissances et de l'épistémologie du moment. Je n'ai jamais écrit, lu, corrigé une copie dans laquelle j'ai évalué la pertinence de dire qu'Hitler est "horrible, mal, ou un personnage détestable". Ce n'est pas le lieu de l'histoire, d'une copie, ou d'un essai à ce sujet. Je suis bien étonné qu'une jeune chargée de TD puisse s'en offusquer si tel est la situation réellement produite.

Quant au film, je suis bien malheureux de ne pas y avoir trouvé ce qui a été décrit précédemment. La subtilité supposée de l'écriture et des errements du spectateur quant aux justifications des uns et des autres dans leurs difficultés, malversations, manipulations... n'est pas particulièrement surprenante et étonnante en terme d’artifice d'écriture. Je trouve au contraire, que c'est un peu une forme de mimétisme presque naturaliste d'une situation réelle assez "quelconque". Et c'est en ça où je suis particulièrement circonspect. Ce faux naturalisme, assez sec et pauvre au niveau de la réalisation ne m'a jamais transcendé : sens du plan peu figuratif, redondance des mots ou des expressions qui érodent la tension. Le film est construit autour d'une mécanique écrasante qui laisse assez peu de place aux potentialités humaines -
supposées - du point de départ.
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Coxwell
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Re: Jusqu'à la garde (Xavier Legrand - 2018)

Message par Coxwell »

Coxwell a écrit :
LordAsriel a écrit :Image
Attention, je spoile un peu.

Dans l'idéal, il serait sans doute bon d'aborder l'électrochoc que constitue le film de Xavier Legrand vierge de toute information sur l'évolution du récit, et avec tout au plus en tête ce qu'annonce le pitch - ainsi que l'un des sens du titre : on aurait donc affaire à un obscur drame familial, dans lequel seraient narrées une bataille pour la garde d'un enfant, la confrontation problématique de deux parents partageant un passé commun trouble et douloureux, et la souffrance de l'enfant écartelé au milieu du conflit... Le problème, c'est qu'avec la médiatisation du film, tout le monde ou presque est plus ou moins au courant qu'il est question ici de maltraitance conjugale et de violence faite aux femmes...
Enfin c'est un problème tout relatif tant la réussite éclatante du film dépasse la bonne illustration d'un fait de société.

Il existe une polémique autour de ce long-métrage et de son prétendu manichéisme. Parce qu'il y est question d'un homme violent, le film est accusé de prendre parti et de manquer de discernement en diabolisant la figure masculine.
Non, mais allo ? :mrgreen: Déjà, l'accusation d'essentialisation ne tient pas debout une minute, ne serait-ce que parce qu'il existe un personnage masculin adulte lumineux (Samuel, le petit ami de la fille du couple). Ensuite, il me semble que la peur de la simplification qu'expriment certains relève d'une dérive intellectuelle que j'aimerais illustrer à travers une courte anecdote - certes un peu éloignée du film, mais pas tant que ça, finalement... J'ai une amie chargée de TD à l'université en Histoire. Elle m'a raconté qu'un jour, elle avait corrigé une copie en lien avec la Seconde Guerre mondiale ; or lorsque la figure d'Hitler y était évoquée, c'était systématiquement pour l'aborder de façon un peu biaisée, allusive, pas claire... Lorsque mon amie a demandé à son étudiant pourquoi ces choix, il lui a répondu qu'il ne voulait pas faire apparaître le Führer "comme un méchant" ! Eh, bien il me semble que cet étudiant souffrait du même symptôme que ceux qui ont peur de tomber dans le simplisme en faisant apparaître le mal pour ce qu'il est.

Et j'ai envie de dire que c'est peut-être précisément ce qui fait la réserve des autres qui me dit à moi que Jusqu'à la garde n'est pas simplement bon mais grand. Le récit part sur une zone d'indécision, parce que pendant plusieurs minutes, extraire la vérité des témoignages de chacun des personnages, au milieu de la procédure de séparation et de partage des biens, constitue une vraie gageure.
Cependant, il me semble que rester sur l'ambiguïté explicite de départ (et qui est absolument essentielle dans l'articulation du propos du film) aurait été au mieux un aveu d'impuissance à produire du discours sur un sujet aussi complexe et brûlant, au pire une facilité d'auteur qui veut t'expliquer sur le mode dialectique qu'il n'y a jamais un bon et un mauvais camp.

Or le film est beaucoup plus intelligent que cela, et la maestria de son propos se situe d'abord dans la multiplication des éclairages qu'il donne à son récit.
En premier lieu, à travers la séquence d'introduction, puis les premières scènes du film, il nous place dans la position du juge d'instruction. En tant qu'arbitre extérieur à la situation, nous sommes confrontés à une responsabilité vertigineuse ; et le dilemme qui se pose (risquer de briser les liens entre un père et son fils / risquer d'abandonner un enfant à un ogre) ne s'évanouit pas lorsque les natures véritables des uns et des autres se révèlent. En l'occurrence, il est impossible, depuis l'extérieur d'accéder à l'intimité profonde d'une famille déchirée telle que celle qui nous est donnée à voir, et de toucher ce que tout le film suggère du passé commun des membres de ce clan sans réellement le montrer. La suite suggère une mauvaise estimation des données en sa possession et un mauvais choix de la juge, mais à vrai dire n'exclut rien d'un autre possible, pas forcément moins dramatique sur la base d'apparences communes.

Surtout, le film n'est que l'exploration d'un champ de ruines : tous les personnages sont ravagés, et une constellation savante de pistes est dessinée autour des dégâts de leurs âmes. La mère semble en partie dépossédée d'une force vive lui permettant de faire face autrement que par le silence et l'évitement à un homme qui l'a détruite ; la fille se réfugie dans un ailleurs et dans l'édification d'un couple antithétique à celui qu'elle a eu pour modèle, au risque de se brûler les ailes (géniale scène dans les toilettes du lycée, mais déjà génial plan du baiser dévorant qui dit tout sur le personnage) ; le fils compose avec les mensonges de chacun à travers ses propres secrets et aménagements de la vérité, au point peut-être de sombrer dans le mensonge pathologique ; le père, incapable de se projeter dans la souffrance des autres comme de saisir la portée de ses comportements sur autrui, est l'artisan de sa propre déchéance en même temps que de celle de ses proches, et semble lui-même s'être construit au sein d'un univers nauséabond...
Ces pistes, si elles sont filées par le film, ne sont jamais ni certaines ni suffisantes pour comprendre la totalité de la situation (se rappeler le plan final depuis le point de vue de la voisine, qui résume toute cette problématique avec une puissance d'évocation cinématographique dingue), mais elles permettent en tout cas de comprendre à quel point l'histoire de cette famille est complexe, et à quel point les racines du mal qui ronge chacun sont refoulées dans des névroses et des psychoses qu'on ne peut pas réduire à des oppositions faciles entre la sanité d'esprit et la folie, entre la gentillesse et la méchanceté...
Je trouve très courageux par exemple de montrer l'explosion inévitable d'Antoine, le père, comme un burn out - c'est-à-dire comme le résultat d'un ensemble de frustrations ingérables pour lui, et dont il lui faut se purger à un moment. Bien entendu, le personnage est monstrueux, impardonnable, cliniquement dérangé. Mais c'est aussi un être humain dans toute la complexité de ses interactions avec les autres, et le film n'oublie jamais cette donnée.

En ce sens, faire de ce père un croque-mitaine dans la dernière ligne droite, non seulement n'enlève absolument rien à la subtilité du propos, mais en plus c'est un choix important parce que le sujet du film, c'est le danger. Antoine en incarne un visage, tétanisant, impensable et pourtant malheureusement conforme à une certaine réalité. Le film aurait pu prendre le choix d'une autre réalité et montrer un autre visage. Il n'aurait peut-être pas été moins pertinent, je n'en sais rien. Mais ne pas montrer cette face des relations humaines pour s'en tenir à l'ambiguïté qui irrigue les premières scènes du film, c'était en rester à de la théorie fumeuse et demeurer le cul entre deux chaises. Pour moi, c'est un véritable tour de force, cette forme d'esthétique parfaite que trouve Legrand, et qui réconcilie la pure efficacité cathartique du film de genre avec la pure puissance rhétorique du film d'observation anthropologique et sociale.
Comparaison scabreuse dans l'ensemble, car l'histoire, à l'inverse de l'art, est science et donc pas dans la démarche de l'évaluation morale. Il n'y a pas de jugement de valeur en histoire mais la description d'une situation à travers son champ de causalité, son déroulé, dans une précision la plus complète possible dans l'état des connaissances et de l'épistémologie du moment. Je n'ai jamais écrit, lu, corrigé une copie dans laquelle j'ai évalué la pertinence de dire qu'Hitler est "horrible, mal, ou un personnage détestable". Ce n'est pas le lieu de l'histoire, d'une copie, ou d'un essai à ce sujet. Je suis bien étonné qu'une jeune chargée de TD puisse s'en offusquer si tel est la situation réellement produite.

Quant au film, je suis bien malheureux de ne pas y avoir trouvé ce qui a été décrit précédemment. La subtilité supposée de l'écriture et des errements du spectateur quant aux justifications des uns et des autres dans leurs difficultés, malversations, manipulations... n'est pas particulièrement surprenante et étonnante en terme d’artifice d'écriture. Je trouve au contraire, que c'est un peu une forme de mimétisme presque naturaliste d'une situation réelle assez "quelconque". Les êtres en difficulté, torturés et parfois dangereux ne sont jamais réellement différents de ce que nous sommes fondamentalement. Je vois peu où serait la grande prouesse de ne pas avoir caricaturés des personnages qui ne le sont déjà pas dans la vie réelle (les gens en séparation pour ce qui nous concerne ici). Et c'est en ça où je suis particulièrement circonspect. Ce faux naturalisme, assez sec et pauvre au niveau de la réalisation ne m'a jamais transcendé : sens du plan peu figuratif, redondance des mots ou des expressions qui érodent la tension. Le film est construit autour d'une mécanique écrasante qui laisse assez peu de place aux potentialités humaines -
supposées - du point de départ.
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zemat
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Re: Jusqu'à la garde (Xavier Legrand - 2018)

Message par zemat »

C'est en lisant l'interview du réalisateur dans le Première de 02/2018 que j'ai découvert l'existence de son court métrage césarisé "Avant que de tout perdre" (http://www.imdb.com/title/tt2689992/?ref_=nm_ov_bio_lk2) qui fait office de prologue à ce que j'ai pu lire.
Quelqu'un l'a vu ? J'ai vu hier qu'il était disponible sur Itunes en HD pour 2.49€, suis pas mal tenté.
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Re: Jusqu'à la garde (Xavier Legrand - 2018)

Message par AtCloseRange »

il est à la fois sur Netflix et sur Canal et fortement conseillé.
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Re: Jusqu'à la garde (Xavier Legrand - 2018)

Message par zemat »

AtCloseRange a écrit :il est à la fois sur Netflix et sur Canal et fortement conseillé.
Ah, bah un grand merci pour cette information ! :D
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Re: Jusqu'à la garde (Xavier Legrand - 2018)

Message par Jack Carter »

zemat a écrit :
AtCloseRange a écrit :il est à la fois sur Netflix et sur Canal et fortement conseillé.
Ah, bah un grand merci pour cette information ! :D
La tension est déjà palpable dans le court, je l'avais trouvé excellent :wink:
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Supfiction
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Re: Jusqu'à la garde (Xavier Legrand - 2018)

Message par Supfiction »

Pour ma part,
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Il n’y a qu’au moment ou Menochet rentre chez sa femme et commence à fouiller les placards que mon opinion a définitivement basculé. Je suppose que c’était le souhait des auteurs, montrer au spectateur à quel point il peut se faire avoir et céder aux apparences, peut-être surtout les hommes, qui naturellement vont être plus enclin à s’identifier au mari.
rien que pour ça, le film est une très grande réussite. En revanche, ce n’est pas le genre de films sur lequel on va prendre du plaisir et avoir envie de revoir.
Petit bémol, je ne sais pas si je suis le seul dans ce cas mais j’ai cru pendant un bon moment qu’on était en flashback à l’issu de la première audience et que l’on nous racontait ce qui la précédait. En fait, il y a juste eu une ellipse qui m’a quelque peu embrouillé.
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Jack Griffin
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Re: Jusqu'à la garde (Xavier Legrand - 2018)

Message par Jack Griffin »

Flol a écrit :Tendu comme un string du début à la fin, aussi haletant que glaçant. Monstrueux Ménochet.
Après, je me demande si le film n'est pas plus efficace sur le moment que sur la durée. Le dernier quart d'heure est terrifiant, on en ressort les jambes flageolantes...mais paradoxalement, quelques heures après en être sorti, je me rends compte qu'il ne m'en reste plus grand-chose.
Si ce n'est cette impression d'avoir vu un premier film français extrêmement maîtrisé (quelle direction d'acteurs :shock:).
Voilà. La rétention d'informations et certaine fausse piste nuisent au film. Il apparaît au final comme une pure mécanique de tension pas si intéressante, ce qui semble réducteur par rapport aux promesses du début.
Sinon, le film parvient à se mettre à la hauteur de l'enfant de façon très juste (la façon dont Ménochet est filmé comme une masse qui remplit le cadre, un ogre).
Duke Red
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Re: Jusqu'à la garde (Xavier Legrand - 2018)

Message par Duke Red »

Très curieux devant le concert de louanges de la presse - un drame familial entre psychologie et thriller, tendu comme un string, français qui plus est, et le tout dans un premier film, miam miam - j'en suis ressorti (fatalement ?) partagé. Il y a d'indéniables qualités d'écriture, une volonté appréciable de ne pas diaboliser le mari. La séquence d'ouverture avec la juge est assez formidable dans cette façon de prendre son temps pour poser les enjeux et, l'air de rien, les rapports de force. Idem pour la fête d'anniversaire où, en un long plan-séquence, le réalisateur fait naître une menace sourde au milieu de l'atmosphère joyeuse. Les acteurs sont irréprochables (César direct pour le grizzly Ménochet).

Mais je rejoins Coxwell, même si je ne serai pas aussi sévère, lorsqu'il parle d'un "faux naturalisme, assez sec et pauvre". Le film a les défauts de ses qualités - la volonté louable de viser juste, de ne pas alourdir le tableau, le condamne à une forme de tiédeur dramaturgique. Contrairement à d'autres, je n'ai pas vraiment été retourné par ce que je voyais, et il faut attendre les dix dernières minutes pour que l'angoisse pointe le bout de son nez. Dommage en revanche que le réalisateur casse l'immersion avec ces plans de coupe sur le policier au bout du fil, qui ne joue pas super bien en plus...
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Flol
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Re: Jusqu'à la garde (Xavier Legrand - 2018)

Message par Flol »

Duke Red a écrit :Dommage en revanche que le réalisateur casse l'immersion avec ces plans de coupe sur le policier au bout du fil, qui ne joue pas super bien en plus...
+1

Pas compris l'insertion de ces plans. A ce moment précis du film, le spectateur ne doit surtout pas sortir de l'appartement, pourtant Legrand choisit d'insérer ces petits moments de "respiration" qui viennent un peu casser tout le dispositif mis en place jusque-là. Vraiment dommage et ça fait partie de ces petits moments qui font que je ne crie pas à la réussite totale comme certains critiques ont pu le faire.

Sinon pour en revenir aux ressemblances avec Shining, elles sont évidentes notamment dans le final ; mais ce n'est pas la seule fois où j'ai pensé à Kubrick : on est d'accord que Denis Ménochet, c'est Kubrick jeune non ? :shock:

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