Nocturama (Bertrand Bonello - 2016)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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Demi-Lune
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Re: Nocturama (Bertrand Bonello - 2016)

Message par Demi-Lune »

Spoilers, tout ça...
Thaddeus a écrit :Le final montre un commando GIGN qui massacre méthodiquement, un par un, une bande d'ados désarmés et clairement disposés, pour certains, à se rendre. La nuance sémantique d'"ennemis d'Etat", et non de "terroristes", nous explique à un moment qu'il n'y aura pas de négociations, mais n'explique en rien l'exécution pure et simple des responsables, surtout dans ces conditions. Aucune force d'intervention ne liquiderait ainsi des cibles sans défense.
Oui, je concède totalement cet écart par rapport au réalisme, et au professionnalisme attendu d'une unité d'élite comme le GIGN. Je pourrais toujours essayer de faire une entorse par rapport à ce que je disais plus haut (dissocier le film des attentats djihadistes en France) et faire remarquer que dans tous les cas d'interventions des forces de l'ordre pour appréhender des terroristes identifiés et retranchés (Merah, Coulibaly, les frères Kouachi, la planque à Saint-Denis, etc), aucun terroriste n'a été pris vivant, cela ne change effectivement rien au fait que les configurations étaient différentes (prise d'otages, fusillade contre la police, menace directe...) et légitimaient l'élimination des terroristes.
Par ailleurs, je ne suis pas sûr de mesurer cette distinction sémantique et juridique (à laquelle, j'avoue, je n'avais pas forcément prêté beaucoup attention pendant le film) entre terroristes et ennemis d’État. Qu'est-ce que cela implique, concrètement, dans la mise en œuvre des prérogatives de puissance publique. Parce que j'ai l'impression que si les jeunes avaient été qualifiés de terroristes, ceux qui voient une violence d’État arbitraire à la fin auraient eu exactement le même sentiment, de toute façon. La distinction sémantique n'a donc pas vraiment d'importance.

Par contre, oui, je soutiens que cette entorse à la vraisemblance vise à faire passer un message non démagogique vis-à-vis de la police (même si la maladresse est incontestable) mais politique, qui s'inscrit dans le cheminement réflexif du film sur la rupture de la jeunesse avec l'offre de société (à cet égard, ce n'est donc pas une "pirouette rhétorique", comme le dit le critique cité plus haut, mais bien un aboutissement inévitable). Ce n'est pas le GIGN en tant que tel que Bonello veut se payer, mais la classe politique française de tous bords qui en est l'émanation, en la mettant implicitement face à ses responsabilités d'échec (au pouvoir comme dans ses projets). Je ne veux surtout pas faire de l'idéologie à coups de phrases-slogans, mais il me semble évident que l'élimination des jeunes du film a une fonction évocatrice, justement parce qu'elle est irréaliste. Cela veut dire quelque chose, nécessairement. Le problème, c'est que Bonello obscurcit son message avec sa recherche de l'empathie, qui tend à faire des terroristes des victimes. Mais en arriver à la conclusion que c'est un processus de martyr est pour moi un contresens, parce que la notion de martyr implique qu'il y ait de la noblesse dans le fait de mourir pour un combat incompris : or, 1/ ces jeunes ont manifestement peur de mourir pour ce qu'ils ont fait, et 2/ non, ces jeunes ne sont pas des innocents, et Bonello ne laisse à aucun moment planer cette ambiguïté, dieu merci. Le vigile de la Samaritaine a abattu ses collègues, ils ont planifié en toute connaissance de cause des attentats dont certains sont à visée meurtrière (le dirigeant de HSBC de façon indéniable, le Ministère de l'Intérieur de façon implicite - qui peut croire que mettre une bombe là-dedans ne fera aucune victime). Qu'il ne soit pas certain que leurs bombes aient fait réellement des victimes ne change rien au fait qu'il y a une intentionnalité et qu'ils ont donc du sang sur les mains collectivement, pour le projet qu'ils portent. On peut disserter sur le rôle moteur de Vincent Rottiers ou du vigile roux, qui tuent tous deux de sang froid, et en l'absence desquels le groupe se retrouve presque perdu, infantilisé. Mais je ne vois rien dans le film qui tendrait à faire croire que ces jeunes sont progressivement lavés de leurs actes - au contraire, les mettre face à ce microcosme de consommation, qu'il rejettent symboliquement en s'en prenant à des symboles financiers, les renvoie à leur conscience, à un trouble de culpabilisation qu'ils n'osent s'entre-avouer (car comment interpréter, sinon, cette image de Jeanne d'Arc qui revient en flash, la tentation de prendre la tangente, la sidération de se retrouver face à son double-mannequin?). Tout ça pour dire (et je radote, désolé) que s'il y a indubitablement quelque chose de dérangeant par nature dans cette élimination du GIGN, on peut y voir dans le même temps quelque chose de cohérent dans la démarche allégorique du film : ces jeunes tués par la République renvoie cette dernière, par son geste de "couper court au problème", à une impuissance politicienne profonde, à gauche comme à droite. Et de rappeler une fois encore la fameuse phrase-choc de Manuel Valls "chercher à comprendre, c'est déjà excuser." Il a reconnu son erreur après-coup, mais c'est intéressant de la mettre en relation avec cette fameuse fin. On est dans le déni du problème.
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Thaddeus
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Re: Nocturama (Bertrand Bonello - 2016)

Message par Thaddeus »

Je n'ai pas grand chose à ajouter ou à opposer à ton dernier message, Demi-Lune, qui expose de façon très claire ton appréciation de certains points potentiellement problématiques du film et permet du coup de me "rassurer" quelque peu sur la mienne. Je suis sorti du film avec le sentiment que l'attitude du cinéaste était assez similaire à celle des ados qu'il met en scène : il est à la fois sincère, naïf et assez crétin. :mrgreen: Lorsque tu démontres par exemple qu'il ne cherche pas à innocenter ses personnages, c'est exactement ce que je voulais lire, parce que j'avais justement un doute, et que je préfère ne pas l'avoir. Je précise que le fait, pour un cinéaste, de susciter de l'empathie pour des gens coupables et de les humaniser ne me pose aucun problème, bien au contraire. L'essentiel est de parvenir à conserver la rigueur éthique du regard posé sur leur responsabilité, et j'avoue qu'un certain nombre de choix opérés par le cinéaste me posaient question. Ton exposé les éclaircit en partie, même s'il n'efface pas les reproches assez lourds que je continue d'adresser au dénouement.
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Re: Nocturama (Bertrand Bonello - 2016)

Message par wontolla »

Un avant-goût, par le résumé de la critique qui paraîtra demain dans Le Soir, le quotidien national belge:
Bertrand Bonello ne fait que rendre compte de l’évolution de la situation quand il met en scène la jeunesse française déçue et désespérée face aux vides de la société moderne hypermatérialiste et entièrement vouée à son économie.
Le radicalisme de ces jeunes n’a de sens que dans le prisme de ce désespoir.
Et c’est glaçant.
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Phnom&Penh
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Re: Nocturama (Bertrand Bonello - 2016)

Message par Phnom&Penh »

Tout d'abord, un superbe film sur le plan de la forme. Je ne suis pas très client de Bonello - j'avais d'ailleurs quitté la salle de L'Apollonide au bout d'une demi-heure tellement je m'ennuyais- mais c'est à l'évidence un excellent réalisateur. Les déplacements parisiens de la première partie sont parfaitement maîtrisés (et très réalistes géographiquement) et, dans la seconde partie, il parvient à donner une certaine poésie fantomatique au bâtiment de la Samaritaine (fermé depuis 2005 et pas encore ré-ouvert), qui rappelle la seule séquence émouvante et bonne idée de Holly Motors, qui sentait vraiment l'adolescence recuite. Et j'aime énormément ses doubles flash-backs (à trois reprises dans ce film), d'un point de vue différent, ce qu'il appelle le "principe du disque rayé" dans l'excellent interview à lire ici: Nocturama, Time Out

Autre lieu passionnant de ‘Nocturama’ : le grand magasin où le groupe attend la série d’explosions, qui se trouve être la Samaritaine et qui avait déjà donné à Leos Carax l’une des plus belles scènes de ‘Holy Motors’.

En fait, ce n’est pas le même bâtiment de la Samaritaine. Carax a tourné dans celui, immense, qui donne directement sur la Seine. Pour ‘Nocturama’, nous avons tourné dans celui qui donne sur la rue de Rivoli. Mais comme l’ensemble de la Samaritaine est abandonné, il a fallu intégralement la recréer comme centre commercial. Ce fut un gigantesque chantier, mais c’était génial à faire. On pouvait l’envisager comme un studio de cinéma.

L’idée de ce grand magasin paraît double, ambivalente, à la fois comme refuge et comme symbole de la société de consommation – contre laquelle, précisément, les protagonistes se révoltent.

Un des personnages en prend d’ailleurs conscience, lorsque le groupe pénètre dans le magasin, en se disant qu’ici aussi, ils auraient pu mettre une bombe…


Un grand coup de chapeau au Bonello directeur d'acteurs, avec toute cette équipe de nouveaux talents, parfaitement dirigés. C'est d'ailleurs amusant que, par son apparition au milieu du film, Adèle Haenel fasse un peu office de marraine de la bande du film, elle qui n'est connue du grand public que depuis 2013/2014. A noter que cette apparition est un bel hommage à son personnage des Combattants.

A la base, on peut noter un excellent scénario, très riche, bourré de détails non appuyés, qui passent inaperçus. Un exemple visuel: le plan ou David ressort de l'immeuble ou il a entendu Fred se faire tuer et ou l'on voit qu'il a pissé dans son jean. Pas d'insistance, cela peut passer inaperçu et il n'y aura pas d'autre plan le visualisant. Un exemple scénaristique: l'idée d'utiliser Science-Po pour justifier sans le dire explicitement le rapprochement jeunes bourgeois / jeunes de banlieue (politique volontariste, 27% de boursiers, recrutement en zones "difficiles", étudiants aidant les bacheliers à préparer le concours...). Certains journalistes en restent à souligner ce rapprochement "ridicule" sans voir qu'il est peut-être improbable mais tout à fait réaliste aujourd'hui.

En ce qui concerne l'aspect polémique du film, il fait bien amèrement sourire, surtout quand les critiques viennent de la vieille génération et des médias qui nous ont bien mis en place ce joli monde. Au lendemain du 13 novembre, je me disais que la première mesure urgentissime à prendre serait d'annuler la réforme du collège. Nos gouvernants en sont arrivés, par idéologie, bêtise et suivisme, à fabriquer des générations de 25% d'analphabètes et ils sont étonnés que le contraire de culture soit barbarie et pas simplement consommation.
Cela mérite plus ample réflexion, mais ce film, pour moi, est un très bel exemple de la façon dont l'artiste peut sentir une ambiance, la reproduire dans une œuvre très généraliste, ou le détail visuel ou scénaristique fait sens à la place du caractère des personnages.

Sinon, pour la polémique, ma préférence en irresponsabilité va à ce commentaire, un beau sommet de connerie universitaro-journalisitique:
R.N. : La mise à feu de la statue équestre de Jeanne d’Arc est très intéressante. Il ne s’agit ici ni d’une destruction matérielle, comme pour le Ministère de l’Intérieur, les voitures piégées ou le siège de Total, ni d’un meurtre, comme dans le cas du patron de HSBC, mais d’une attaque figurative qui porte sur le symbole en tant que symbole. D’une certaine façon, le brillant de l’or y devient la brûlure du feu - l’alibi de la jeune fille perchée sur une nacelle est d’ailleurs de lustrer la statue. L’image est forte, au point de se transformer en image de marque du film. Le plus intéressant, sans doute, est que Bonello donne à la statue le souvenir d’une chair. Creusées dans le bronze, des larmes semblent lui couler. Dès lors, le feu pourrait avoir cette fonction non de destruction, mais de démythification. En-deçà de la gloire, de la sainteté, il y aurait de nouveau la jeune fille – celle-là même qui a brûlé à Rouen. Mais, évidemment, c’est une Jeanne spécifique qui est attaquée – pas celle de Dreyer ou de Cohen, mais du Front national. Toute la séquence est en fait surdéterminée par l’idée d’un face-à-face entre Jeanne d’Arc et une fille, jeune comme elle, mais « d’origine maghrébine ». Déguisée en balayeuse municipale, elle personnifie presque « l’immigré générique », celui que le Français blanc ne voit plus tant il correspond au stéréotype. Ce qui me frappe, c’est que cette image coïncide tout à fait avec un imaginaire d’extrême-droite. Évidemment, Bonello n’est pas d’extrême-droite – mais en se contentant de retourner une certaine iconographie (l’offense à la Nation faite par les corps étrangers), il la maintient présente, en arrière-plan. Pour le dire autrement, c’est l’imaginaire du Front national qui, à mon avis, « soutient » son image. Soutenir son image, c’est maintenir ce « mais » que j’ai mis en italique au-dessus – le blasphème fonctionne sur un effet de racialisation du corps de la jeune fille. Il fallait qu’elle soit « visiblement » non-blanche pour que l’attaque fonctionne pleinement. De ce point de vue, c’est sans doute l’action la plus aliénée – elle répond au regard – racisant, raciste - de l’autre, elle est déterminée par lui. Plus tard, alors que les jeunes gens se sont réfugiés dans un grand magasin, le visage de Jeanne reviendra la hanter. C’est véritablement une image bloquée, traumatique, qui ne permet pas d’enchaîner sur un travail de resymbolisation, donc sur quelque chose de politique.
De la sur-interprétation typique, et ce journaleux évidemment progressiste, nous flanque une jeune "d'origine maghrébine", dans la tenue de "balayeuse municipale", sans doute bien propre à sa race, tout cela pour élucubrer sur...le FN: il est à l'aise, il a retrouvé son sujet.
Alors que les "répétitions" de la jeune fille en question en disent tellement, mais sans le dire frontalement, sur le simple fait qu'elle découvre l'univers des chambres à 400 euros...Mais la subtilité, dans ce monde là, c'est comme la culture.
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Jeremy Fox
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Re: Nocturama (Bertrand Bonello - 2016)

Message par Jeremy Fox »

Phnom&Penh a écrit : j'avais d'ailleurs quitté la salle de L'Apollonide au bout d'une demi-heure tellement je m'ennuyais-
Rien que pour dire que je me sens moins seul ; et malgré ça, j'attends paradoxalement beaucoup de Nocturama que j'ai prévu de voir bientôt.
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Re: Nocturama (Bertrand Bonello - 2016)

Message par 7swans »

Phnom&Penh a écrit : (et très réalistes géographiquement)
Probablement.
Après, magie du cinéma : Ils sortent du métro (ou RER) de La Défense pour se retrouver à... Boulogne Billancourt à essayer de rentrer dans la tour de TF1 (celle ci étant utilisée pour le gros plan façade extérieur de la tour qui explose).


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wontolla
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Re: Nocturama (Bertrand Bonello - 2016)

Message par wontolla »

wontolla a écrit : Dans deux semaines, j'inaugure une nouvelle émission mensuelle en radio (une heure sur le modèle du Masque et la Plume) où je recevrai trois confrères journalistes cinéma. Et à l'ordre du jour il y aura Frantz d'Ozon, Juste la fin du monde de Dolan et... Nocturama!
L'émission a été diffusée hier vendredi et cette fin d'après-midi.
L'un des trois journalistes invités (Louis Danvers du Focus-Vif) à fait un parallèle intéressant avec le film Le diable probablement de Bresson (1977).
Le podcast est disponible ici. La partie consacrée à Nocturama se situe entre 18'14" et 34'18".
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Re: Nocturama (Bertrand Bonello - 2016)

Message par ballantrae »

Je vais écouter cela très vite Wontolla!
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Supfiction
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Re: Nocturama (Bertrand Bonello - 2016)

Message par Supfiction »

Quelques notes un peu en vrac sur ce film découvert il y a quelques jours.

On dirait presque que la polémique était espérée (pas forcement d'ailleurs pour de basses intentions commerciales) mais n'a pas eu lieu. A trop vouloir se détacher du réel, peut-être, le film n'aura pas réussi à susciter le débat. Pas de polémique, pas de Cesar, circulez y a rien à voir. Chacun aura pourtant son propre ressenti, un peu fouillis, perplexe.
Et pourtant, le meilleur dans ce film c'est sans doute le débat qu'il peut susciter.
Ayant détesté ses personnages, il m'est assez difficile de faire la part des choses entre l’intérêt de l'oeuvre et le déplaisir à le voir. Il m'a donc fallu quelques jours pour écrire ces lignes et pouvoir dire que je suis néanmoins content de l'avoir vu.
Au regard du malaise et du déplaisir, le film s'inscrit un peu pour moi dans la lignée de Springbreakers et autres The bling ring. Sans oublier Elephant évidemment. Même regard neutre et froid sur des personnages vides et immoraux, tristes représentants supposés des générations Y et au-delà (désolé pour eux) et d'un effondrement morale.

Dérangeant ? Certainement. Ambitieux ? Pas si sûr..

Un mot d'abord sur le rythme. Je pense à ces 25 premières minutes interminables à observer les déambulations sans dialogues de ces ados dans le métro ou dans la rue, portables à la main, téléguidés par texto pour montrer que attention c'est sérieux, ils sont organisés et synchronisés. Il faut attendre la réunion de cette triste équipe dans un grand magasin (la meilleure idée du film bien que la métaphore ne soit pas légère) pour que ça commence à devenir intéressant. C'est dans ce décor symbole de la société consumériste que ces ados sont alors confrontés à leur vide existentiel, culturel, moral avec comme point d'orgue métaphorique l'image du jeune en Nike faisant face à son double de plastique.

Le problème c'est qu'au-delà de la métaphore, le scénario ne tient pas tellement la route. On a du mal à y croire ; cette réunion de jeunes de milieux différents dans une même ambition crapuleuse n'est absolument pas crédible. Comment imaginer qu'ils se fassent autant confiance, qu'ils soient aussi solidaires et bienveillants entre eux sans être soit amis d'enfance, soit étudiants d'une même école. Ils ne semblent pas non plus menés par un leader idéologique, incontesté, respecté ou craint (comme on peut l'imaginer d'une équipe sous Daech).

Le film n'est pas irresponsable pour moi. Hypocrite et démagogique plutôt. Il a beau avoir été imaginé avant Charlie Hebdo, jusqu'à preuve du contraire, le terrorisme en France est islamique. Mais le film se prétend au-dessus de ça, au-dessus de la triste actualité, évoquant une crise morale encore plus profonde. Ainsi, lorsque l'un des apprentis terroristes s'aventure en pleine rue et interroge une certaine Adèle, fumant sur un banc, pour jauger l'humeur ambiante et savoir ce qu'il se passe, elle lui répond "à priori ce ne sont pas des étrangers". Le mot auquel on s'attend n'est même pas prononcé.
Quant à la représentation des méfaits, on voit tout au plus deux meurtres presque cliniques puis enfin un travelling silencieux sur quelques corps de vigiles, bien loin de l'étendu du massacre probable. Ce choix de mise en scène fausse automatiquement l'empathie pour ces tueurs ainsi victimisés par Bonello. D'autant plus que le dénouement va dans le même sens. Renversement de situation, le GIGN est lui montré comme l'agresseur implacable et sans pitié. Je suppose qu'il faut dès lors voir ces policiers non pour ce qu'ils sont mais comme une métaphore, les représentants de l'"ordre" en place, de la violence d'une société libérale et capitaliste.. ça n'en est pas moins démago.
En revanche, les images de BFMTV m'ont rappelé la polémique sur les dérives médiatiques lors des attentats. Si par hasard cette scène a été écrite avant les attentats, c'est plutôt bien vu.

Sur la forme, le montage notamment m'a frappé. Je pense à cette idée de rejouer plusieurs fois d'affilé certaines scènes pour les montrer sous un angle différent. Un procédé qui n'est pas nouveau mais plutôt vu il me semble dans le cinéma d'action (vu chez John Woo si je ne m'abuse).
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Supfiction
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Re: Nocturama (Bertrand Bonello - 2016)

Message par Supfiction »

Je repense à un truc à propos du film qui me hante un peu, je dois l'avouer, passé l'étape du malaise et d'une colère froide.
Le morceau musical du film le plus intéressant est le My way interprété (brillamment) par l'excellente Shirley Bassey. Mais cette version est en fait un leurre pour ne pas forcer le trait tout en renvoyant inconsciemment au My way punk de Sid Vicious (et pour certains cinéphiles tordus à la scène finale de Kevin Costner dans 3000 Miles to Graceland). A partir de cette référence punk détournée, on peut se faire un trip sur le parallèle entre le no futur des Sex pistols et celui de ces jeunes qui semblent vides de tous désirs. Par contraste, le personnage joué par Luis Rego semble le seul à jouir de l'opulence offerte par le grand magasin, à se faire un bon repas avec sa femme et profiter du luxe.
Je pense un peu à Fight Club du coup, autre film suscitant le malaise.
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Re: Nocturama (Bertrand Bonello - 2016)

Message par cinephage »

Supfiction a écrit : Un mot d'abord sur le rythme. Je pense à ces 25 premières minutes interminables à observer les déambulations sans dialogues de ces ados dans le métro ou dans la rue, portables à la main, téléguidés par texto pour montrer que attention c'est sérieux, ils sont organisés et synchronisés.
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Jeremy Fox
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Re: Nocturama (Bertrand Bonello - 2016)

Message par Jeremy Fox »

Formellement c'est assez brillant : la gestion de l'espace, le mouvement, le cadrage, Bonnello en connait un rayon et sa première demi heure est de ce point de vue assez jubilatoire. Le fait de ne pas juger ses personnages et de ne pas avoir réellement de point de vue est également plutôt original, ses personnages n'étant pas décrits comme des monstres, arrivant même à se montrer assez attachants. Reste qu'une fois les jeunes protagonistes arrivés dans le magasin et le spectateur ne connaissant toujours pas leurs motivations ni n'arrivant à cerner les intentions de l'auteur qui resteront obscures -en tout cas pour moi- jusqu'à la fin, on commence à trouver le temps long, à trouver certaines idées ou séquences ridicules ou inutiles (la longue scène de la chanson en play-back par exemple), le film semblant alors de plus en plus tourner à vide. Bref, c'est très joli à voir mais je me demande toujours où les auteurs ont voulu aller et c'est la frustration et la déception qui l'ont finalement emporté.
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Re: Nocturama (Bertrand Bonello - 2016)

Message par AtCloseRange »

Tous les problèmes du film ont déjà été abordé mais je ne pensais pas que Michel Ciment serait autant dans la vrai. Irresponsable et franchement déplaisant est mon impression générale. Ensuite les conditions temporelles de confection du film jouent contre lui. Peut-être que dans 20 ans, il pourra être analysé différemment mais pas aujourd'hui.
Bonello fait l'impasse sur toute réalité pour nous présenter son terrorisme bis sans oublier d'être dans l'empathie quasi constante avec ses "héros". Je ne parle même pas du final.
Et je crois que le pire c'est le cameo et ce qu'on lui fait dire (inscrivant le film à la fois dans un présent qu'il nie et nous faisant croire que c'est ce terrorisme-là qui serait inéluctable).
Bref, Bonello n'est pas complètement responsable (dans tous les sens du terme) mais la soupe est amère.
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Re: Nocturama (Bertrand Bonello - 2016)

Message par 7swans »

Je veux ce film en Blu-Ray.
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Billy Budd
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Re: Nocturama (Bertrand Bonello - 2016)

Message par Billy Budd »

Enfin vu, dans des coditions médiocres - écran d'ordinateur dans un avion.

Ellis meets Elephant avec De Palma en témoin.

Je ne comprends absolument pas la polémique sur la fin et le prétendu caractère irresponsable du film, encore moins venant de Ciment, si encore cela venait de Valeurs Actuelles.

Pas totalement convaincu, même si je ne me suis jamais ennuyé et que je suis content qu'un projet pareil puisse exister en France, et que Bonello continue tourner.

Une fois n'est pas coutume, je me retrouve dans l'avis de Phnom&Penh.
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