J'inaugure un topic sur cette réalisatrice prometteuse, en commençant par un texte écrit à chaud à l'issu de la projection de son dernier film (actuellement en salle).
La vie domestique (2013)
Ce film, dans sa grande simplicité scénaristique, est pourtant étonnant. Car rarement au cinéma j'avais ressenti à ce point la réalité quotidienne de notre époque, au point que j'eus devant ce film la très nette impression d'observer la vie domestique des français de 2013. Plus précisément, celle de couples quadragénaires des classes moyennes supérieures de la banlieue parisienne.
A titre personnel, je dois dire que ce sentiment a été renforcé à double titre par le fait que des amis vivent précisément sur les lieux mêmes du tournage (Marne La vallée, Pontault-Combault, Roissy en Brie) et que j'ai découvert avec effarement une scène se passant dans mon propre lycée, celui dans lequel j'ai fait mes études il y a presque 25 ans! Quel choc quand le cinéma et la vie personnelle s'entrecroisent ainsi.. les décors sont volontairement à la fois passe-partout et proches de chacun, et c'était à n'en pas douter le souhait et le pari de la réalisatrice.
Si ces extérieurs sont pour tous français particulièrement familiers (parcs, aires de jeux, entrées d'écoles et centres commerciaux), il en va de même des intérieurs. Car ceux-ci se ressemblent presque tous comme semble nous le dire Isabelle Czajka, entre Roche & Bobois et Ikea, écrans plats et grandes baies vitrées, électroménager dernier cri (voir le clin d’œil acerbe et drôle sur le café en capsules), murs sans âme et décoration minimaliste.
S’occuper des enfants, faire les courses, organiser un dîner et autant de taches quotidiennes invisibles.. Isabelle Czajka décrit une journée type d'une femme au foyer (et partiellement de ses voisines) avec un oeil particulièrement acéré, parfois moqueur (les scènes sur le canapé), parfois un peu désabusé mais sans jamais tomber dans la facilité ou le jugement. Elle filme ces femmes comme elle filme la France, sans se voiler les yeux et sans complaisance devant les médiocrités des uns et des autres.
D'emblée, la première scène, un dîner semi-professionnel à la fois très drôle et féroce, emporte l'adhésion et nous situe immédiatement dans l'époque. Si dans 50 ans on voudra se rendre compte comment vivaient et pensaient les gens des années 2010, ce film sera sans aucun doute un document historique d'une grande valeur. Car il ne se passe rien d'extraordinaire ici. Juste la morne et simple réalité d'une journée ordinaire de personnes ordinaires.
Unité de lieu et de temps sur 24 heures, c'est peut-être là du coup la seule limite du film, ce manque total de fiction et le sentiment d'être
Big Brother, d'observer, bien assis dans son fauteuil, ses congénères avec curiosité et un peu avec horreur et tristesse.
On se reconnait, on reconnait ses proches, on juge, on compatit devant le miroir que tend la réalisatrice sur la France contemporaine.
Certaines séries (Fais pas ci, fais pas ça) ou téléfilms essayent souvent de décrire cette réalité mais de façon grossière et avec une obligation comique déformante. Ici tout semble plus vrai que vrai. Ce qui est absolument étonnant est que
La Vie domestique est tirée du roman anglais
Arlington Park de Rachel Cusk. Et l'on se demande avec étonnement et peut-être un peu de tristesse comment l'adaptation d'un roman étranger peut donner lieu à un film aussi proche de nous..
Emmanuelle Devos, Julie Ferrier, Natacha Régnier et Helena Noguerra, toutes très justes forment les différentes facettes de la femme au foyer (entre lucidité, complexes d'infériorité, un certain "bonheur" et des souhaits d'activités plus valorisantes).
A ce quatuor, il faut ajouter la grand-mère incarnée par une Marie-Christine Barrault absolument formidable dans une scène qui permet d'élargir le tableau et de donner de l'ampleur au propos. Il manque peut-être quelques femmes actives ici pour que le portrait de la bourgeoise moderne soit encore plus complet et plus juste mais cela aurait sans doute nuit à la thématique du film.
Du côté des hommes, qui en prennent pour leur grade, c'est Laurent Poitrenaux qui incarne avec finesse les petites lâchetés, les maladresses blessantes et les facilités de l'homme actif fasse aux préoccupations conjugales et familiales. La scène finale répondant à la première et le film se clôturant sur un plan du visage éteint d'Emmanuelle Devos après une journée remplie d'espoirs déçus, de déceptions, de paroles blessantes et de petites humiliations..
Un grand film sur la France contemporaine.
Interview Télérama:
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Isabelle Czajka, réalisatrice de “La Vie domestique” : “Le féminisme c'est aussi une question de regard”
Entretien | Comme dans un roman de Virginia Woolf, Isabelle Czajka saisit le vide et l'inquiétude légère de trois femmes vivant dans une zone pavillonnaire de banlieue.
Propos recueillis par Guillemette Odicino
Avec La Vie domestique, ou 24 heures dans la vie d’une femme au foyer et de ses voisines dans une banlieue résidentielle à trente kilomètres de Paris, Isabelle Czajka réussit un précis du quotidien féminin aussi drôle qu’angoissant. Rencontre avec une cinéaste qui donne envie à la fois de relire Virginia Woolf et de ne plus se soumettre à la dictature des capsules de café !
Le titre de votre film, d’abord…
La vie domestique n’est ni la vie familiale, ni la vie conjugale… Dans ce film, mon idée était de décrypter la répartition des rôles dans le matériel et comment en découle, de fait, une domination masculin. Tous ces petits faits du quotidien dont s’occupent les femmes, qui tissent une sorte de travail invisible. Un travail dont on ne s’aperçoit que lorsqu’il n’est plus fait ! Et, dans ces cas là, les femmes passent pour des folles, en général… Le monde commence à la maison, où les rôles se distribuent…
Ces petits travaux mis bout à bout donnent une forme d’asservissement ?
Un asservissement accepté, donné comme un fait établi, qui apparaît naturel à tout le monde, y compris aux femmes qui se sentent responsables de ces tâches domestiques nombreuses et disparates. L’organisation de la société le veut ainsi, et les femmes se mettent dans le crâne que si elles n’exécutent pas ses tâches, rien ne fonctionne, rien ne marche. Elles tirent une satisfaction de cette fonction. Mais ce n’est pas qu’un problème de libre arbitre : elles ont été formatées comme cela par la société.
Le combat féministe aurait-il oublié cette forme de petit asservissement ?
Le féminisme n’est pas qu’une question de grands drapeaux, de combat politique, mais de regard qui doit changer : si on met à plat le quotidien, ces détails deviennent criants. Dans mon film, les hommes ne sont pas méchants. Ils ne rendent pas compte, c’est tout. Je pense traiter les hommes et les femmes à peu près de la même manière dans le film. Bien entendu, c’est mon regard, et je suis une femme. Dans les avant-premières du film, certains spectateurs se sentent visés, oui, mais troublés tout de même. Ils l’avouent : « c’est vrai, ces phrases, je les ai dites ! ». Mais Laurent Poitrenaux qui joue le mari de l’héroïne, Emmanuelle Devos, n’a jamais eu l’impression de jouer un sale type ! Qu’est-ce qu’on dirait si j’avais filmé les maris les pieds sur la table en train de boire une bière devant un match de foot !
Vous préférez filmer l’un des époux rentre chez lui avec un arc !
Michaël Abiteboul, qui joue le rôle, a trouvé ça extrêmement drôle ! Il m’a dit : « C’est moi ! Je rentre toutes les semaines avec une nouvelle passion ! Une trompette, un vélo, des gants de boxe… » C’est le côté charmant mais infantile des hommes. Peut-être que les femmes devraient rentrer à la maison elles aussi avec des arcs et des flèches !
Au départ, vous vouliez adapter Virginia Woolf…
C’est fou comme tout se recoupe : on m’a parlé ces derniers jours de La Domination masculine de Boudieu que je n’avais pas lu. Du coup, je l’ai feuilleté et j’ai découvert que, dans son livre, Bourdieu consacre quinze pages à La Promenade au phare, le roman de Woolf que je pensais adapter à l’origine, et qui traite du rôle de la femme comme épouse, mère et comme organisatrice sociale (invitations, dîners, pivot de la famille au sens large)… J’ai renoncé à l’adapter car j’avais un problème d’époque : je tenais à parler du contemporain. Avec un film d’époque, on m’aurait rétorqué : le féminisme est passé par là dessus ! Et je suis tombé sur le bouquin de Rachel Cusk, Arlington Park, qui se réclame de Virginia Woolf…
Dans Arlington Cusk, une atmosphère angoissante plane à cause de la disparition d’un enfant dans le quartier. Ce fait divers parallèle est comme un sous-entendu : vos héroïnes, aussi, pourraient déraper.
Oui. Julie Ferrier, qui oublie son fils dans la voiture, ou Natacha Régnier, quand elle entre dans sa maison dévastée, enceinte du troisième, peut-être l’enfant de trop… Je n’exploite pas le côté thriller, mais je voulais que la sauvagerie soit là, souterraine, insidieuse, et qui pourrait surgir chez ces femmes là aussi dans une faille du quotidien. Particulièrement chez le personnage incarné par Julie Ferrier : sa vie repose entièrement sur le domestique. Si jamais le domestique déraille, comme lorsqu’un gosse met du feutre sur son canapé blanc, elle déraille aussi…
On pense aux Desperate Housewives… Comment avez vous construit vos personnages ?
Je ne suis pas partie d’archétypes, mais, en écrivant, mes femmes au foyer se sont affinées, recentrées l’une sur la maternité, l’autre sur la névrose domestique, etc… Il y avait huit personnages dans le roman de Rachel Cruz dont j’ai synthétisé les caractéristiques pour en écrire quatre.
Votre mise en scène est très stylisée, épurée.
Mine de rien, c’est un film fait uniquement caméra à l’épaule, même si cela ne se voit pas. Je cherchais une grande fluidité. Aucune ellipse dans ces 24 heures. Que cela coule comme une journée, de ces journées où, à la fin, on se dit : « qu’est ce que j’ai fait de aujourd'hui ? ». Je voulais que les comédiens soient très libres dans les décors, que leur circulation ne soit pas entravée par la machinerie, des caméras fixes, des projecteurs…
La vie domestique semble être une suite logique à votre film précédent D’amour et d’eau fraîche, où Anaïs Demoustier était une jeune diplômée qui ne trouvait pas sa place dans la société.
Il y a aussi le premier L’année suivante, avec, déjà, Anaïs Demoustier. Sans être autobiographique, il y a bien sûr une forme d’autoportrait en trois temps. Je ne m’en rendais pas compte au moment de faire les films mais maintenant que je vois les trois, je m’en rends compte : il y a un fil ! La jeune fille, la jeune femme, la femme de quarante ans. La place de la femme par rapport au milieu du travail, mais aussi de la consommation, m’intéresse, et je décline ces thèmes. Toutes ces injonctions à consommer…
Une autre sorte d’asservissement ?
C’est la fameuse ménagère de moins de cinquante ans. En plus de tout ce qu’elle doit faire, une femme doit aussi répondre aux injonctions de la publicité : être belle, être en forme, acheter tel jouet à ses enfants, acheter les macarons de chez Machin, les dosettes de café de la marque Truc, et être sexuellement épanouie. Remplir toutes les cases.
Autrefois, la religion dictait leur comportement aux femmes, et les contenait d’une certaine façon. Aujourd’hui, c’est la publicité qui remplit ce rôle.
Vous finissez le film sur une scène de dîner : un enfer où un détail très drôle montre que les vies des convives sont interchangeables…
Forcément, quand on met des gens de la même classe sociale dans le même décor et qu’on leur fait consommer les mêmes choses… C’est le paradoxe : la publicité nous fait croire que consommer nous rend uniques, mais elle nous fait acheter la même chose que tout le monde…