Attention spoilers
Pour Woody Allen, il en est des villes comme des films : ce sont des portes d’accès à des rêves, à une vision fantasmée ou souhaitée du monde. Jadis, c’est Manhattan qui offrait à Allen ses canyons urbains et sa silhouette de ville debout face à l’océan, et lui inspirait dans Manhattan ou Annie Hall une représentation largement imaginaire de New York, qui lui attira les foudres de certains critiques américains d’alors rétifs aux représentations par trop irréelles du monde.
Après plusieurs autres villes européennes, c’est au tour de Paris de fournir à Allen le cadre de ses rêveries. Un Paris bien sûr méconnaissable pour qui l’habite, vidée de son atmosphère réelle, de sa substance matérielle et de ses aspérités, mais c’est aussi la marque d’un grand cinéaste comme Woody Allen que de parvenir à substituer à la réalité (ici Paris, là New York) l’atmosphère si particulière de ses films. Et puis, Woody ne nous trompe pas sur l’image irréelle qu’il souhaite donner de Paris, la série de plans en forme de cartes postales ouvrant Minuit à Paris au son de Sydney Bechet annonçant d’emblée la couleur. C'est son rêve et non le nôtre.
Devant les premières scènes dialoguées de Minuit à Paris, d’ailleurs, on ne peut que se réjouir de voir le film bifurquer très vite vers la veine fantastique ou rêvée de la filmographie d’Allen, où l’ont précédé La Rose Pourpre du Caire ou Alice. Tout le début du film est en effet marqué par un défaut propre aux films d’Allen des années 2000 : un manque d’empathie pour certains personnages, qu’il caricature volontiers, comme ici les insupportables parents et amis de la fiancée de Gil, belle-famille qu’Allen exécute à chacune de ses apparitions, à grand renfort de regards pincés de la belle-mère, d’allusions aux « pervers déments » que seraient les adeptes américains du mouvement « tea party », de portraits vengeurs de l’universitaire imbu de lui-même et de la fiancée superficielle (Allen ne semble avoir choisi Rachel McAdams que pour avoir le plaisir de la voir déambuler en robes légères ou se pencher sur un coffre de voiture). Cette caricature, je la tiens, peut-être à tort, comme un symptôme lié à un refermement progressif de Woody Allen sur lui-même, à moins qu'il ne s'agisse d'une conséquence de son déracinement new yorkais forcé suite à ses déboires commerciaux aux Etats-Unis. Toujours est-il que là où il parvenait auparavant à parler avec acuité du monde qui l’entourait (amoureusement dans Annie Hall, métaphysiquement dans Crimes et Délits, psychologiquement dans Hannah et ses sœurs, métaphoriquement dans La Rose pourpre du Caire), à travers les personnages qu’il incarnait, ou à travers les personnages des autres, il semble parfois, maintenant, n'arriver à bien parler que de lui-même essentiellement. Minuit à Paris, qui raconte l’histoire d’un scénariste hollywoodien tenté de se tourner vers la littérature sérieuse et qui tombe amoureux de Paris comme d’une muse, tendrait à démontrer cela : hors le personnage de Gil Pender et ceux imaginaires du Paris du début du siècle qu’il visite, presque tous les autres personnages du film ont l’épaisseur d’ectoplasmes (ou la matière caoutchouteuse d’un punching-ball). Gil est le porte-voix et le porte-envies d’Allen dans le film, qui repose sur un argument autobiographique : comment Woody Allen eut envie lors du tournage de Quoi de neuf Pussycat ? de fausser compagnie à Hollywood qui maltraitait son script et de s’installer à Paris. D’ailleurs nombre des pensées de Gil se retrouvent telles quelles dans certaines interview de Woody Allen.
Minuit à Paris ne quitte son tremplin que lorsque le film embarque sur la nef d’une de ces idées alléniennes qui font le sel de son cinéma, de ces idées si brillantes qui mélangent le réel et l’imaginaire et que personne d’autre que lui n’a osé mettre en scène (le caméléon humain de Zelig, le personnage sortant de l’écran de la Rose Pourpre du Caire, la mère juive emplissant le ciel de New York Stories, etc…). Un soir, Gil, assis sur les marches de l’Eglise Saint-Etienne-du-Mont, voit s’ouvrir devant lui un monde paraissant issu du Paris des années 20 (les spoilers en tête de cette critique excuseront cette révélation). Le film démarre alors véritablement, se fait plus amoureux et tendre, et l’on voit vraiment le rêve que Paris inspire à Allen, non pas le Paris d’une époque, mais le rêve d’une rencontre fantasmée avec les artistes qui vivaient à Paris à cette époque. Car davantage encore que d’un décor, Gil (que sa fiancée n’écoute pas) a besoin d’attention, il souhaite qu’on l’écoute. Ainsi se comprennent mieux la capacité d’écoute inattendue et l’indulgence d’un Fitzgerald, d’un Hemingway ou d’une Gertrude Stein à l’égard de Gil : il n’a pas vraiment fait un voyage dans le temps, il a suscité par ses rêveries un Paris imaginaire non pas simplement disparu mais qui en vérité n’a jamais existé. Ce qu’il voit, ce n’est pas le Paris réel de 1920, c’est la représentation de ce Paris telle qu’il la voudrait, telle qu’il la rêve ; comme Cécilia le temps d’un diner dans La Rose Pourpre du Caire, Gil passe de l’autre côté de l’écran, du côté de la fiction. De ce côté-là, les rêves les plus fous de Gil se réalisent : Hemingway et Stein lisent et commentent son livre, l’adoubant ainsi comme membre de la confrérie des grands écrivains, il se permet de souffler à Bunuel le sujet de son Ange Exterminateur, son visage inspire Dali, ses histoires Man Ray, etc… On voit à cette énumération incroyable que l’on se situe dans le domaine des purs fantasmes. Mais tout passe, car Woody sait faire preuve dans ces moments du film d’un goût de la merveille, d’un enthousiasme enfantin pour ces images rêvées et mélancoliques ; il sait montrer la joie extatique de Gil, qui se communique alors aux spectateurs, notamment grâce à Owen Wilson, qui joue avec beaucoup de réussite et de conviction les sentiments, retenue, candeur, joie, que traverse son personnage. Lors de ces visites à ce Paris imaginaire, la photo de Darius Khondji reproduit les couleurs caractéristiques des films mélancoliques de Woody : l’orange, le rouge et le jaune, qui recouvrent de leurs teintes chaudes Radio Days, La Rose Pourpre du Caire ou Alice. Quant au découpage du film, il retrouve la vigueur et la légèreté de certains de ses anciens opus, qui étaient absentes du premier quart d'heure du film, comme si cela déprimait Woody de filmer des personnages qu'il n'aime pas.
A chaque retour dans la réalité, auprès de cette belle-famille odieuse, l’enchantement se rompt. Puis, à un moment, alors qu’alternent virées dans ce Paris rêvé et douches froides de la réalité, on craint que le film ne finisse par s’user à force d’appliquer cette formule dualiste, jusqu’à ce qu’une autre idée (les idées, décidément le carburant du cinéma allénien), celle d’un nouveau glissement temporel, de 1920 à 1890 relance la mécanique pour lui donner une vigueur d’âme supplémentaire (on pourrait alors imaginer une histoire sans fin où l’on dévale les âges jusqu’au soit-disant Eden de la création du monde) et lui permettre d’énoncer sa morale : on est toujours insatisfait de son époque, mais c’est la seule qui ne soit pas pour nous une illusion. La Rose pourpre du Caire le disait autrement, et de manière plus originale, en renversant cette morale : les personnages de fiction voudraient quant à eux davantage de réalité car ils sont illusions. Woody Allen a toujours aimé faire dire la morale de ses récits à ses personnages ou à une voix-off. Dans certains de ses films, on ressent cela comme superflu (par exemple dans son avant-dernier). Ici, l’énoncé de la morale par un personnage de Minuit à Paris (Gil) fonctionne mieux, d’abord parce Gil a besoin de se la dire à lui-même, autant pour convaincre le personnage de Cotillard dans une jolie scène d'adieu que pour se convaincre lui-même qu’il doit retourner dans le Paris du XXIe siècle (vérité psychologique qui donne plus d'épaisseur au personnage), mais aussi parce qu’il s’agit d’une ruse de Woody répondant par avance à ceux qui à ce stade du film préparaient déjà en leur for intérieur l’argument selon lequel chaque époque a rêvé d’un âge d’or qui n’a jamais existé pour ceux qui l’ont vécu, et qui donc n’a jamais existé tout court, qui remettait en question l'idée même du film. Prévoyant, Allen devance ici ce reproche, et amorce même un dialogue entre lui et ses spectateurs.
Ce très grand plaisir que constitue en fin de compte Minuit à Paris, sur lequel je n’ai pas fait la fine bouche malgré mes premiers paragraphes, s'achève sur un nouveau petit fantasme/miracle, sur le Pont Alexandre III, dans ce Paris moderne que Gil a retrouvé. Ce fantasme-là, je ne le dévoilerai pas, si ce n’est pour dire que tout est bien qui finit bien pour Gil, comme si Woody avait voulu finir sur une note optimiste malgré tout, comme si même la réalité pouvait être belle. Mais...mais... ici se situe une différence de philosophie majeure entre Minuit à Paris et La Rose Pourpre du Caire, qui pourrait laisser penser que les similitudes que l’on a observées entre les deux films jusqu’ici sont en fait assez superficielles. Dans La Rose Pourpre du Caire, Tom Baxter une fois rentré dans l’écran du cinéma, Cécilia demeure seule, l’acteur jouant Tom l’ayant abandonné pour repartir à Hollywood. Pauvre, sans travail, sans avenir, vivant à l’époque de la Grande Dépression, bref, à des années lumières des palaces parisiens de Minuit à Paris et du Pont Alexandre III, il ne lui reste alors que ses yeux pour pleurer, sa vie sans doute à maudire, et le cinéma pour rêver. A cette époque, le passage par le rêve et le cinéma, la légèreté apparente de son style, n’empêchaient pas Woody de garder les yeux sur le réel, de le montrer et de l’enrichir pour nous par ses films. Où l’on voit que décidément le Woody des années 2000, malgré le plaisir qu'il continue à dispenser avec la prodigalité de son génie, reste plus éloigné de la réalité de son monde et donc moins profond que le Woody des années 80.