Thaddeus a écrit :Du moins, je suis attaché à deux idées :
1. j'estime que la grandeur d'un cinéaste réside moins dans la déclinaison (la répétition ? la formule ?) d'un univers commun de film en film que dans la capacité à faire des grands films, tout simplement. Et pour être considéré comme tel, un grand film n'a pas à être mis en perspective avec d'autres.
2. Il y a peu de choses que j'aime plus qu'un réalisateur qui me surprenne, qui sorte de son pré carré, qui ose de nouvelles choses, qui se remette constamment en question. Faire un film "contre" le précédent, se démarquer de ses propres identifiants, voilà l'une des approches artistiques les plus précieuses qui soient. On va sans doute écarquiller les yeux face à ce que je vais dire mais voilà : je crois en forçant un peu le trait que j'adore voir un grand film derrière lequel je ne saurais reconnaître le réalisateur, car cela signifie que celui-ci n'est pas inféodé à son univers, qu'il ne lui obéit pas, qu'il réfléchit à son film seul plus qu'à ce que l'on attend de lui. Combien de fois a-t-on pu lire qu'on reconnaît un grand réalisateur à l'identité unique qu'il injecte à un plan ? Combien de fois a-on-pu lire qu'"un grand cinéaste réalise toujours le même film" ? Je suis en total désaccord avec ces affirmations. L'un des qualités premières d'un metteur en scène, selon moi, est de prendre des risques, de chercher à faire évoluer son langage, de ne pas se laisser enfermer dans son univers justement - d'une certaine manière, de tenter de "ne pas se faire reçonnaître". Il n'y a rien de pire que la formule.
Effectivement, ta perspective est totalement différente de la mienne. Je m'intéresse pour ma part essentiellement aux réalisateurs, que je prends beaucoup de plaisir à suivre de film en film. Par ailleurs, tu utilises ici un champ lexical ("déclinaison, formule, répétition, pré-carré, inféodation, enfermement") qui me parait sous-estimer la richesse de l'univers des grands auteurs. Par définition, un grand artiste est quelqu'un qui est à même de proposer un univers si riche et si fécond qu'il lui faut plusieurs oeuvres pour l'explorer, l'exploiter, l'interroger, en faire reculer les frontières, lui donner tout son sens, en nommer les formes, le faire évoluer.
C'est un univers en expansion, en constante évolution, qui nous lave les yeux du réel. Un univers de grand artiste, ce n'est pas un meublé où l'artiste nous offre un siège confortable au milieu d'un aménagement immuable, et quand je parlais d'un seul univers de film en film, je n'entendais pas que cet univers n'évoluait pas. L'univers de l'auteur évolue bien sûr avec lui, comme un univers mental. Mais il ne peut changer du tout au tout - le ton particulier, les caractéristiques formelles et thématiques, quelque chose de reconnaissable, demeurent. Je ne connais pas de grand réalisateur qui se renouvelle totalement à chaque film. Pour moi, le débat relatif à "l'enfermement" de l'artiste dans son univers n'a pas beaucoup d'intérêt et réduit l'acte de création d'un univers d'artiste, qui est le but et l'intérêt ultimes de l'art, à un débat fonctionnel sur l'efficacité d'un procédé. Or cet univers est au contraire pour le spectateur une ouverture vers autre chose, vers un absolu de l'art. Rien de plus passionnant pour moi d'en suivre l'évolution. Cela n'empêche pas l'artiste de se confronter à de nouveaux sujets, de se lancer de nouveaux défis, mais il m'apparaitra d'autant plus intéressant de voir comment il arrive à agrandir les frontières de cet univers, ou à le faire évoluer, pour héberger ce nouveau sujet/défi, voire à remettre en cause les fondations mêmes de son univers (voir l'entreprise de démythification de la dernière période de Ford, par exemple dans Liberty Valance).
Pour rendre cela moins abstrait, comme le disait Atclose, quand Woody Allen s'essaie au récit d'apprentissage social anglais façon Thackeray avec Match Point, je reconnais les caractéristiques du récit anglais du 19e, mais le film me parait anecdotique car lui manquent le ton et les couleurs de l'univers allenien.